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Trotinette

J’aurais aimé descendre des fleuves impassibles. Qu’on me laisse aller où je voulais sans être guidé par mes haleurs, mais ils ne me lâchaient pas, aucun peau-rouge criard ne les avait pris pour cible et cloués nus aux poteaux de couleur. 

Mes haleurs, ce n’étaient ni des bateliers de la Volga, ni des pauvres gars gagnant leur pain à la sueur de leur front. Ils ne sentaient pas la sueur, ils ne chantaient pas en chœur, ils n’avaient pas de visage. Je ne voyais que leurs dos, une masse d’ombres informes qui choisissaient ma direction à chaque confluence. Je suivais, il n’y avait pas d’alternative. C’étaient eux les leaders d’opinion, les lanceurs de tendances, les directeurs de conscience.


Mon psy m’a dit que je ne picolais pas assez pour être un bateau ivre. Que ce besoin de dormir tout le temps, cette sensation d’être toujours à côté de mes pompes, de ne pas savoir à quoi bon vivre, c’était des affaires de surmoi et de dieu vengeur. Mon psy ne fait pas que m’écouter, il parle. Enfant, l’image du dieu vengeur m’effrayait. Dans les vieux livres, on le dessine fendant les airs, avec une grande barbe en triangle et la foudre à la main. Maintenant, il m’amuse. Un dieu vengeur tout seul, sans légions d’anges pour livrer bataille, ça ne fait pas crédible. Mon psy est content, mon rapport à l’autorité évolue. Par petites touches, il m’a fait comprendre que le surmoi, le dieu vengeur, ce sont des lois que j’ai inventées dans mon enfance et que je m’impose pour des fautes que je n’ai pas commises, à cause d’interprétations fondées sur des malentendus. Je le suspecte de ménager le suspense. À la prochaine séance il me soufflera d’une voix rauque que le dieu vengeur, c’est mon père. 


Je suis lessivé. Tout le temps. Syndrome de lessive chronique. Un bœuf en route vers l’abattoir et pas la force de réagir. J’avais des idéaux. Un plan. Prendre des cours du soir pour booster mes compétences, monter en grade, gagner beaucoup de sous, acheter une maison, rencontrer l’amour. Et aussi le sport pour rester beau, pour la santé on verra quand je serai vieux. Il fallait que mes parents soient fiers de moi quand j’irai déposer les chrysanthèmes sur leur dernière demeure. 

En premier lieu j’ai laissé tomber le sport. Le bonheur par libération d’endorphines, c’est un fantasme masochiste. Le squash, trop violent. L’entrainement en salle, trop de ploucs. Le jogging me plaisait, vu le côté nature, mais j’avais honte de toujours me faire distancer par les belles amazones. Je suis passé à un menu plus cool: tai chi et ginseng. J’ai baptisé mon bedon naissant du joli nom de coussin d’amour. L’amour, parlons-en de l’amour! Parce que les cours du soir pour gagner plus de sous pour payer la quatre façades, c’est pour y vivre le grand amour. Tout se tient. Principe de la fermeture Éclair, le curseur monte, les dents s’engrènent. Donc l’amour. Première étape, séduire. Une fois éliminée l’option beau mec corps de rêve pour cause d’intolérance à l’effort, restaient deux voies royales pour attirer l’amour: l’aisance financière et la posture intellectuelle. Devenir riche maximisait les chances d’idylle, mais la richesse, c’est compliqué quand ce n’est pas héréditaire. La posture intellectuelle était jouable. Peaufiner son français, le piquer de mots d’argot et d’expressions à la mode, genre “belle personne, illibéralisme, non binaire, wokisme”. Le défi: être au centre de l’attention sans donner l’impression qu’on se prend pour le centre du monde. Distribuer critique et flatterie avec subtilité. Sélectionner ses sujets de conversation sans les creuser, privilégier la rotation rapide. Important: de la hauteur, ne croire en rien. Beau programme, mais d’application malmenée par la pratique. J’ai appris rapidement à éviter la politique, les gens de droite me traitaient de gauchiste, ceux de gauche me taxaient de réactionnaire et les deux me bombardaient de “gauche et droite c’est dépassé”. Les féministes jugeaient mon discours patriarcal, mais elles ne supportaient pas que je sois d’accord avec elles. Je n’ai rien compris. Les gays étaient gentils, mais ce n’était pas mon public cible. Je parlais d’art avec l’obscurité nécessaire, mais les femmes attirées par ces discours ne me plaisaient pas. Certain soirs ça matchait sans que je comprenne pourquoi, mais l’étape du lit, quelle angoisse ! J’étais vraiment superman ou c’était de la politesse? Ça a failli coller avec Claudine qui est restée six mois, jusqu’au soir où elle m’a balancé au téléphone que l’hétérosexualité c’était fini.


À la longue, j’ai compris que le programme promotion-pognon-maison-amour, c’était meanstream, rien à voir avec mon moi profond. Fallait arrêter de faire comme tout le monde je devais clouer aux poteaux de couleur les haleurs qui me traînaient dans leur banalité et trouver ma propre voie. Le psy en a conclu que j’avançais. Mais il a ajouté: conclusion provisoire! 


J’ai donc décidé de m’ouvrir au monde et de découvrir mon moi profond. Objectif: profiter de la vie. Zénitude. Pour explorer le monde: optimiser mon anglais. J’avais une base, mais je manquais de pratique. Pour plonger en moi: cheminement artistique et spirituel par la calligraphie japonaise Shodô. J’ai tenu un an. Après la mise à niveau en anglais, j’ai eu accès aux tables de conversation. Outre l’animateur, un londonien natif, j’y conversais avec un fonctionnaire bulgare, deux Italiennes, dont une kiné hypermaquillée, un vieux Syrien, un Coréen, une Péruvienne enceinte et trois Belges. Côté ouverture au monde, leurs variations sur l’accent anglais étaient prometteuses, mais les contacts ne débordèrent jamais des deux heures hebdomadaires de conversation. Un peu déçu, je me raisonnais, l’objectif était de voyager, pas de nouer des relations ici. La calligraphie japonaise me comblait. Maîtriser les tracés, l’ordre et l’épaisseur des traits me contraignait, pour la première fois de ma vie je respectais une discipline. Par contre, la méditation et la spiritualité décevaient mes attentes de découverte de mon moi profond et de plongée dans la sagesse éternelle.


Un soir, au sortir d’une table de conversation consacrée à une discussion sur l’urbanisation des campagnes anglaises colonisées par le néoruralisme, j’ai traversé la rue sans voir la trottinette qui fonçait sur moi tous feux éteints. Je fus projeté contre une voiture en stationnement. Le pilote s’étala sur l’asphalte avec son engin, mais se releva aussitôt et me saisit aux épaules. “Tu te prends pour le Roi-Soleil, connard, tu crois que tu brilles la nuit?” Il me repoussa violemment contre la voiture et, grommelant des insultes variées, enfourcha la trottinette pour disparaître. Sonné, la nuque douloureuse, je tamponnai une estafilade à l’arcade sourcilière droite tout en faisant des signes rassurants aux rares passants qui détournaient le regard. 


J’étais un fatigué chronique, je combattais cette fatigue en créant pleins de projets, mais à partir de l’accident j’ai complètement perdu pied. Avant j’aimais bien mon métier de visiteur médical, il me faisait rencontrer toutes sortes de médecins, des jeunes sympas avec plein de questions sur les gammes de médicaments que je présentais, des malins qui démontaient les statistiques de mes dépliants, des pressés qui regardaient leur montre “Vous avez quatre minutes”, des carrément méprisants qui me remballaient, mais gardaient les échantillons. Ma firme pharmaceutique finançait aussi des soirées au restaurant avec bref exposé des nouveautés pendant l’apéritif. J’adorais. En plus, il y avait des possibilités de promotion, devenir manager régional et même lobbyiste. Après mes déceptions amoureuses, l’envie de monter en grade avait survécu, par goût du métier, peut-être aussi pour me ménager une issue de secours car les espérances d’une vie plus accomplie que j’avais mises dans la calligraphie et l’anglais perdaient vigueur.


Après l’accident, mon toubib m’a donné une semaine de repos. La nuit je rêvais du trottinettiste. Je le recomposais par fragments, la bouche grimaçant ses insultes, ses mains qui agrippaient le revers de mon manteau, les yeux exorbités. Bizarrement, je n’éprouvais aucun sentiment, ni peur ni colère, son évocation du Roi-Soleil me paraissait parfaitement appropriée. Le lundi suivant j’avais six médecins à visiter, je commençais par Véronique, une quarantenaire accueillante que je connaissais depuis mes débuts, nous nous appelions par nos prénoms. Ce jour-là, je n’ai pas vu son sourire. Je l’ai à peine saluée et sans préambule j’ai récité mon laïus sur nos antibiotiques pédiatriques désormais aromatisés abricot. Elle me fit remarquer que les médicaments n’étaient pas des bonbons, qu’il valait mieux qu’ils aient mauvais goût pour éviter les accidents. A ce mot, la trottinette traversa mon esprit et je ne réagis pas à sa remarque. J’étais pourtant préparé à cette critique, dans ma mallette une étude prouvait que le risque d’abus était surévalué, que le refus d’avaler un médicament au mauvais goût pouvait provoquer des complications bien plus redoutables. Elle est restée dans ma mallette. Je n’ai éprouvé aucun plaisir à cette visite, je n’ai éprouvé aucun déplaisir à la suivante rendue à la “terreur des visiteurs”, un cinquantenaire sûr de lui qui ne permettait de parler que pour répondre à ses questions pratiques, le prix, le conditionnement, le remboursement mutuelle et me congédia sèchement d’un “Merci monsieur” accompagné d’une brusque flexion de nuque. D’ordinaire je sortais de son cabinet démoralisé, mais pas cette fois, je ne sentais qu’une fatigue qui irait croissante au fil de la journée. Toute la semaine, je me suis traîné de visite en visite sans joie et sans tristesse, absent à moi-même. Je ne voyais pas mes interlocuteurs, je fonctionnais mécaniquement, insensible, et, quand j’essayais de me réveiller, une seule idée m’envahissait, lancinante: “Mais qu’est-ce que je fais ici? Tout ça n’a aucun sens.” 


Les semaines puis les mois ont coulé sans bruit. Effacé de ma mémoire le projet de réussite, je n’avais plus d’appétit et je vivais hors du temps. J’ai souffert de maux d’estomac récalcitrants et je me suis cassé le calcaneum en glissant dans un escalier. Mon psy m’a parlé de burn-out. Avec des traits de PTSD. Devant mon regard apathique, il a traduit: trouble de stress post-traumatique. J’étais étonné. C’est vrai que j’avais des insomnies, que je prenais mille précautions avant de traverser une rue, que le moindre chuintement me faisait craindre l’approche d’une trottinette, mais j’avais lu que ce trouble ne touchait que les victimes de traumatismes sévères, la guerre, la torture. Il m’a répondu: “Les trottinettes aussi”. Comme je ne riais pas , il a cru bon de s’excuser: “On a élargi le concept.” 


Je ne vais plus chez le psy. Il prend mon argent et me colle des diagnostics qui ne m’aident pas. Je suis fatigué, tout le temps et depuis longtemps, trottinette ou pas! Mon toubib renouvelle mes incapacités de travail pour gastrite, fatigue, complications de fracture du talon. J’espère qu’ils me reprendront au travail quand j’irai mieux. Les dernières recrues n’étaient que des femmes jeunes, dans les quartiers où elles visitent les médecins les pharmaciens voient augmenter les ventes de nos spécialités. Au fond qu’importe, il s’éloigne le temps où travailler m’amusait. PTSD ou pas, c’est injuste. Pourquoi moi? Beaucoup de gens vivent des catastrophes, des pays entiers meurent de faim ou brûlent sous les bombes et moi je suis là sans force, inutile, depuis qu’un gars m’a dit que je ne brillais pas la nuit. Autour de moi tout le monde fonctionne. La réussite, ils n’ont que ce mot à la bouche. Je les félicite, mais je devrais les plaindre. Ils se dépensent sans compter pour correspondre aux critères de réussite. La belle affaire. C’est leur nécrologie qu’ils bichonnent! Et quand il leur arrive un contretemps, quand leurs rêves se cassent, ils se réinventent. Pressés de repartir du bon pied. Que peuvent-ils réinventer, eux qui n’ont jamais rien inventé?


J’ai changé de psy. Celui-ci est plus sévère. Il ne répond aux questions que par des questions. Jamais un conseil ou une interprétation. Ma main au feu qu’il a étudié chez les jésuites. Mais ça m’aide. Sans le dire, il m’a fait comprendre que je me suis toujours laissé porter, que j’ai toujours marché dans le sens des flèches, que mes haleurs invisibles n’ont jamais disparu, ils mènent toujours ma barque au mieux de leurs intérêts. L’argent, l’amour, la spiritualité, l’ambition n’étaient que des mirages. 


Mes rêves ont changé. Ils se peuplent d’images du passé. Le collège avec les soutanes, l’appartement des parents où chacun avait sa chaise, l’épicerie où j’ai volé un paquet de chewing-gums que je n’ai jamais chiqués de peur de me faire prendre. Une fois j’ai revu mon père, il sortait de la maison avec un drapeau rouge. Nostalgie? C’était mieux avant? Peut-être. Avant, les gens avaient une vie toute tracée. Ils se définissaient par leur travail, ils en étaient fiers. Les valeurs étaient claires, religieuses ou laïques, chacun choisissait son camp. On votait toujours pour le même parti, on chantait pour le même club de football, celui de la commune où on vivait. Les amis se rencontraient aux mêmes heures dans les mêmes cafés. L’ascension sociale, c’était pour les enfants s’ils en avaient envie, mais pour soi-même changer de catégorie aurait été vécu comme un exil. Tout était simple. La liberté était réelle, mais encadrée, apaisée. Et aucune injonction à l’autonomie. Il y avait des repères, connus de tous, qu’on pouvait respecter ou refuser si on voulait faire la révolution. Aujourd’hui il n’y a plus que des individus avec leurs petits systèmes de valeur dont ils changent selon la mode et les influences. 


Je suis assis au parc, maussade, je regarde les bernaches et les canards baguenauder sur l’étang. Sur le banc voisin deux hommes discutent à vive voix.

— La démocratie c’est bien. Sans démocratie, c’est la dictature. Ou l’anarchie. 

— Mais quelle démocratie? Tout le monde a son mot à dire, ça discutaille, ça pinaille et ça n’avance à rien!

— C’est vrai aussi, ça! Tout le monde est chef. 

— Moi je te dis, et je ne suis pas en train de défendre les fachos, mais je te dis qu’il faut un seul chef. Un homme à poigne, qui se fasse respecter.

— Tu as raison, on n’est pas tous pareils, il y a une inégalité naturelle. Pour faire prospérer une entreprise, la hiérarchie est nécessaire, avec ceux qui commandent et ceux qui exécutent. De nos jours, il n’y a plus de travailleurs, il n’y a plus que des collaborateurs! Pas étonnant qu’on soit tout le temps en crise. 

— Un homme providentiel, un seul qui décide pour tout, voilà ce qu’il nous faut.

Ils ont continué à parler tradition, ordre, sécurité. Ce discours m’a heurté mais, en même temps leurs idées claires sont entrées en résonance avec mes idées noires. Je me suis senti soulagé d’un grand poids. J’avais toujours cherché qui j’étais, ce que je devais faire, comme si j’étais seul au monde. Cette quête m’épuisait. Je me croyais autonome alors que je ne faisais que suivre des haleurs, en fait des systèmes qui me manipulaient pour je ne sais quels intérêts occultes. Peut-être dois-je accepter que je ne suis qu’un rouage et me mettre au service d’une vraie grande cause? Avec un homme fort qui parle droit, qui met tout le monde d’accord, qui rend un sens à ma vie et donne la même impulsion à tous. Est-ce la solution? Je me suis rappelé le drapeau rouge de mon père. Mais l’époque a changé.


Cette idée d’homme fort… Arrêter de penser. Qu’Il pense pour moi. Enfin me reposer. Pourtant quelque chose me dérange là-dedans. Je crois que je vais encore changer de psy.


Trotinette

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Belgique
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