VHS
Judith verrouilla la porte du studio qu’elle louait Via Grimaldi avant de descendre les marches de l’escalier de marbre du vieil immeuble à appartements. En ce mois de mai, l’air était déjà chaud et le soleil accueillant. Elle s’arrêta cinq minutes pour avaler un espresso doppioet un cornetto au petit bar sur son chemin dans la Via Plebiscitoavant de continuer son chemin vers le Parc Pacini. À cinquante ans, Judith en faisait dix de moins et seules ses mèches grisonnantes plus nombreuses qu’autrefois dans sa chevelure rousse flamboyante trahissaient son âge, surtout depuis qu’elle avait renoncé aux colorations. Au bout de quelques centaines de mètres, elle sentit le parfum des poivrons et artichauts grillés de la petite aubette où elle avait pris ses habitudes. Elle avait toujours aimé les marchés, où qu’ils soient, mais le marché aux poissons de Catane, et ses alentours consacrés à d’autres victuailles l’emportaient de loin. D’autant que ce weekend, une brocante s’était encore ajoutée de telle manière que les échoppes de fruits, de légumes et de poissons côtoyaient celles des marchands de vieux meubles, de livres, de vieilles montres et de reliques de la Seconde Guerre mondiale. Celles-ci étaient nombreuses. Casques américains ou couteaux allemands émaillaient les étals et seul un œil expert pouvait distinguer les originaux des multiples contrefaçons. En cette année 2034, Judith pensait qu’il s’agissait davantage de faux alors que les cent ans du débarquement de Sicile approchaient. Mais ces reliques du passé guerrier de l’Europe la révulsaient, car elles lui évoquaient surtout sa propre fuite. Encore ce matin, elle avait laissé sans réponse un appel de son mari Robin, inquiet de son absence. Lors de son départ, elle lui avait simplement laissé un mot lui signifiant son besoin de prendre du temps pour elle et de voir du pays. Elle n’était pas en colère contre lui et peut-être espérait-elle même qu’il vienne la retrouver et qu’ils partagent ensemble ce simulacre de fuite.
Judith était venue à Catane seule. Elle avait perdu la finalité de toute chose et toute chose lui semblait étrangère. Si elle aimait bien flâner sur ce marché aux puces, elle n’y avait jamais rien acheté. Un drone passa dans le ciel. Un vendeur lui fit un bras d’honneur, marmonnant une insulte en sicilien. Il faut dire que les incidents s’étaient multipliés ces derniers mois. Plusieurs drones avaient été abattus, toutes classes confondues, du policier au livreur. La veille encore, deux robots humanoïdes qui ramassaient les poubelles avaient été incendiés à coup de cocktails Molotov. Sans doute trop de gens vivotaient-ils pour apprécier ces merveilles technologiques qui leur prenaient leur emploi. C’était aussi pour la relative absence des robots et autres drones dans l’espace public que Judith avait choisi Catane pour sa fuite ou sa retraite.
Était-ce la trinacria de terre cuite qui attira son attention? Ou s’agissait-il de la photo en noir et blanc de cette femme fumant une cigarette, le regard perdu entre colère et résignation? Ou encore était-ce l’œil de verre de l’homme qui tenait l’échoppe et venait de lever sa main au ciel. Mais Judith se tourna vers elle et à l’instant où elle l’aperçut, elle fut incapable de voir autre chose que cette vieille caméra VHS, garantie en état de marche si on en croyait le papier disposé devant. À contre-courant des usages de ses contemporains, Judith ne prenait que très peu de photos ou de vidéos. Elle n’immortalisait ni les petits bonheurs ni les grands événements de la vie. Lors de la naissance de son fils Ben, elle avait ressenti au plus profond d’elle-même l’impossibilité de fixer chaque détail des instants fragiles et presque évanescents de cette vie nouvelle. Aucune photo ou vidéo ne pouvait traduire son sentiment d’émerveillement et elle avait préféré renoncer à ces images qui ne traduisaient jamais pleinement ce qu’elle ressentait.
La fragilité et la beauté de cette petite vie lui avaient fait prendre conscience brutalement de la grandeur de la tâche qui lui incombait et qui lui avait semblé presque incommensurable. Mais elle avait embrassé son fils, et avec lui la volonté de le protéger quoi qu’il arrive et de l’aimer sans condition. Judith et Robin avaient été heureux, pleinement et sincèrement, de la venue de Ben. Ils avaient essayé d’avoir un deuxième enfant, mais ce bonheur-là leur avait été refusé et, après trois fausses couches et autant de deuils, Judith et Robin avaient décidé d’arrêter les frais.
Judith examina la caméra.
— Funziona? demanda-t-elle de son italien balbutiant.
— Certo, lui répondit l’homme.
Et pour dix euros, l’affaire fut conclue. Judith s’arrêta à une petite échoppe de street food et commanda une bière qu’elle sirota en regardant la vie qui s’écoulait autour d’elle, son étrange achat compulsif posé devant elle sur une petite table métallique rouillée. Le baffle de l’aubette diffusait “Parole, parole” de Mina et Alberto Lupo et une brise chaude et printanière caressait ses joues. Judith savoura la sérénité de ce moment, oublieuse de la trame qui l’avait menée ici. Sa journée s’écoula sur le même rythme, entre une Arancini dégustée sur un banc du parc Maestranze, et une longue flânerie sur la Via Etnea.
C’était les nuits qu’elle redoutait le plus. Ses pensées tournoyaient alors sans fin et elle-même, à leur image, se retournait sans cesse dans son lit. Elle se leva, jeta un œil par la fenêtre sur le Castello Ursino illuminé. Elle se recoucha sans trop y croire et c’est alors qu’elle l’aperçut. Un voyant rouge s’était allumé sur la caméra, indiquant que celle-ci était en train de filmer. Judith se leva. Elle n’avait pas rechargé la batterie et elle doutait encore de la sincérité du marchand. Elle porta la caméra, lourde et encombrante à son œil. Le viseur brillait de la lumière grise de l’écran noir et blanc qu’il abritait.
— Ben! lâcha-t-elle bruyamment.
Devant son œil droit, un enfant de deux ans et demi jouait avec de petites voitures. L’image était marquée des lettres “REC”, signalant un enregistrement en cours. Il n’y avait pas le son, mais Judith entendait presque ses balbutiements. L’enfant joua puis, comme s’il était appelé ou qu’il remarquait qu’il était filmé, s’interrompit et sourit à la caméra. Celle-ci se coupa et retourna brusquement à l’obscurité, laissant Judith agitée. Elle essaya de la rallumer, en vain, avant de s’endormir à l’aurore.
Le lendemain matin, Judith retourna sur le marché, mais il n’y avait ce matin que des vendeurs de poissons ou de fruits et légumes. Elle s’adressa à une vendeuse qui était déjà présente la veille pour lui indiquer qu’elle cherchait le brocanteur, mais la femme ne le connaissait pas. Judith chargea la caméra une bonne partie de la journée. Quand elle parvient à l’allumer, elle appuya sur le bouton play. Elle replongea son œil dans le viseur, mais seul un écran brouillé apparut. Il y avait bien une cassette dans la caméra, mais elle était vierge. Judith l’éteignit et se demanda si elle n’avait pas rêvé.
Elle repensa aux images de Ben qu’elle avait vu cette nuit. Parmi le peu de films qu’elle avait réalisé, elle ne se souvenait pas d’avoir filmé une telle scène, mais elle le revoyait jouer avec ses petites voitures. Robin et elle avaient tout fait pour l’ouvrir à toute sorte de jeux et à dépasser les stéréotypes, mais il revenait toujours à ses petites voitures… Ben lui manquait. Ils s’envoyaient toujours des messages, mais s’en tenaient à des banalités, bloqués par le malaise du départ de Judith. Elle ne savait pas comment son mari Robin lui avait parlé de sa fuite.
Ce soir-là, Judith se coucha de bonne heure. Dehors, la pluie claquait violemment sur l’unique fenêtre de sa chambre, un médicane, un ouragan méditerranéen s’approchait de la côte de Sicile orientale. Bizarrement, cette tempête extérieure l’apaisa et chassa ses propres tourments. Était-ce une bourrasque plus violente que les autres qui la réveilla? Elle ne put le dire. Mais Judith n’eut pas le temps de se poser la question. La lumière rouge de la caméra semblait illuminer toute la chambre, telle une bouée sur une mer sombre. Judith sortit à la hâte de son lit et porta la caméra à l’œil.
Ben était là, un peu plus âgé. Il marchait d’un pas décidé dans le jardin. Celui-ci ressemblait au sien, pensa Judith. La petite cabane de bois vers laquelle le petit garçon se dirigeait ressemblait à s’y méprendre à celle que Judith avait installée avec Robin. Pourtant, ils l’avaient placée alors que Ben avait déjà huit ans. Judith pouffa de rire. Elle cherchait une logique à ce qu’elle voyait, alors qu’elle ne s’étonnait guère que cette vieille caméra diffuse des images de son fils en pleine nuit. La seule explication logique était qu’elle rêvait… ou qu’elle décompensait sérieusement. Sur l’image, Ben entra dans la cabane et se retourna en souriant vers la caméra. L’image redevint obscure et il ne resta que le vent, violent, qui soufflait au-dehors.
Toutes ses pensées se tournèrent vers Ben. Quand la guerre avait éclaté, à l’Est, il n’avait que 6 ans. Judith avait tenté de le tenir à l’écart de cette actualité. Elle avait d’abord pensé que ce conflit finirait vite. Mais les mois étaient devenus des années. Et petit à petit, le spectre de la guerre s’étendit à toute l’Europe. Et ce qui était une sage politique de défense s’est transformé en un élan va-t’en guerre. Quand Ben a fêté ses douze ans, le service militaire volontaire était devenu fortement encouragé; à ses quatorze ans, il fallait justifier qu’on ne le faisait pas; à ses seize ans, il était devenu obligatoire. La guerre s’étendait, se dissimulant sous des appellations obscures que seule la novlangue pouvait produire.
Judith avait tenu un temps en se réfugiant dans une routine presque militaire, utilisant la régularité de sa vie quotidienne chargée comme des œillères plutôt que comme un bouclier. Les horaires l’aidaient à éviter de penser. Mais plus elle s’y réfugiait et plus sa vie lui apparaissait étrangère. Elle avait le sentiment d’élever de la chair à canon.
Petit à petit, une circonscription obligatoire s’était dessinée à l’horizon. Mais elle n’était même plus nécessaire. À dix-sept ans, Ben et ses amis ne pensaient qu’à s’engager dès l’école terminée. Il n’y avait plus moyen de s’y opposer. Même Robin avait argué lors d’un dîner avec des amis que c’était “l’épopée d’une génération”. Comment pouvait-on oublier si vite que la guerre restait la guerre et uniquement la guerre avec ses massacres, ses vies sacrifiées et ses puissants protégés? Robin, Judith l’entendait pourtant sangloter la nuit à l’idée de voir leur fils partir, alors pourquoi ces faux semblants.
Elle était partie un matin. Juste avec un petit sac à dos, le vieux défraîchi avec lequel elle avait fait le tour d’Irlande trente années auparavant. Elle y avait mis deux-trois vêtements, avait pris ses papiers d’identité et était partie. La veille de l’engagement de Ben.
Arrivée à Catane, elle avait dormi pendant vingt-quatre heures, quasiment sans interruption, épuisée de tout. Elle se réveillait, lisait beaucoup, parlait peu et s’endormait tôt. L’arrivée de la caméra VHS était venue perturber cette retraite.
Judith hésita à ramener la caméra au vendeur, mais sans doute n’aurait-il pas la moindre explication et, plus vraisemblablement, il la prendrait pour une folle. Elle pensa également à la balancer dans la première poubelle venue. Mais, fruit de son imagination ou non, elle attendait avec impatience la prochaine vision. Cela lui faisait du bien de voir Ben en dehors des rares vidéos qu’elle possédait de son enfance.
Les jours suivants s’écoulèrent sur le même rythme. Judith enchaîna des journées d’une fausse nonchalance sous le soleil printanier sicilien. Elle dormait ses nuits d’un sommeil peu profond, accaparée par l’attente de ce moment où le voyant rouge de la caméra se mettrait à clignoter.
Les vidéos ne s’inscrivaient pas dans une chronologie linéaire. Si l’une s’attachait aux premiers pas de Ben, celle du lendemain le montrait jouant sur une balançoire du haut de ses huit ans. Une autre évoqua l’image furtive d’un adolescent masquant son visage pour la caméra; une autre encore captait le regard d’un nouveau-né tournant lentement sa tête vers la lumière du jour.
Ben lui manquait. Un matin, elle finit par l’appeler. Le téléphone sonna trois fois avant que Judith ne puisse entendre sa voix.
— Allo?
Judith respira longuement et tenta d’émettre un son.
— Maman? C’est toi? Ton numéro est masqué.
Elle ne put retenir un sanglot, qu’elle masqua en éloignant le téléphone de son visage.
— Je ne t’en veux pas, tu sais. Tu me manques. Je ne me suis pas engagé pour vous fuir. Juste pour faire ma part. Décroche quand Papa t’appelle. Il se fait un sang d’encre.
Judith ne dit rien. Elle l’écouta encore quelques secondes avant de raccrocher. Cette journée s’écoula sans faim et sans passion. Chaque pas lui sembla lourd et les quelques lieux familiers de Catane ne lui apportèrent aucun réconfort. Elle rentra dans sa chambre à la nuit tombée et, de rage, jeta le caméscope contre le mur qui retomba brisé au sol dans un fracas de plastique. Elle n’alluma pas les lumières, ne se doucha pas et s’endormit d’un sommeil sans rêves.
Elle se réveilla en sursaut et chercha la lumière rouge du regard, presque par habitude. Elle se pencha par-dessus son lit. Le caméscope gisait au sol et dégageait une faible lueur malgré son état. Si la lumière rouge ne fonctionnait plus, les volutes de lumière grisâtre qui sortaient du viseur lui indiquaient que la caméra était en pleine diffusion. Elle sortit précipitamment de son lit, se mit à genoux à côté du caméscope et le porta à son œil.
C’était à nouveau Ben, il devait avoir deux ans et marchait sur une terrasse de pierre par une belle après-midi ensoleillée. Judith s’apprêtait à enlever son œil, mais un élément nouveau l’en retint. Une femme entra dans le champ de la caméra, de dos. Elle attrapa Ben et le prit dans ses bras avant de se tourner vers la caméra. C’était Judith. Mais elle n’avait pas la trentaine comme quand Ben était petit. C’était elle, à un âge proche de celui qu’elle avait aujourd’hui. Sans doute même plus âgée à en croire la couleur de ses cheveux qui flamboyaient de blanc.
- — Mais qu’est ce que....
Elle n’eut pas l’occasion de terminer sa phrase que Robin vint se mettre à côté d’elle, avec ses cheveux autrefois noirs qui grisonnaient fortement aux tempes. Et ensuite, Ben, adulte et une jeune femme aux longs cheveux de jais vinrent rejoindre le groupe. Ils posaient pour une photo de groupe. Tout le monde souriait et Judith devina des conversations joyeuses dans le silence des échanges en noir et blanc. Le petit garçon passa des mains de Judith à celles de la jeune femme. Celui qu’elle observait depuis son achat de cette caméra n’était pas Ben, il ne l’avait jamais été. L’image se fixa sur une photo de groupe et la caméra s’éteignit.
Judith se coucha et s’endormit, apaisée. Le lendemain matin, elle se leva avec le soleil et une improbable certitude, celle que son fils allait survivre, que le monde allait trouver une paix nouvelle et que la vie, belle et incertaine, allait continuer. Judith prit une douche, sortit et jeta la caméra dans une poubelle de sa rue avant de prendre un espresso doppio au bar tout proche. Alors qu’elle le dégustait, Robin appela. Elle décrocha sans hésiter.
— Je reviens demain, dit-elle simplement.
