Une vie de chien
Rachel a longtemps cru qu’un cours de yoga le dimanche et cinq fruits et légumes par jour lui garantiraient une bonne santé, comme sa grand-mère Monique avait longtemps cru que la messe le dimanche et cinq avés par jour la conduiraient au paradis.
Parfois pourtant, le cours de yoga n’était qu’un item sur sa liste, quelque chose à faire entre le repassage et la boulangerie. De plus en plus souvent, les repas équilibrés qu’elle préparait à l’avance pesaient sur son estomac sans lui apporter l’énergie promise.
Elle ne savait plus depuis combien de temps elle commençait ses journées avec la nausée. Elle buvait beaucoup d’eau pour l’oublier. Surhydratée, elle traitait les dossiers confidentiels qui ne pouvaient jamais sortir du bureau en se dépêchant pour ne pas devoir travailler après dix-huit heures. Le soir, elle devait jouer avec ses enfants et les écouter raconter leur journée. Si elle ne rentrait pas assez tôt, la baby-sitter ou leur père les mettrait devant un écran ou un plat bourré de sucres. Si elle parvenait à finir en avance, elle courait chez le coiffeur ou l’esthéticienne, car elle ne devait pas oublier de prendre soin d’elle. Rachel avait une vie remplie, mais épanouie.
Les samedis étaient occupés par les activités des enfants. En les attendant, elle pouvait caser des courses, des formulaires à téléremplir ou un podcast de développement personnel. Le samedi soir bien sûr, elle prévoyait de se détendre, voyait des amis ou sortait en amoureux. Le samedi, les enfants dormaient chez Mamie, le dimanche elle pouvait se lever tard, mais pas trop quand même, car il y avait le repassage, le cours de yoga et le pain à prendre à la boulangerie pour le déjeuner chez Mamie.
Rachel avait une vie remplie, mais épanouie.
Pourtant, un jeudi, les lignes sur l’ordinateur se brouillèrent, la bouteille d’eau sur le clavier se renversa et Rachel s’écroula. Les pompiers en urgence l’évacuèrent de l’open space.
— Syndrome d’épuisement professionnel, dit l’interne des urgences.
— Épuisement parental, dit la psychiatre qui allait justement publier un livre sur la question.
— Épuisement tout court, dit son mari. Il est temps de penser à un temps partiel. Si on ne doit plus payer de baby-sitter et si je peux me consacrer à sa carrière, nos revenus ne diminueront pas.
— Dépression, dit sa belle-mère avec un soupir que Rachel prit pour du mépris.
Elle accepta cependant la proposition de sa belle-mère: s’occuper des enfants, son fils inclus, durant la convalescence de Rachel.
Celle-ci s’annonçait longue. Rachel passait ses journées à culpabiliser de ne rien faire sans trouver la force de faire quoi que ce soit. Tout lui paraissait à la fois difficile et parfaitement inutile: les grilles de mots croisés, la préparation des repas, les séries dont tout le monde parlait, mais qu’elle n’avait jamais eu le temps visionner, les devoirs des enfants… Si sa belle-mère ne venait pas chaque matin pour la pousser à prendre une douche le temps d’aérer la chambre, elle n’aurait même pas la force de se lever.
— J’ai l’impression que je ne sers à rien et que je dérange tout le monde, confia-t-elle à sa belle-mère.
— Ou c’est nous qui dérangeons votre repos, rétorqua celle-ci songeuse.
Le lendemain, elle revint avec une nouvelle proposition.
Son amie Mathilde s’était cassée la jambe. Elle avait une chambre d’amie et un petit chien nommé Dourakine.
— C’est une spécialiste de la littérature jeunesse du dix-neuvième siècle.
Rachel regardait sa belle-mère sans comprendre: elle n’allait tout de même pas lui proposer, dans son état, de prendre soin d’une inconnue?
— Elle a une voisine qui lui fait ses courses, une infirmière qui vient à domicile et sa sœur qui lui apporte ses repas. Et surtout, elle a ses livres et ses recherches pour l’occuper comme d’habitude.
Rachel comprenait encore moins, la conversation commençait à devenir trop longue.
— Elle aimerait juste quelqu’un qui ait le temps de promener son chien. Sa voisine et sa sœur peuvent l’amener faire ses besoins au coin de la rue, mais pas plus loin ni plus longtemps. Mathilde vous hébergerait et ne vous demanderait rien d’autres que d’amener Dourakine en promenade. Vous pourrez aller où vous voulez… Si vous restez une heure dans le square à côté de chez elle, c’est bien aussi… Le chien à besoin d’être dehors et de renifler.
Rachel ne connaissait rien aux chiens. Elle n’était pas contre, elle les trouvait même mignons, mais elle n’avait jamais eu le temps d’y penser davantage. Elle doutait d’avoir la force de sortir de son lit plusieurs fois par jour, mais elle sentait qu’elle en avait besoin. Et surtout, elle avait besoin de s’éloigner de son appartement, de l’énergie de ses enfants, de l’agacement de son mari et de la tranquillité de sa belle-mère. Elle accepta donc cette insolite proposition.
La Rachel passée aurait aussitôt googlé comment promener un chien et visionné plusieurs tutoriels. La Rachel présente laissa sa belle-mère lui préparer sa valise et la conduire chez Mathilde.
Rachel, sans réaliser ce qui se passait, se retrouva seule sur le pas d’une porte, une valise et un sac à ses pieds. Lentement, elle comprit qu’elle devait entrer et se présenter.
Mathilde l’accueillit avec un sourire chaleureux. Au grand soulagement de Rachel, elle s’en tint au minimum de conversation possible: elle pouvait s’installer dans la chambre bleue au fond et revenir la trouver quand elle serait prête à promener Dourakine.
Celui-ci se tenait tout tremblant sur les genoux de sa maîtresse: une petite tête de loup sur un corps de peluche. En entendant son nom, il releva la tête et posa son intense regard brun sur Rachel qui préféra s’enfuir dans la chambre, incapable de répondre à cette sollicitation canine.
Il lui fallut une heure pour se décider à réapparaître. Mathilde et Dourakine l’aidèrent beaucoup en ne posant aucune question et en limitant les informations au minimum. Une fois dehors, le petit chien prit les commandes et elle se laissa porter.
— On dit que les chiens sont thérapeutiques, dit son mari de plus en plus agacé de vivre avec sa mère.
Il disait que Rachel lui manquait, mais c’était en fait sa liberté qu’il souhaitait retrouver. Sa mère l’obligeait à faire son lit le matin, à manger des épinards et à gérer les activités des enfants le samedi.
Rachel ne se faisait aucune illusion: Dourakine n’allait pas la guérir. Il était trop occupé à aboyer contre les portières, à humer l’urine des réverbères ou à gober les mouches. Le petit terrier était mignon, mais son intelligence et son empathie étaient très limitées. Dans la maison, il passait son temps blotti contre son humaine qu’il délaissait volontiers pour de la nourriture. Rachel menait désormais cette vie de chien: elle dormait, mangeait et se promenait trois fois par jour. Quand elle entendait son nom, elle tournait la tête, mais ne comprenait rien à ce qu’on lui disait.
Cette vie avait le mérite de rendre le temps supportable et elle n’espérait rien de plus.
Un après-midi, Dourakine sauta sur le lit de Rachel et se blottit contre elle. Son humaine était sortie avec sa sœur pour un rendez-vous médical. Rachel égrainait dans sa tête la liste de toutes les choses qu’elle pourrait faire, mais ne se sentait pas la force de commencer. Lentement elle s’assoupit en caressant le petit terrier.
Un bruit de portière les réveilla. Dourakine grogna. Des voisins avaient l’audace de se garer le long de sa maison. Il lança à Rachel un regard mécontent, elle acquiesça en souriant:
— Quel scandale! Les gens osent vivre leur vie sans se soucier de nous!
Le chien se redressa, flatté par l’attention qu’elle lui portait. Il la dévorait du regard tout en remuant la queue. Elle lui caressa le haut de la tête, ravi il roula sur le dos et s’étira. Lentement, elle regarda l’heure en se demandant si elle voulait proposer à l’animal une promenade.
Il résolut son dilemme en sautant du lit et en courant chercher sa balle. Il commença à jouer seul tout en lançant des regards vers Rachel pour l’inviter à participer à la partie. Il attrapait la balle dans sa gueule, la lâchait, la poussait avec sa patte, puis la rattrapait.
Rachel sourit et remarqua:
— D’où tu tires cette énergie, toi? On a pourtant interrompu ta sieste, à toi aussi.
Rachel remarqua qu’elle avait beau vivre comme un chien, elle n’avait pas une once de l’énergie de Dourakine.
— Tu n’es jamais fatigué, toi?
Le terrier confirma en poussant sa balle avec le museau avec force pour ensuite courir la rattraper.
Non, il n’était jamais fatigué. Et elle était épuisée.
— Quel est ton secret petit chien?
Dourakine, frétillant, se dressa sur ses pattes arrière, la balle dans la bouche. Pour lui, rien d’autre ne comptait que ce qu’il avait l’intention de faire à ce moment précis.
Et si c’était ça le secret?
Et si une vraie vie de chien c’était: ne faire qu’une chose à la fois, mais à fond…
Rachel prit la balle que le chien lui offrait et la lança au fond de la chambre.
