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Temps de pause

Ce temps que tu consacres à te regarder dans le miroir, sans bouger, c’est comme un temps de pause, un arrêt sur image. Ce temps est figé dans la lumière. Au-dessus du meuble de la salle à manger, il y a un portrait de toi encadré. Je le regarde, il m’indique que le temps a passé. Qu’en as-tu fait?

Sur cette photographie, je te vois sourire. C’est du noir et blanc provisoire, celui qui ne tache pas les doigts même si la poussière s’est posée dessus. Voilà où s’en vont les jours quand on ne les regarde pas passer. Ils sont en toi et tu ne le sais pas. Comme monter dans un carrousel. Tu entends la musique? Elle tourne. Ici, le temps file, mais en rond; un temps qui ne revient pas en arrière.

Il faudrait, mais je rêve, il faudrait avec un petit rien qui nous raccroche à la vie, il faudrait en faire quelque chose de grandiose, mais distraitement, comme porter une robe d’un bleu qui nous demanderait de regarder le ciel.


Il y a une vieille armoire dans ta chambre. Tu la vois? Tes habits y sont suspendus. Ce sont des étoffes qui font tes vieux manteaux, tes vieilles robes que tu ne portes plus. Ils habillent ton chagrin. Autrefois, ils te rendaient belle, ils te transformaient en quelqu’un que tu n’as jamais été.


Dans cette chambre, désormais, nous sommes deux, mais bientôt tout sera vide ici. On se tient, on se touche et la vie va puis revient, dans une danse faite de trois fois rien. C’est du beau ordinaire, tu sais cela? Du beau incassable qui tutoie le banal et le quotidien. Et moi, je te lis entre les fils décousus de ces vêtements que tu ne portes plus.

Et il y a toujours dans un coin de ma mémoire ces miroirs qui tournent dans la tête. Ce sont eux qui me renvoient l’image de qui tu étais dans le regard des autres. Tu sais, je me suis précipitée sur cette photographie. C’est paradoxal, ne trouves-tu pas? Car tout y est figé, immobile.

Sur cette image, je te vois dans un temps ancien. Ici, tout est dérisoire, tout! Sauf peut-être ce temps qui passe. Et comment le remplir pour qu’il ralentisse un peu? Sais-tu par exemple me dire où est passée la journée d’hier, toi qui cours toujours vers celle de demain?

Sur cette photographie, le temps s’est arrêté dans la lumière et toi, tu prends la pause, tu t’accordes ce temps, il est à toi. Comment comprendre cela? Nous devrions tous vivre sur des photographies. Que dis-tu de cela, ma bien chère? Que penses-tu de mon idée? Nos instants de vie arrêtés.


Tu me disais qu’à l’aube de notre vie, on répond tous au même appel, on prend tous le même chemin… Mais où court-il si vite? Et si loin? Ne pourrait-on pas, un jour ou une fois, nous arrêter au bord de la route comme les mots s’arrêteraient au bord de la page? À défaut de nous arrêter, au moins pourrions-nous ralentir? Et tuavances, mais en rond comme si ton histoire était sans cesse à revivre, à recommencer puisque tomber ne veut pas nécessairement dire perdre.


Pour rattraper toutes ces années, il y a une danse que nous pourrions tenter. Nos corps seraient matière à explorer le temps. Entre les lignes de cette histoire sans paroles, on pourrait lire une vie de partage, d’amour, d’endurance parce que rien n’est facile, jamais.


Que voudrais-tu alors que je te dise que tu ne sais déjà? Ton mal, il faut le contourner. Dire son nom me fait mal. Ils parlent d’un burnout, un épuisement sans nom. Mais qu’en savent-ils? De l’enfance à l’âge adulte, du moi profond identifié à celui qui se cherche encore, il y a le surgissement de la vie dans un corps à corps qui livre bataille contre le renoncement, car en fin de compte, c’est bien la maîtrise du danger qui nous sauve puisqu’on ne vit pas par habitude et que le risque de rechute est partout. Mais cela, tu le sais déjà ma chère.


Maintenant, j’écarte le temps pour mieux te voir comme on repousserait un feuillage. C’est très court. Le temps l’emporte toujours, c’est une question qu’on ne pose pas, car il suffit d’une seconde pour contenir les autres qui s’effondrent. Pourquoi alors perdre son temps à courir? Vois comme tu te fatigues.


Tout est circulaire, sans fin, une illusion du plus beau, du plus fort, du plus performant. Alors, on va plus vite, plus haut, plus loin. Puis, on s’égare, on s’épuise. Je n’ai tenu compte ni de tes fêlures ni de tes doutes. Et de tes faiblesses, j’en ai fait des confettis. Maintenant, te voilà sur le départ pour cet hôpital où tu vas te perdre.

Ils ont dit que tu te comportais comme une femme mal dans sa peau. Est-ce vraiment le cas? Regarde-moi et dis-moi que ce n’est pas vrai, dis-moi qu’ils se trompent, que c’est une erreur.


Je regarde cette valise au pied de ton lit. Tu es sur le départ. Qu’as-tu pris avec toi que tu ne me diras pas? Nous sommes ici, toi et moi, ma sœur, unies dans cette minute entêtée à chercher ce qu’il nous reste comme lambeaux d’une enfance inachevée. Qui va nous sauver au bord du chemin? Qu’attendent-ils de nous, sinon notre chute? Et tu cries à l’intérieur de toi sans que personne ne soit là pour t’entendre. Sauf moi.


Je m’éloigne pour mieux revenir ensuite. Pas longtemps, pas très loin, mais à folle allure pour dérouler le fil de ce temps qui a passé, un temps déconstruit qu’il te faut rattraper. Est-il question d’une enfance oubliée? D’un acte de résistance? Et serait-ce là la clé de ce mal qui nous encombre? Qu’est-ce qui nous relie au vivant finalement? Pourrais-tu me le dire ma chère sœur?


À ce départ pour l’hôpital s’ajoute un chaos imminant. L’avenir, ce n’est pas ce qui va nous arriver, c’est ce que nous allons en faire, ce que nous allons y mettre. Je voudrais pour toi du très doux, du pas compliqué, quelque chose de l’ordre de l’inutile parce qu’il faut bien le nommer.

Je regarde à nouveau cette photographie de toi. Il y a là un partage de l’intime et de son audacieuse intrusion dans ma vie. Il y a ce vertige auquel nous sommes toutes les deux confrontées et qui nous fait perdre pied quand nos limites sont atteintes. Toi, tu es au bout. Ou devrais-je dire à bout. À bout de souffle, au bout de ta vie. Et quelle est la différence?

Je devine du rouge sur tes lèvres qui est là pour surprendre. Il rappelle la vie, le sang, la blessure intacte, insupportable. Cette couleur, c’est le détail qui compte, celui qui surgit du rien, mais qui forme un tout. C’est-à-dire qui nous sommes lorsque la vie nous joue de vilains tours et que nous devons nous reconstruire par rapport aux autres et au monde. Et qui nous le dira?

Sur cette photo, tu es à la fois nourrisson qu’on berce, partenaire d’une danse et sœur aimée, jusqu’au vertige.


En sortant d’ici, il faudra prendre avec toi tes vieux habits, ceux restés dans l’armoire de ta chambre sans éclat.


Le temps est incertain, sais-tu cela ma sœur? Le temps, ici, c’est celui qu’on se donne et qui bat hors de la poitrine, rythmé par un métronome qui n’existe même pas. Je veux pour toi une rébellion chorégraphiée pour oser d’autres horizons, d’autres pas de dance cadencés ou pas, d’autres rencontres qui ne seraient pas des rendez-vous. Cette nouvelle danse révélera en miroir qui tu es réellement lorsqu’on s’accorde ce temps de pause. Comme sur cette photographie qui montre que les années ont passé et que ton sourire est resté figé dans la lumière. Intact.


Sur cette image, je te vois avec ta robe bleue qui me demande de regarder le ciel quand il n’est plus à l’orage. Et c’est alors que je ressens ton souffle, un battement de cœur que notre main d’enfant soulève, mais un à la fois.


Sarah, dis-moi que tu la prendras avec toi!

Temps de pause

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