top of page

Une chambre dans le jardin

Une chambre dans le jardin

Je suis arrivée dans la nuit. La clé était dans une petite boîte devant la maison, avec un code, comme indiqué dans l’appli. L’intérieur était fidèle aux photos. Ma chambre était dans le jardin, dans une petite cabane avec de grandes fenêtres. Le reste de la maison était partagé avec l’hôte, Mercedes. Elle devait être de sortie. 

Épuisée du voyage, j’ai posé mes affaires dans un coin de la chambre. 

Je les déballerai demain.

Je me suis connectée au wi-fi pour trouver un supermarché ou une épicerie ouverte. Il fallait que je mange quelque chose et je mourais de soif. J’en avais rêvé, mais je me suis vite rendu compte que mon corps n’était pas prêt à se retrouver en été au milieu de l’hiver.



Un paquet de biscuits, une grande bouteille d’eau pétillante et une bière glacée. Installée sur une des deux chaises en plastique du jardin, entourée de plantes succulentes. 

Grand festin. 

Les biscuits terminés (petite, on me reprochait tout le temps de manger bruyamment), j’ai perçu du bruit, sûrement une télé, qui venait de la maison. Mercedes était rentrée. 

Je n’avais absolument pas le courage d’aller la saluer et encore moins de devoir converser dans une langue que je balbutie, mais je devais passer à la salle de bain. 

J’ai traversé le couloir. Une porte fermée, avec une petite vitre opaque qui scintillait à cause de la télé, m’a fait comprendre que c’était sa chambre. J’ai lancé un timide: 

— Buenas noches! Soy Lola, la nueva locataria. 

J’ai attendu un moment, pas de réponse. J’ai entendu un mouvement, un lit qui grince. Puis, plus rien.



À mon réveil, j’ai trouvé sur la table de la cuisine un petit mot qui m’était adressé, avec toutes les informations sur comment utiliser la cuisine, quelques adresses de supermarchés et le chemin le plus court vers la plage. 



J’ai écrit un message à Joaquin pour lui dire que j’étais bien arrivée et lui demander son programme des prochains jours. J’étais un peu étonnée de ne pas avoir eu de ses nouvelles. En même temps, j’avais désactivé tous mes réseaux sociaux juste avant de partir. 



En marchant sur la digue, j’étais surprise de voir à quel point ces grands immeubles qui faisaient face à la mer me rappelaient la côte belge. Joaquin m’avait dit que Montevideo était une ville de poètes, qu’elle regardait vers la mer et invitait à l’introspection nostalgique. Je ne voyais que des hôtels et des tours d’immeubles un peu tristes. C’était peut-être la fatigue, ou bien cette odeur un peu rêche qui planait, mais j’avais du mal à comprendre comment on pouvait être touché par des sentiments poétiques quand la circulation couvre le bruit des vagues.



Arrivée à la maison, mon téléphone a vibré. Message de Joaquin:

“Holà Lola! Welcome to Uruguay! Unfortunately, I’m not there at the moment. I’m with my girlfriend in her family summer house in Ostende, near Mar del Plata in Argentina. We don’t know how long we will stay but I’d love to meet up when we get back if you’re still around :) 

If you have any questions on where to go/what to do when you’re there, ask me! Enjoy and hopefully see you soon, Jo”


D’un coup, je me suis sentie minuscule.


J’ai traversé le jardin, je suis rentrée dans ma chambre, j’ai trébuché. Pas de tapis, pas d’obstacle, juste une légère ondulation dans le parquet. J’ai déballé ma valise.


On s’était rencontré·es à une soirée en appart’ à Bruxelles une semaine avant que ça ne devienne illégal. On s’est revu·es plusieurs fois, en cachette, sans masques. 

Puis son frère est tombé malade et il est rentré chez lui. 

On était resté·s en contact, et il m’avait toujours dit que si j’étais de passage, il se ferait une joie de me faire visiter sa ville. 



La deuxième nuit, s’il n’y avait eu que cette chaleur, j’aurais peut-être pu dormir tranquillement.

Le ventilateur qui tournait à plein régime faisait tanguer le petit tableau au dessus mon lit. Clac Clac. Les cris nerveux et criards d’un animal que j’ai d’abord pris pour un oiseau exotique se mélangeaient aux jouissements athlétiques de voisins qui me criaient: Lola, Qu’est-ce que tu es venue faire ici?


J’avais pris mes billets pour Montevideo sur un coup de tête. L’association pour les sans-papiers pour laquelle je travaillais avait perdu ses financements suite aux élections. Le gouvernement, qui avait mis des mois à se former, avait enfin pris forme, et la pire possible. Un amas d’hommes, très à droite, avaient pris possession du gouvernement et s’était lancé dans une croisade contre tous les mouvements sociaux existant. Quand on a reçu le préavis, le soir même j’avais pris des billets. 

Partir loin, reprendre mon souffle avant de revenir en apnée.



Je me suis réveillée comme si je ne m’étais pas endormie. 

En préparant mon petit-déjeuner, toujours pas de signe de Mercedes. Sur le frigo, magnets de souvenirs de voyages, photos de famille. De la vaisselle princesse en plastique dans les armoires. Une poussette de poupée dans le salon. Mercedes est peut-être maman? Je n’avais pas été en contact direct avec elle. Tout sur la plateforme de location était automatisé. J’ai sorti mon téléphone pour regarder sa photo de profil sur l’appli, et voir si je pouvais la retrouver dans les photos éparpillées dans la maison. Mais c’était une selfie floue en contreplongée. Mercedes est peut-être grand-mère.



Assise devant la mer, je repensais à la question des voisins de la veille. En effet, je ne savais pas trop ce que j’allais faire. Ce que je savais, c’était que j’avais pris cette chambre car elle était proche de la plage, pour pouvoir commencer mes journées en nageant.

Autours de moi sur le sable, un groupe d’ados en sueur, faisant des allers-retours en courants sous les coups de sifflet de leur coach. Un couple de retraité·es sur des chaises pliantes, maté à la main. Mais personne dans l’eau.

Il y avait une odeur âcre qui planait. J’ai senti une ombre au-dessus de moi. 

— Tortas fritas? Refrescos? 

C’était un jeune homme. Avec le soleil dans le dos, je ne voyais pas bien son visage, mais il avait un t-shirt bleu et une glacière tout aussi bleue. Lui, il a vu mon visage.

— Cake? Fresh drinks?

— No sorry. I don’t have cash.

— Where are you from? 

— Over there. 

Je pointe évasivement mon doigt de l’autre côté de la mer. 

Pas de réactions. 

— Do you know why nobody is swimming? Ai-je demandé, plus sérieusement.

— The water. It’s no good. Problem with alcantarilla system. The pipes. All the city’s shit, in the sea. See the waves?

De là où j’étais assise, j’avais du mal à percevoir que l’écume était d’un brun sombre.



Les jours passaient et je n’avais toujours pas vu Mercedes. Au début, j’avais pensé qu’elle aussi passait son mois de février ailleurs. Mais toutes les nuits, la télé de sa chambre était allumée. 

Malgré cette chaleur qui semblait augmenter à chaque fois que je pensais m’y être accoutumée, je commençais à avoir ma petite routine. Tous les matins, je criais “Buenos días!” à travers la maison, avant de sortir me promener. Je n’attendais même plus de réponses. À défaut de me baigner dans la mer, j’allais à la piscine. J’avais pris une carte de bus, mais pas de carte SIM. Cette détox digitale, doublée de mon sens de l’orientation défaillant, m’avait plus d’une fois amené à complètement me perdre dans la ville. 


Dans les rues, désertées à cause de la chaleur et des odeurs, même les gardiens d’immeubles avaient disparu. Autrefois assis derrière une petite table dans les halls d’entrée, ils s’étaient fait progressivement remplacer par des caméras. À leur place, il y avait maintenant de grands écrans, diffusant en direct les visages des agents qui observaient les caméras de surveillances. 

Chaque résidence chic du bord de mer avait son agent-écran.  



Une après-midi, une voix douce, mais au volume élevé, a résonné à travers le salon.


“If your mind wanders, it’s totally fine. It’s what minds do.” 


C’était une voix d’homme, accompagné d’une musique calme.


“Feel the weight of your body, how it rests on the ground underneath”


J’ai reconnu les ronflements de Mercedes.

J’ai allumé la machine à café et je suis passée aux toilettes. 


Je me suis lavé les mains, tiré la chasse. Mais quand j’ai ouvert la porte, la poignée est restée dans ma main, la porte fermée. Cling. L’autre partie de la poignée était tombée de l’autre côté. J’étais coincée. 


“Try not to think about anything. If you’re starting to be distracted, focus on your breathing”


J’ai cherché dans les tiroirs. Pas vraiment d’outils pour crocheter la serrure. J’ai essayé avec ma brosse à dents, un petit rasoir, rien de concluant. 

Il y avait une petite fenêtre d’aération dans la douche, juste assez large pour que je puisse m’y glisser, mais trop haute pour que ça soit facile. 

Je frappe à la porte.

— Mercedes? MERCEDES? Ayuda por favor! 


“… Exhale… Whenever you’re…”


La voix s’est coupée, interrompue par une publicité pour des livraisons de repas à domicile.

Tant bien que mal, je me suis hissée à travers la petite fenêtre qui donnait dans le jardin.

J’ai traversé le salon, remis dans la porte la poignée qui était tombée. La musique relaxante avait repris. La porte ne s’ouvrait toujours pas. J’ai poussé avec mon épaule, donné de grands coups de pied. Rien. 


“… Feel your eyelids on your eyes…”


J’ai cherché dans les tiroirs après un tournevis, un couteau ou quoi que soit qui pourrait faire l’affaire, en faisant le plus de bruit possible. Je commençais à croire qu’elle le faisait exprès. Malgré une longue et bruyante tentative, crocheter la serrure ne fonctionnait pas.

La porte ne pouvait être démontée que depuis la salle de bain. J’aurais pu retourner par la fenêtre, mais j’ai forcé sur la porte de tout mon poids, jusqu’à ce qu’elle craque et s’ouvre avec fracas. Un courant d’air chaud a fait claquer une autre porte. Dehors, le vent s’était levé, amenant les odeurs fécales de la plage.


Le lendemain, la porte était réparée.



À ma plus grande surprise, je m’étais habituée à cette cohabitation étrange. Je m’étais mise à l’imaginer comme un agent-écran. Je ne la voyais jamais, mais si, par exemple, je laissais des miettes sur la table de la cuisine, quand je repassais dans la pièce elles avaient disparu (j’avais fait l’expérience plusieurs fois). À deux reprises, alors que j’étais dans la salle de bain, je l’ai entendue sortir de la maison (jamais rentrer). C’était devenu un jeu pour moi. Je laissais des choses trainer, puis attendais, cachée, qu’elle passe et les range. Je ne l’ai jamais prise sur le fait, mais un jour j’ai trouvé un mot sur la table qui me demandait de faire attention à respecter l’ordre dans la maison et de ranger derrière moi. 

Petite défaite.


Au premier regard, la maison était immaculée. Derrière cette propreté apparente, j’avais commencé à remarquer les miettes dans les coins, les parois des armoires qui collaient. Des mouches parfois. 

Dans le jardin, des fourmis avaient formé une autoroute, traversant le jardin de part en part. Ça faisait une grande ligne droite qui coupait le jardin en deux: d’un côté la maison, de l’autre, ma chambre. De temps en temps, je déposais quelques miettes de pain sur leur bande d’arrêt d’urgence.

Je me prenais toujours les pieds dans le sol faussement plat. Chaque nuit le même chien-oiseau qui criait. J’entendais de moins en moins le couple d’à côté. Parfois une dispute. 



Un jour, je m’étais réveillée avant que le soleil et les odeurs ne se lèvent. J’en profitais pour sortir.

Sur la plage, quasi déserte, il y avait une silhouette allongée. Les vagues la caressaient. Personne autour pour y prêter attention. Je me suis approchée. Elle avait la taille, mais pas la forme d’un humain. Sa décomposition avait commencé. Sa tête n’était plus qu’un crâne, bouche béante. Sa peau grise était couverte de taches rouges et noires. Par endroit, on pouvait apercevoir les entrailles. L’eau faisait bouger la carcasse et empêchait les mouches de s’y poser. C’était un lion de mer.



La dernière fois que j’avais vu Joaquin, c’était un après-midi de printemps. Malgré les règles du confinement, on s’était rejoint dans un parc. Il m’a dit pour son frère. Il devait rentrer. Un drone était passé au-dessus de nos têtes pour nous sommer de nous écarter l’un de l’autre. Alors qu’on quittait le parc comme des fugitifs, Jo me racontait:

— Pendant la dictature, on retrouvait souvent des corps échoués sur les plages. Le gouvernement disait que c’était des marins chinois qui avaient dû tomber en mer. On a découvert plus tard que c’était des disparus, des gens enlevés par la police secrète. Ils les mettaient dans des avions et les jetaient en pleine mer. Parfois les cadavres revenaient. Mais ils étaient tellement gonflés et décomposés qu’ils étaient impossibles à identifier. 

On était arrivé·es devant sa porte. Bisous sur la joue. On s’écrit.



Je suis rentrée en sueur. L’odeur de merde salée, mélangée à celle de la carcasse marine, agrafée à mes narines. Des mouches voletaient autour de mon visage transpirant, comme si elles m’avaient suivie. 


Puis, pour la première fois, je l’ai vue.


Elle était là, assise dans le divan du salon. La tête renversée en arrière. La bouche ouverte. C’était une dame d’une septantaine d’années. Ses cheveux d’un noir grisonnant, lisses, lui tombaient sur les épaules et couvraient une partie de son visage. Elle était apprêtée comme si elle était sur le point de sortir. Le ventilateur au plafond tournait dans de grands swoosh, swoosh. Les mouches ne tournaient pas autour d’elle.

Je me suis assise à ses côtés. Elle respirait très fort. Est-ce qu’elle savait que j’étais là? Devant nous, sur la petite TV du salon, les incendies qui ravageaient la Patagonie. Le son était coupé. 


Une quinte de toux rauque et puissante l’a traversée. On aurait dit qu’elle s’étouffait. Elle s’est recroquevillée sur le divan, crachant ses poumons sur l’oreiller. J’ai tenté de la réveiller en criant son nom, en la secouant. 

Éteindre un feu de forêt avec un arrosoir.


Toux grasse et profonde, comme sortie d’une créature ancestrale. 

Déglutition. Soupir. 

Elle a tourné la tête vers moi en ouvrant les yeux. Ils étaient d’un bleu éclatant.


Puis, d’une voix enrouée, mais pleine de joie:


—You must be Lola! Bienvenida! So pleased to finally meet you. Would you like some coffee? It should be ready by now.




?
Belgique
bottom of page