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Une source sourd

Au fond du trou

Au fond du puits


Épuisés


De tout

De rien

De moi

Même de moi, oui


N’en plus pouvoir

De demain

D’hier

Du jour

Et de la nuit, aussi


À cause de quoi?

De ce monde.

Incompréhensible

Illisible

Hautement nuisible, suffit!


Exploitation

Des ressources et des êtres

Conflits

Organisés et intéressés

Avancer, avancer, avancer


Sans penser

Suivre

Continuer

S’enfermer

Se conformer


Tête baissée,

Yeux rivés sur l’écran.

Comme une éponge,

On boit, on absorbe.

Soumis


Sans réflexion

Sans force

Sans reproches

Sans audace même

Sans envie, assujettis


Asservis

Au monde du clic,

De l’instantané,

De la réactivité.

Et quid de la pensée?


Où est sa place?

A-t-elle une place?

De l’esprit,

Extinction totale.

Calme plat, inertie


Ré-apprendre à penser

Renouer avec le raisonnement

Prendre le temps

Pauser

Et se poser


Réagir.

Mais là,

Au fond du trou,

Au fond du puits,

Épuisés


Certes,

Quelques tressaillements

Quelques sursauts

Mais trop rares?

Trop morcelés?


Et pourtant, 

Oui, pourtant,

Sous terre,

Dans les anfractuosités,

L’eau sourd


Elle percole,

En elle flotte plus qu’un espoir.

Une vibration

Prête à jaillir

À former geyser


Mais il faut s’en saisir

S’y engager 

Avec volonté

Opiniâtreté

Et force


L’eau sourd

Et elle inspire la colère.

Fini de soupirer.

Il est temps.

Relever la tête


Laisser cette eau

À la surface remonter

Arroser les terres 

Cultivables de nos esprits,

De nos cerveaux


Épuisés, exploités, assujettis, suffit!


Laisser cette eau vibrante, frétillante… vivante, somme toute, nourrir les racines des êtres que nous sommes. 

Laisser cette eau irriguer les arbres, s’infiltrer dans leur écorce, se mêler à leur sève et animer leur feuillage.


Et en effet, l’arbre qui attendait, couronne baissée, que la source le nourrisse, sent cette eau comme un frémissement le parcourir. Ce fourmillement qui le traverse des racines à l’ultime feuille, l’enchante et comme chatouillé par ce mouvement, l’arbre rit. D’un rire fort et vigoureux, emporté en écho dans toute la région. 


D’abord agité par son rire et par le plaisir de renouer avec ses sensations, il continue de vibrer mais cette fois de colère. Colère de s’être endormi si longtemps, colère d’avoir, par facilité, par confort, accepté l’assujettissement, colère d’avoir été exploité et enfin colère de s’être laissé épuiser, de n’avoir pas réagi.


Alors, l’arbre veut transmettre le message. Message d’espoir et de vie. Il intime à ses congénères de se réveiller. Par ses racines et les rhizomes souterrains, il transmet à la fois sa colère et son bonheur. Comme chahuté par le vent, il se met de plus belle à s’agiter. Comme s’il voulait pousser un cri, comme si la colère en lui devait s’échapper par chacune de ses spores jusqu’à la pointe de ses feuilles. 


L’arbre tremble.

Les branches grondent.

Tout comme l’eau, tout comme la colère.

Il tient dans cet état d’extrême tension pour que l’écho se diffuse auprès de ses congénères. Qu’ils fassent corps ensemble.


Hélas! Rien ne se passe, rien ne bouge, pas le moindre pétiole qui oscille. 


L’arbre ne devient pas forêt. 


Il reste seul. Il se replie. Il se rabat sur lui-même. Abattu. 


Il était tellement sûr que d’autres le rejoindraient. Qu’à force de se sentir abattus, ses congénères aussi voudraient se réveiller, s’emparer de leur destin, pour ne pas être abattus pour de vrai cette fois. Par la tronçonneuse. Par les coupes. Pratiquées à tort et à travers.


Non, décidément, se battre demande plus qu’un hêtre isolé. L’exploitation et les coupes auront raison de lui. Le système racinaire est atteint plus profondément que ce qu’il pouvait espérer, la gangrène de la soumission est généralisée. Défaitiste, il n’y a plus qu’à se rendre. 


Et à nouveau le hêtre s’agite, mais cette fois ni de colère, ni de joie mais d’un rire amer, d’un rire triste face à sa naïveté, à sa foi stupide, à croire en son pouvoir à lui, seul. À entraîner un mouvement collectif, à inverser le cours des choses, à combattre le système. Ce rire le fatigue, ce déploiement d’énergie l’a épuisé. Ses feuilles se recroquevillent, son tronc se lézarde, ses branches plient, sa couronne s’affaisse. 


Las, si las, de tout. De lui, des autres, d’aujourd’hui, d’hier et plus encore de demain. Son espoir replonge au fond du trou, au fond du puits. 


Il est trop loin encore pour l’observer mais à quelques lieues de là, un charme l’a pourtant bien ressenti ce frémissement qui est venu chatouiller ses racines. Une sensation douce et agréable qui remonte tout le long de son tronc en un frisson jouissif jusqu’à la plus haute de ses feuilles. Un frémissement qui le fait s’ouvrir, prendre sa place et déployer ses branches comme s’il s’étirait. Un frémissement, donc, qui le fait entrer en contact avec ses voisins aulnes et bouleaux. Un frémissement, enfin, qui se propage de l’un à l’autre.


Doucement, lentement, l’un et l’autre se réveillent, sortent de leur torpeur qui a duré bien plus qu’un hiver. Ils se veulent vivre et non plus subir ou survivre. Ils renouent avec un savoir enseveli au plus profond d’eux-mêmes, étouffé, délégitimé par des laïus idéologiques bien construits mais mal pensés. Un savoir, qu’au fond, ils sont la source, ils sont la force. Sans eux, pas d’oxygène, pas de vie, pas de fleurs, pas d’abeilles, pas de fruits. Ils sont sources. Ils sont ressources. Ils sont vie.


Doucement, lentement, ce n’est plus un arbre mais une forêt entière qui s’exprime, qui se libère, qui se détache, qui revit. Progressivement, tout ce mouvement se renforce, s’énergise. Ce n’est plus doux, ce n’est plus lent, c’est une tempête. C’est un ouragan. Pourtant si chaque arbre reprend vie et commence à s’agiter, le chaos effraiera. La tronçonneuse ressortira pour procéder à des coupes. Faire place nette. Installer des clairières pour isoler les arbres les uns des autres. Des clairières où rien ne vit. Désert biologique, neurologique, réflexif. Désert de la pensée. 


Alors, l’arbre fait corps. L’arbre devient forêt. La forêt est force. Le vent de colère souffle, mais en harmonie. La forêt tout entière s’anime pour se faire entendre. Pour combattre l’épuisement. La tempête fait vaciller les certitudes, fait tanguer les modèles, se glisse dans les interstices. Tout comme l’eau, elle percole, elle s’infiltre, elle amène doutes et questionnements. Elle provoque aussi inconfort et ballottement mais elle donne au moins lieu à la réflexion. Pour cette première, la tempête n’a pas encore réussi à battre en brèche les laïus, à réinstaller durablement les équilibres ou à enraciner la reconnaissance de la valeur de la forêt comme source de vie. La forêt frémit toutefois déjà de plaisir d’avoir pu réinsérer la réflexion, le questionnement et le doute. Et elle sait que, pour ne pas épuiser ses propres forces, elle continuera à y aller par souffles successifs. 


Le hêtre contemple tout cela et vibre de joie. Comment se réveiller, simplement, juste émerger de son inertie, a déjà pu révéler certains aveuglements. Il se promet de continuer à vibrer pour que le mouvement ne se taise pas. Pour que l’équilibre soit rétabli. Il ne veut plus retomber dans l’épuisement, ni pour lui, ni pour ses congénères. Alors, avec d’autres, il est alerte. Tout d’abord à ne pas se laisser réendormir, à ne pas retomber au fond du trou, au fond du puits. Mais surtout à rester attentif à la source qui y sommeille et à veiller. Et quand il sent ses branches plier et sa couronne flétrir, il repuise son énergie à la source et relève la tête, sachant maintenant que l’arbre peut devenir forêt. Que la forêt est vie. Que la forêt est force. 



Une source sourd

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Belgique
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