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Sur le fil

Vous êtes comme une funambule: vous marchez sur un fil, vous essayez de rester en équilibre. À chaque instant, vous risquez de tomber. Et si vous tombez, la chute sera rude.


Lundi, 7 heures

Un chant d’oiseaux tire Alix du sommeil. Elle consulte son téléphone; il y a à peine une heure qu’elle s’est rendormie. Elle se fait violence pour ne pas le balancer contre le mur et se planquer sous la couette. Elle sait que, de toute façon, elle ne parviendra plus à replonger dans les bras de Morphée. Purée, pourtant elle est crevée!

Cette nuit, vers 3 heures, elle s’est réveillée en sursaut. Avait-elle bien envoyé le mail à sa direction? Elle a parcouru sa messagerie pro. Bien sûr qu’elle l’avait fait! Elle est consciencieuse, pourquoi ne l’aurait-elle pas fait? Elle est ensuite restée couchée sur le dos, impossible de se rendormir. Et puis oui, mais trop tard…

Elle s’étire, grogne, s’extirpe de la douce chaleur et se rend à la salle de bains. Elle urine, se lave les mains, se brosse les dents. Dans le noir. Elle ne supporte plus la lumière crue de l’applique, le matin. Elle devrait changer l’ampoule trop blanche. Elle n’y pense que quand elle y est, dans la salle de bains. Une douche rapide, enfiler les vêtements qu’elle a préparés la veille pour s’économiser un peu de temps. Gestes mécaniques.

Alix ouvre, sur son smartphone, l’application de méditation et s’assied sur son zafu. Dix minutes, c’est la durée dont elle dispose. Elle sélectionne la proposition du jour, mais son esprit vagabonde. Si vos pensées s’éloignent, c’est normal, revenez à votre respiration. Facile à dire, moins facile à faire. Quand la pratique est terminée, elle envoie des remerciements à deux personnes qui ont médité en même temps qu’elle. Elle remercie toujours des hommes, va savoir pourquoi. Ce qu’elle espère, c’est surtout recevoir elle-même des remerciements. Quand ce n’est pas le cas, et cela arrive souvent, elle considère que sa journée sera mauvaise.

Elle ingurgite un café, vite fait. Elle est incapable de manger quoi que ce soit. Un petit-déjeuner copieux participe au bon démarrage de votre journée, bla bla bla. Toutes ces injonctions, ça la pompe. Son estomac refuse la nourriture le matin, point barre. Veste, chaussures, sac à main et sac de sport. Ne pas oublier ses clés.

En rue, elle marche sur les joints des dalles du trottoir. Les lignes des joints, c’est ça le fil, Madame la funambule? Elle ricane… Elle s’engouffre dans le métro. Huit stations. Le temps d’observer les gens qui font la gueule, de réprimer son envie de donner une baffe au connard qui regarde une vidéo avec le son plein pot sur son téléphone, de devoir enfouir son nez dans son écharpe parce que sa voisine porte un parfum trop musqué. Elle n’a pas encore entamé sa journée de boulot qu’elle se sent déjà épuisée. C’est son quotidien.


8 heures 30

Elle se rue dans l’immeuble où elle bosse, gravit les escaliers au pas de course. Allumer le PC. S’asseoir devant le PC. Travailler toute la journée sur PC. Les collègues qui parlent fort, beaucoup trop fort. Plateau paysager, un cauchemar. Les téléphones qui sonnent, sonnent, sonnent. Dehors, le vent s’est levé, la pluie s’écrase sur les vitres, le ciel est noir. Déjà dix jours de temps gris et pluvieux. Besoin de lumière. Fatigue… À quoi bon? Ça y est, la barre derrière le front et les sonneries des téléphones, encore, comme un hurlement sans fin.


Midi trente, heure du lunch

Alix n’a pas emporté de pique-nique. Elle n’a pas le courage d’affronter le mauvais temps. Elle déniche, dans un tiroir, un fond de paquet de biscuits. Avec une tasse de thé, ça fera bien l’affaire. Puisqu’elle reste là, au bureau, à grignoter, autant avancer dans les dossiers. Clic de souris. Miettes de biscuits dans le clavier. Le thé qui brûle la langue. Zut, elle a oublié de prendre rendez-vous chez le dentiste! Le numéro est occupé. Elle note de rappeler plus tard. Les collègues reviennent, parlent trop fort. Un téléphone sonne. Le crâne d’Alix est sur le point d’exploser. Aspirine.


17 heures 30

Alix éteint le PC, range ses affaires, attrape son sac de sport posé dans un coin. Faire de l’exercice est essentiel pour l’équilibre, la tension, le poids. Elle se dépêche sous la pluie. Elle descend dans le métro, se faufile dans la rame bondée. Cinq stations.

Revenue à l’air libre, elle se dépêche vers la salle de sport. Promiscuité dans les vestiaires, relents de transpiration, odeur de pieds. Comme à l’école quand elle était ado… Les moqueries, la puanteur de la méchanceté, celle de la peur aussi…

Revenir au présent, surtout plus le passé, C’est mauvais pour vous de ressasser. Alix range ses affaires dans le casier. Vélo elliptique: 20 minutes, Rameur: 15 minutes. Fatigue, douleur, le corps dit STOP, la tête dit STOP. Un homme saute à la corde: clac, clac, clac. Corde à sauter, corde, funambule sur son fil. Sortir d’ici, de l’air par pitié.

Alix n’a pas le courage de prendre une douche, tant pis! Elle enfile ses vêtements et se précipite à l’extérieur. La pluie et le vent encore. C’est mieux que la puanteur de la salle, que la proximité de ces inconnus, que les regards glissant sur son corps. Elle offre son visage à l’eau céleste, l’invite à suivre ses rides, à ruisseler sur son cuir chevelu. Métro à nouveau, bondé à nouveau. Regards désapprobateurs face à son air de chien mouillé. Envie de s’ébrouer, de les éclabousser tous.

Retour à la surface. Elle attend le bus parmi des fantômes aux faciès fatigués, gris, creusés. Elle aperçoit son propre visage reflété dans l’abribus. Épuisé, gris, creusé. Où sont passées les fossettes de son enfance? L’étincelle dans les yeux? Elle croise un regard d’adulte, vide et désabusé, tellement fatigué.


20 heures

Elle ouvre la boîte aux lettres. Pour seul courrier, elle découvre des factures. Elle pénètre dans l’appartement, éparpille ses affaires, se rend dans la salle de bains. Elle prend une douche rapide. Douceur de l’eau brûlante sur sa peau. Bienfait de la buée sur le miroir: pas de reflet. Elle pénètre dans la cuisine, le frigo est vide. Elle est trop épuisée pour ressortir acheter quelque chose. Elle sort une pizza du congélateur. Mangez équilibré! Les plats préparés sont pleins de sucre, de sel et de conservateurs qui perturbent le métabolisme. Tant pis! Demain, elle bouffera sain. Elle n’achètera plus toutes ces crasses, promis. Tant de promesses dans le vent.

Elle ingurgite la pizza, assise dans le sofa, devant la télévision. Images de Gaza. Images d’Israël. Images de l’Ukraine, du Liban, du Soudan. Elle se lève pour aller chercher un yaourt dans le frigo. C’est le dernier, il est périmé de deux jours, deux jours ce n’est pas grave. Elle se rassied devant la télé. Images d’ouragan, d’incendie, d’inondations… La tronche de Trump qui envahit tout l’écran. Alix lui balance son yaourt dans la gueule. Stop. Traînée blanche sur l’image… Fascinée, elle regarde la coulée descendre, descendre, jusqu’à goutter sur le meuble. Elle éclate de rire, se lève, éteint le poste et se rend à la salle de bains.

Se coucher. Dormir. Ne plus penser…

Elle enfile son pyjama, se brosse les dents, en évitant son regard dans le miroir. Elle se glisse sous la couette, elle est si fatiguée… Silence.


2 heures du matin

Insomnie. Alix se tourne, se retourne. Essaie de respirer. En cas d’insomnie, pratiquez la cohérence cardiaque. Cela va apaiser votre corps et votre mental et vous vous rendormirez. Elle inspire, elle oublie de compter. Elle expire, elle ne dort pas. Elle attrape son téléphone sur la table de nuit, réseaux sociaux, jeux, insomnie. Fatigue, tant de fatigue, mais insomnie. Elle s’endort enfin, il est presque 4 heures.


Mardi, 7 heures

Le réveil sonne. Mal à la tête, déjà. Alix file sous la douche, s’enfile un café, impossible de grignoter quoi que ce soit. Elle n’a même pas le courage de pratiquer sa méditation quotidienne. Elle s’habille et sort. Elle a la nausée, l’arabica lui est resté sur l’estomac.

Dans le métro, Alix subit le parfum écœurant de la dame à sa droite, l’odeur de transpiration de l’homme à sa gauche. Elle descend une station plus tôt et termine le trajet à pied.


8 heures 45

Elle gravit les escaliers en courant.

— On est un peu en retard, il me semble! On a fait la bringue hier soir?

Son collègue s’esclaffe d’un rire gras et bruyant.

Et tout recommence: la stridence des sonneries de téléphone, le vacarme des voix, les lignes qui dansent sur l’écran du PC. Migraine.


12 heures

Il ne pleut plus, alors Alix sort acheter un sandwich. Elle s’offre une demi-heure dans le parc, assise sur un banc sous un arbre, face au lac.

Elle n’a pas envie de retourner au travail.

Elle y retourne, bien entendu.


17 heures 30

Aujourd’hui, c’est yoga. Il est important de se recentrer et d’entretenir sa souplesse. Mercredi ce sera piscine. Jeudi, psy. Vendredi, club de couture.

Une course folle sur un fil. Ne pas rester seule le soir, après le boulot. Alix songe qu’elle pourrait enrouler le fil autour de son cou. Elle a besoin de parler mais elle ne verra le psy que la semaine prochaine, il est en congé. Solitude. Pensées qui bouclent dans le crâne.

Vendredi soir, enfin

Demain elle va prendre le train pour la mer. Elle l’a décidé sur un coup de tête. Elle étouffe dans la ville. Elle se couche tôt, s’endort vite, se réveille à 3 h du matin. N’a-t-elle rien oublié dans sa petite valise, devrait-elle y ajouter un pull? Elle n’arrive pas à se rendormir. Elle se lève à 5 h, autant s’habiller et partir puisqu’elle ne dort plus!

Mais voilà que devoir s’apprêter, sortir dans le petit matin, prendre le métro puis le train, tout cela lui semble insurmontable. Et si elle avalait un somnifère, se recouchait et passait le week-end au lit? Dormir…

Non! Elle sait bien qu’une fois arrivée à la mer, elle se sentira mieux. Il faut recharger vos batteries régulièrement.

Café, brûlure à l’estomac.

Elle part pour la gare, elle prendra le premier train. C’est bien, elle profitera d’une longue journée. Apprendre à positiver. Au moins à cette heure-ci, un samedi de surcroît, ni le bus ni le métro ne sont bondés.

Le train est annoncé avec 7 minutes de retard. Alix s’en fout, elle a toute la journée devant elle. Elle embarque, se cale contre la fenêtre, regarde le paysage défiler. Poteaux, vaches, éoliennes, autoroute, voitures, maisons, panneaux de gare illisibles.

Elle doit changer de train. Une demi-heure de battement, pas de salle d’attente, seulement des sièges sur le quai dans un courant d’air. Alix fait les cent pas, elle suit la bordure, comme un fil… Le train est à l’heure.

Elle doit encore prendre un bus. Il attend à l’arrêt. Traversée de la campagne, un dernier virage, et la mer s’offre enfin à ses yeux. Il n’y a plus de murs contre lesquels bute le regard, il y a le bleu gris, l’étendue qui semble infinie. Elle descend du véhicule et se dirige vers la maison d’hôtes. La chambre sera prête à 15 h. Oui, elle peut déposer son sac.

Alix achète un sandwich à la boulangerie sur la place du village.

— Ah, vous êtes de retour? Ça fait plaisir de vous revoir!

Un sourire, une parole de bienvenue, le cœur qui se réchauffe.

Alix emprunte le chemin vers la plage. Elle ressent de la fatigue dans les jambes, des tensions dans le dos, mais là-bas, comme une promesse, il y a la mer.

Elle s’arrête au détour du sentier, émerveillée. L’étendue marine s’offre à elle, le vent chuchote à son oreille et joue dans ses cheveux… Un bateau glisse sur la ligne d’horizon, bateau funambule… Un sourire étire les lèvres d’Alix, une larme perle à ses paupières. Elle se remet en mouvement, elle court presque.

C’est marée haute. Pas de plage. Le bruit des galets roulés, roulés, roulés. Musique familière et rassurante. Le chemin côtier grimpe sur les falaises, il n’y a personne, personne d’autre qu’Alix. Et le vent. Et la mer. Et son épuisement. Elle s’immobilise au sommet, au bord du vide. Funambule au bord du gouffre.


Et c’est là, que le fil se rompt…

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