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Une part de poubelle

Je m’apprêtais à quitter le bureau lorsqu’il surgit dans l’open-space. Ce type ne laisse rien passer. Il voit le doute s’insinuer dans nos esprits avant même que nous en prenions conscience. Aussitôt il est là. Il nous parle, nous remotive. Il nous remet sur la voie du succès. Un patron parfait.

— Bravo, Antoine! Tes chiffres sont excellents pour la journée. Ta dernière ligne droite fut fantastique. Tu as parfaitement maitrisé la ligne d’arrivée. Ni trop tôt, ni trop tard. Chapeau!

— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr.

Il posa sa main sur mon épaule.

— Il faut fêter ça! Je t’invite à diner. Appelle ta femme, dis-lui que ton horrible patron te retient une fois de plus. Et ce n’est pas pour se saouler la gueule, cette fois. Un vrai restaurant. On va se régaler.

— Ce n’est pas nécessaire, je t’assure.

— C’est moi qui décide! Des types comme toi, on les soigne, on les bichonne. Je ne veux que ton bonheur. Fais-moi confiance.

— Patron…

— Exactement, je suis le patron. Appelle ta femme et rejoins-moi dans mon bureau. 

Il était tard, les collègues étaient déjà partis. Clôturer mon affaire avait pris du temps. Le vieux entendait mal, je devais toujours tout répéter. Il ne comprenait pas tout.

Je n’avais pas envie d’appeler Solène. Elle allait encore me culpabiliser. Ces derniers temps sa mélancolie avait cédé la place à une colère rentrée, comme si j’étais responsable de sa fausse couche. La vie l’épuisait, son travail s’en ressentait. Elle multipliait les arrêts maladie et la directrice de l’école s’arrachait les cheveux. Impossible de trouver de remplaçante disponible, il fallait fusionner deux classes. Des parents en colère n’hésitaient plus à téléphoner à la maison pour l’insulter.

Mieux valait lui envoyer un texto. Elle n’y répondrait pas, comme d’habitude.


*


Le patron insista pour que nous prenions sa voiture. Sa Porsche 911 turbo. Sa fierté. Un modèle particulier, ne cessait-il de nous préciser lorsqu’il nous avait invités à descendre l’admirer dans le parking souterrain. Tout le bureau avait emprunté les 3 ascenseurs, même l’hôtesse d’accueil. 350 exemplaires dans le monde! s’exclamait-il. Pas un de plus. Il avait proposé à chacun d’entre nous de s’installer au volant pour sentir la puissance qui se dégageait d’un tel véhicule, même à l’arrêt. Comment refuser? Pourquoi doucher son enthousiasme?

Au volant de sa Porsche, mon patron ne tenait pas compte des limitations de vitesse. 30 km/h, 50 km/h, mais de qui se moque-t-on? Il faisait rugir son moteur à chaque feu rouge, riait comme un enfant quand un cycliste se saisissait. J’ai réservé chez Edgar, dit-il. Tu verras, on va se régaler.

Visiblement, il connaissait tout le monde dans ce restaurant. Le maitre d’hôtel l’accueillit par son prénom et une des serveuses lui fit la bise au passage. Je suivais, plutôt gêné d’être là à cause du poids de ma conscience, de la mélancolie de Solène, de ma vie qui n’allait pas dans la bonne direction. Je me sentais gauche, déplacé, manipulé par des forces invisibles. Est-ce qu’une entrecôte Rubia Gallega maturée 5 à 8 semaines pourrait y changer quelque chose?



La sauce aux deux poivres était délicieuse. Mon chef nettoya son assiette avec un bout de pain.

— Pourquoi se priver de ce plaisir? On est entre nous.

Il avait raison, les bonnes manières c’est avec les autres. Mais quand cesse-t-on d’être entre nous? Je regardais autour de moi, les autres tables, les gens. De nombreux couples, un groupe d’amies, un vieux monsieur seul, appliqué à découper sa viande. Mon chef était partout chez lui, il ne craignait jamais d’être observé, jugé. De quel droit le jugerait-on?

Le repas s’était bien passé. Mon patron s’était montré agréable, léger. Nous n’avions pas abordé les questions de travail. Ce serait pour plus tard, au moment du café. Il avait eu la décence de ne pas me donner de conseils à propos de Solène dont il connaissait les difficultés. Elle était apparentée à sa première femme avec qui il gardait d’excellentes relations. Une comédienne, abonnée aux seconds rôles dans des séries télévisées, qu’il aidait à mémoriser ses textes en lui donnant la réplique à l’époque. Il en gardait une diction parfaite et des intonations théâtrales dont il savait tirer parti aux moments opportuns.

— On commande une deuxième bouteille, demanda-t-il?

— Il est tard, ce ne serait pas raisonnable.

Il me regarda de travers, en souriant. 

— Tu te poses trop de questions, Antoine, me dit-il. Il faut clarifier les choses dans ta tête. Qui tu es, ce que tu fais, pourquoi tu le fais. Je peux t’aider, j’ai déjà parcouru ce chemin. Tu es un vendeur, un vendeur hors pair qui vend des produits financiers à des clients et tu fais ça pour gagner ta vie, et profiter au mieux de la société de consommation dans laquelle nous vivons. C’est comme ça, c’est brutal mais c’est ça, le reste c’est de l’habillage. Assumer c’est être libre, crois-moi.

— J’assume, ce n’est pas le problème. Je vends de la pourriture sans états d’âme, tu le sais bien. Mes résultats parlent pour moi. 

— Alors c’est quoi le problème?

— Je n’étais pas obligé de lui vendre à lui, franchement, il n’était pas venu pour ça et j’aurais pu lui fourguer mille autres produits moins périlleux.

— Pourquoi tu l’as fait, Antoine? Dis-moi pourquoi! Cherche bien au fond de toi les raisons qui t’ont poussé à lui refiler une pourriture pareille. Ne te mens pas, va au bout du bout des choses, même si ça pue. Tu la connais cette raison, je me trompe?

J’ai appelé le garçon pour commander deux cafés. Mon chef ne lâche jamais une affaire, un équipier ou une conversation avant un point final.

— Alors, Antoine, ce petit vieux qui te demandait un coin de ciel bleu, pourquoi tu lui as vendu une part de poubelle?

Il n’allait plus desserrer l’étreinte avant de m’entendre dire ce qu’il voulait. Parce que la réponse confortait sa vision du monde, parce qu’alors tout s’expliquait, une cohérence apparaissait, on savait pourquoi on agissait d’une telle façon et on reléguait aux oubliettes les questions d’éthique, de morale qu’il réservait à la sphère privée. Cette part de poubelle vendue quelques minutes avant la clôture des résultats annuels de vente me faisait passer dans la tranche dorée des super bonus. Ce pauvre vieux financerait un séjour aux Maldives dans un cinq étoiles et un cabriolet BMW pour Solène. Notre couple y trouverait peut-être un apaisement. Pourquoi hésiter ?

— Les choses sont dites, s’exclama le chef. Tu te sens mieux maintenant?


*


Nous restâmes silencieux sur le chemin du retour. Le bruit du moteur de la Porsche rythmait mes pensées confuses. Accélérer, rétrograder, ralentir, repartir. Ralentir, repartir. 

Épuisant.


Une part de poubelle

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Belgique
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