Une année de Vitale Sorgente
Toi, tu es Terre — Tu es Terre de lumière
Tu es notre Nourrice à tous — Tu es notre Mère à tous
Notre Mère veilleuse
Tu es Genèse — Tu es Fertilité
Chaleur — Beauté — Fragrance — Saveur — Échos
Origine, tu es — Épuisée, tuée
Toi la Planète bleue dans le cosmos
Tu ne danses plus
Toi qui es pourtant le Cœur de l’existence
La neige est tombée aujourd’hui.
Moi aussi je suis tombé, tombé du podium en septembre dernier alors que le public m’applaudissait, pendant que le présentateur m’accueillait: “Vital, celui que vous attendez, celui qu’il ne faut plus présenter… Le top model vedette des défilés SooShow.”
Modèle de quoi? Top de quoi? Imbibé, imprégné, suant, tremblant, dépendant de tout ce qui se boit, se fume, s’injecte, se sniffe, s’avale, se désire… Modèle presque parfait jusqu’à cette soirée au cours de laquelle la “dernière ligne blanche” avant le show a eu raison de ce qu’il restait de mes capacités fatiguées. Quand je me suis avancé sur le catwalk, les vertiges ont eu raison de mon équilibre. Vital s’est effondré, écroulé dans son vomi, souillant les tissus de la tenue qu’il devait présenter, provoquant une agitation au sein d’une team déjà vibrionnante et dont le boulot n’était pas de gérer les addictions des mannequins. Je suis redevenu Vitale Sorgente.
La neige est tombée.
Je cherche encore les mots pour l’évoquer, car je ne veux pas parler de la “poudre” qui recouvre la terre. La poudre, je l’ai fréquentée de trop près: elle tue à petit feu. Je n’utiliserai pas le mot “linceul” qui enveloppe le paysage. Le linceul est le drap de la mort, celui des défunts. Ce linceul dont j’ai eu l’impression d’être recouvert quant je me suis réveillé dans ce lit du Centre de Désintoxication où j’ai été admis après la prestation qui signa la fin d’une carrière destinée de toute façon à n’être que précaire.
La neige…
Et toi, Neige — Tu es Glace
Eau tu es — Air emprisonné
Un hexagone de cristal. Un autre encore et encore
Se combinent entre eux et te façonnent.
Flocon tu te couches — Tu recouvres le sol épuisé
Tu lui fournis l’azote nourricier — Et l’abreuves de l’eau absolue
Baptisé Vitale Sorgente, je n’ai rien vu venir. Depuis ma naissance, autour de moi, chacun y allait de son couplet pour louer ma joliesse: la peau dorée, les cheveux légèrement bouclés, les yeux pers et le sourire aguicheur… déjà. Drapé de tant de louanges, il ne fallait qu’un peu de sport pour sculpter mon corps déjà avantagé par les fées. Il ne fallait également qu’une allure un peu canaille pour attirer les envies des deux sexes. Et il ne fallait que quelques expériences opportunes sur mon esprit malléable pour m’orienter vers un milieu qui était — j’en avais la certitude — conçu pour moi.
Mon book était mon trophée, mon sésame, mais il n’est pas resté le passe-partout que je supposais. Très vite, ce dont les magiciennes m’avaient pourvu en se penchant sur mon berceau ne suffit plus. Ma peau devint trop dorée ou pas assez, mes cheveux n’avaient jamais la bonne coupe ni le bon mouvement, mes yeux commençaient à révéler mes excès ou ma fatigue, mon sourire était trop franc… Il fallait que je fasse la moue. J’ai fréquenté avec plaisir et conviction les plasticiens, les coiffeurs, les diététiciens, les stomatologues, les coachs de vie sans oublier ceux du bien-être, mais je n’ai plus réussi à accéder aux canons de la beauté tels qu’ils se succédaient, s’opposaient ou s’accumulaient. Avec détermination et puis sans plus savoir m’y soustraire, j’ai pris ce qu’il fallait pour tenir bon, mais je n’ai pas tenu.
Tu t’appelles Eau — Et toi tu danses
Tu galopes sur les galets et résonnes dans le creux des berges
Et tu fais rouler les pierres — Et tu chantes comme une voix humaine
Tu engendres une phrase musicale qui
Change de timbre en fonction des lieux et des obstacles
Tu es la Source qui fait grandir et respirer
Tu es le Miroir sans tain
Qui abrite et cache les peuples des ruisseaux
Je m’étire et sors de ma couche afin de rejoindre le seuil de ma maison. Le craving ne me laisse pas en paix; voilà plusieurs mois que j’ai quitté le Centre et me suis installé dans la maison que mes grands-parents m’ont léguée, à la campagne.
Je vois que l’eau de la rivière au fond du champ a considérablement monté. De l’autre côté, la berge a disparu, une grosse branche morte fait barrage aux déchets venus de la montagne. Les rayons du soleil éclatent à la surface de l’eau et blessent mes yeux encore ensommeillés. Le ciel est bleu, la température est douce; j’inspire à fond pour me remplir de cette tiédeur et avaler les mille senteurs qui sont revenues. Arômes oubliés, enfouis dans la mélasse de parfums capiteux et inutilement onéreux de mon autre vie, mais que je retrouve petit à petit. De la neige, il ne reste qu’une écharpe sur un morceau de la parcelle située plus au Nord. Le petit pré est constellé de perce-neige, de muscaris et de narcisses. Les forsythias participent à la fête et je m’émeus d’apprécier le tableau.
Tu te nommes Vie — Tu n’es qu’Obstination
Œuvre omniprésente — Chef-d’œuvre sans cesse recommencé
Dans la forme parfaite du chardon
Dans l’arbre qui pousse au sein d’un chaos pierreux
Tu es la libellule qui déchiffonne ses élytres
Le troglodyte qui bâtit son abri
Tu es Nécessité sans fin
Existence sans en avoir la conscience
Parfois une nuée sombre, un vol d’oiseaux-visiteurs et noirs menacent de me ceinturer, de s’écraser sur moi, d’infiltrer et de phagocyter mon âme. Leurs murmurations et les paréidolies ne sont qu’illusions pour mieux me vampiriser. Le travail manuel m’en délivre, souvent. Pour cela, les travaux de la maison, du jardin ainsi que les soins aux quelques animaux sont une bénédiction. Je prends du plaisir à constater les résultats de mon labeur, les bénéfices d’une besogne sans cesse recommencée qui me refusent l’opportunité de l’introspection. J’ai découvert l’ivresse engendrée par la concordance du bras, de la main, de l’outil et de la matière. C’est une révélation extrêmement difficile et douloureuse. Le soir, je suis fatigué et j’évite de penser au sens de mon existence passée ou actuelle. C’est un changement de destinée, une deuxième naissance, une seconde chance que j’ai choisi de tenter. L’isolement pour mettre de la distance, redonner vie à la vie, faire avec pour ne pas faire contre. Je n’ai pas envie qu’on me dise que c’est une utopie; je suis assez lucide pour y songer moi-même. J’ai besoin de croire que c’est ainsi, peut-être, que je survivrai un temps à ma mort, car c’est déjà tellement difficile de survivre un peu à ma vie. Accompagné des effluves de pruches, essentielles pour ce travail de lâcher-prise sans cesse recommencé, je vis dans une maison que j’entretiens, je cultive un champ pour me nourrir, je veille les braises pour cuire ce que la terre veut bien me donner et pour me chauffer. Cette vie est-elle tellement différente de celle de l’animal?
Ton nom est Râ — Ton nom est Sun
Sol — Soare — Zon — Nap
Ici tu te nommes Soleil
Tu es le Dictateur de l’été et pourtant, tu es
Le Réconfort de l’automne
Mais également
La Délicatesse de l’hiver
Et encore
L’Impatience du printemps.
Chaleur violente et Rayons agressifs
Brûlure, Incandescence, Ardeur mortelle
Embrasement des jours sans fin
Chatoiement des soirées qui ne cessent de commencer
Tu as assoiffé — tu as desséché — tu as incendié
Les semis du printemps promettaient une récolte raisonnable et inattendue pour moi qui n’ai jamais connu l’expérience du travail de la terre; c’est dire si le terrain est de bonne volonté et que l’humus, savamment honoré par mes aïeux, a la mémoire du respect qui lui est porté. Et je voyais en cela le signe encourageant du projet que j’ai élaboré voici presque un an, neuf mois plus ou moins. Je sais maintenant que je ne serai jamais en paix et que je ne peux pas éternellement tourner le dos à la communauté humaine. Je suis obligé de retourner en ville régulièrement et cela me terrifie, car, sans aucun doute, j’ai peur de mes faiblesses. La solitude me convient et m’effraie aussi. Mais je la remplis, je la comble. Quand elle est trop présente, je la regarde comme une compagne et lui demande de l’aide. Je lis, je médite, je marche, je parle seul, j’enrage, je tombe et me force à me relever.
Aujourd’hui, je n’y arrive pas: la terre fracturée a soif. Les plants sont grillés. Les deux chèvres squelettiques sont vivantes grâce à leur alimentation peu exigeante. Les poules ont fait le régal du goupil. La citerne est vide; je n’ai pas réussi, seul, à utiliser les ressources qui m’entourent. Je recompte les mois, le temps d’une grossesse, mais grossesse avortée: je constate les dégâts, j’arpente la terre meurtrie, je pleure sur le sol craquelé. Le soleil implacable n’est plus mon ami, il se moque de moi. La source est tarie, perdue. Jusqu’à ce jour, mon avenir était à la mesure des tâches à accomplir: les soins qu’exigent les légumes, le rythme imposé par la saison m’indiquaient le bout de chemin qui s’ouvrait devant moi. Ces choses à faire m’occupaient l’esprit et les mains. Je pense au rappeur Riles qui a relevé le défi fou de courir vingt-quatre heures d’affilée sur un tapis de course. Suivi d’une scie géante, représentant les pressions sociales et personnelles qui nous poussent à avancer malgré la fatigue et la douleur, il a expliqué qu’il était ainsi possible d’explorer la persévérance et la survie face à ces mêmes pressions. Que dois-je en penser? Dois-je me dire que cette fois encore j’ai échoué? Que vais-je faire maintenant?
Moi Vitale Sorgente
Souffle de Vie est mon prénom
Source est mon nom.
Fils d’Alonzo, le noble
Et fils de Mirabella, la merveilleuse
Je suis devenu Paysan
Utopique — Naïf — Candide — Ingénu
Poète — Conteur
Mais déterminé — méritant
Combattant de moulins-à-vent
Trop nombreux à domestiquer
Je me suis coupé du mal et de ses branches
Je brave ma détresse encombrée de souvenirs douloureux
Je deviens
Homme debout qui n’en peut plus de résister
Allongé sur le dos, je n’ose plus croire aux va-et-vient des lombrics qui labourent et aèrent le sol. J’oublie les araignées nettoyeuses, les taupes fouisseuses, les minéraux prometteurs en qui je voyais des alliés. Je décline les promesses du ciel et de la terre alors que l’automne se prépare. Un matin, j’ai récolté le latex des pavots de la jachère; j’ai pris le temps de le préparer et de le consommer. Me voilà maintenant, gisant, à suivre des yeux le vol en cercle des vautours. Je ne les crains pas, je suis leurs. Je suis bien, le corps enfin relâché sur un matelas de graminées. Je laisse se poser mon souffle et les herbes impriment leur double sur ma joue. Dans la Grèce antique, le vol des vautours était un présage de bon augure et on leur attribuait un rôle purificateur. Ils ont été réintroduits non loin de chez moi et très souvent, je suis allé les observer depuis le haut de la falaise où je me suis maintenant allongé. Nous n’avons presque plus de secrets les uns pour les autres. À force de les fréquenter, j’ai compris que je fais partie de leur colonie; je le sais.
Vautour — à — la — vue — perçante — et — au — bec — crochu
La vie t’a doté d’une tête couverte de duvet
De serres, puissantes, mais pas assez
Pour saisir une proie en vol.
Sur terre, Vautour, tu boitilles
Et te dandines, maladroit
Dans l’air, Vautour, tu étends
Tes ailes–longues–et–larges
Tu écartes tes rémiges comme des doigts
Tu es le symbole de
Purification — Patience — Protection
Tu es le signe de nouveaux départs
Quand je me redresse, je n’ai ni rancœur, ni colère. Il me semble flotter entre la lumière et l’embrasement de l’air. Dans ce mirage, je m’adresse aux oiseaux:
Vautours, mes frères et sœurs
Majestés en danger
Planeurs précieux
Emmenez-moi de votre vol-à-voile
Pour la curée sur le plateau
Vos rémiges sont miennes
Mes pieds sont vos pattes
Je couverai vos œufs et
Défendrai vos oisillons
De plus en plus fébrile; mon rythme cardiaque est multiplié par cinq, ma respiration s’accélère. Je me retourne vers ce qui fut mon refuge, je n’attends plus rien. La poussière porte pour quelques heures encore l’empreinte de mes pas: quatre doigts épais hérissés de griffes. Je scanne le ciel puis la falaise: mes congénères m’attendent. Quelques battements de cœur plus tard, tel Icare, j’étends les bras de toute leur envergure et les agite de bas en haut.
Enfin, je m’élance pour rejoindre les miens.
