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Zombifier fatigue

La question de l’épuisement du sens est intéressante, en ce sens — point trop épuisé? — qu’il n’y eut jamais de sens totalement plein ou vide, mais que la capacité de faire sens, de constater, adhérer, critiquer ou combattre un sens quelconque — soit plus qu’une signification — peut fort bien se dévitaliser, s’amenuiser pour diverses raisons.

Il n’est aucun sens, même objectivé, qui n’ait à être porté par des épaules assez solides. Argué ou clamé, le sens, comme grappe de significations, comprend aussi du non-sens ou une vague direction à suivre. Tout cela tend à s’effondrer s’il n’y a pas un minimum de force pour soutenir formes et contenus. Tout raisonnement logique ou mathématique s’effrite ou se dissout dans quelque vapeur mentale, s’il n’y a plus, pour le soutenir, une vitalité suffisante, comme attention durable et capacité d’abstraction. Bref, dans un monde fantomatisé, il n’y aurait plus que des vérités fantomatiques.

Dans un monde du mou démocratisé, mis à part des travailleurs du dur qui viennent d’ailleurs ou y sont encore un peu, ce qui se met à importer, ce sont à peine des formes, bien huilées à la façon d’un transat qui bronzerait sur une plage, plutôt en l’absence de soleil et de mer. Des maux mentaux remplacent couramment les risques d’écorchure, en une sorte de nonchalance mélancolique qui sent son asthénie. Tout se passe souvent comme si on avait tout vu, alors qu’on semble persuadé, très tôt, qu’il n’y eut jamais rien à voir.

Un rapport dit de force suppose des forces suffisantes et assez distinctes qui s’opposent. Dans un monde amolli, un certain affaiblissement physique et mental de la population va dans le sens d’un consensus ou dissensus d’ordre seulement colloïdal. On ne peut plus s’opposer vraiment à ce dont on n’est plus sûr qu’il soit à l’intérieur de soi, devant soi ou ailleurs. Mais tout affaiblissement, plus ou moins pensé comme stratégique, du gros d’une population implique aussi, nécessairement, celui de ses élites. Une intelligence qui s’emploie à limiter ou à illimiter anecdotiquement, se limite et s’anecdotise forcément elle-même.

Pour faire sens, il faut encore tenir solidement sur ses pieds et qu’une terre, à proprement parler, existe pour les soutenir. Mais aussi, n’en déplaise, pour faire non-sens brutal, à la manière d’une racaille d’abord destructrice. Cela se passe différemment dans le monde d’une immanence idéalement sans aucun dehors réel. Dans un tel monde, il vaut mieux se laisser planer dans une eau plutôt sale à la manière d’une raie manta, en minimisant ses efforts et son angoisse. Plus l’énergie vitale baisse et plus, non forcé de la dépenser, on l’économise, souvent pour compenser par quelque inessentiel, une forme de gesticulation ou moins encore. Même si on ne sait jamais trop ce qui est essentiel, on trouve plus ridicule qu’avant de s’en poser la question, abominable à la limite toute question qui ne soit pas prise dans son imparable réponse, comme un têtard dans une marmite d’eau point encore trop chaude.

Dans un monde de l’immanence — marchande, atomisante et plus minimisante encore, a-rapportante —, toute transcendance est faussée. Il n’y a pas plus de sortie que de ciel, de caverne que de planète Mars, seulement des effets de lointain, plus ou moins délétères. Le problème n’est pas d’abord qu’il y ait des “vérités alternatives” à d’autres, incomparablement plus solides. Il est plutôt à situer du côté d’une déficience de la force de vérité (pas d’abord de celle qui en imposerait une), et aussi — du moins individuellement — de celle de fausseté. Tout devient plutôt indifférent parce que mou, interpénétrable, mixable à loisir, mutable presque au jour le jour, comme dans une somnolence plus ou moins continue.

L’inquiétant est moins l’épuisement du sens que celui, en chacun ou presque, de la faculté de faire sens, laquelle demande de suffisantes forces dédiées, des formes et opérations assez nettes, de la suite dans les idées, mais aussi un sens de la ramification, du saut dans l’inconnu, du risque pris sans grande pression pratique. Dans un monde où un pitch tient presque lieu de roman ou de film, une phrasette de point de vue politique et internet de structuration mondialisée de l’activité et de grain sensible bien meilleur pour se vivre, il ne faut pas s’étonner du blafard d’ambiance, d’une fantomatisation prégnante des beaux mets comme des lettres belles. Tout s’en ressent, rend plus ou moins moribond le plus vif des gesticulations. Une déflation de toutes les sortes d’économie a cours, dramatiquement pour certains.

Des morceaux de femmes croisent des épouvantails hommes. Il y a beaucoup de reclus, certains magnifiques, mais la plupart se mirent dans un paillasson. Il est des paradis artificiels qui tuent, mais l’ensemble suggère plus des limbes qu’un enfer, où l’on est mieux terrorisés qu’hier par la survenue possible d’un enfer réel. On abonde en mômes qui n’ont même plus envie de vivre et en récits qui ne disent guère qu’achète-moi, car on parle d’acheter son moi, son sens du moi, dans un langage idoine, plutôt parlé moyen, même s’il est écrit. Achète-moi le sens, le non-sens, surtout dans la moyenne et à l’intérieur d’un monde inchangeable, quoique délirant.

Un affaiblissement, voire une perte des raisons de vivre, aussi bien d’écrire, ne va jamais sans une déperdition de forces. Il faut exténuer la jeunesse, mais pas seulement, à force de révoltes vaines. Préférer encore des actes gratuits à des actions sensées ou qui pourraient le devenir. Aussi bien caver les yeux d’écrivains qui ne se font pas au primat de la communication, leur rendre très amère la pulsion d’écrire pour presque personne.

Après tout, il est assez bon de moribonder, les pieds battant un peu à l’intérieur de puissants flux et la bouche gobant de temps à autre une ablette synthétique. L’important est sans doute d’atteindre presque cent ans, en vivant diverses vitesses qui dépendent de moteurs externes. Se laisser aller, quoi! Par exemple, à l’extrême lenteur d’un escargot vaguement scripteur qui, sur le tard, évite toute pluie qui mouille, étant entendu qu’un effet mousson vaut le coup sur écran plat, en compagnie d’une ménagère ou autre, mieux que mécanique, qui contribue sans un mot à vous farder une progressive cadavérisation plutôt confortable.

L’extrême épuisement des résidents d’un ehpad, couplé à une maison de soins palliatifs, recoupe celui d’une écriture blanche qui n’en finit pas de pâlir, à la langue chargée de siècles. Un peu plus loin, de jeunes corps dansent raides et très partis, sans aucun contact entre eux ni obligatoirement musique. Bref, c’est la joie!

Réveillée d’entre les morts, une ombre de vaudeville exécute une aubade de portes claquées. Cela paraît absurde, mais trouve un sens profond chez un promoteur d’enfilades de pièces vides.

Il faudrait affronter un sujet et non pas tourner autour. À force de digressions, ce qui eût pu faire un sens assez intègre se perd par petits morceaux en chemin. Le signe de l’épuisement d’une source des signes, c’est leur prolifération à moindre sens ou pas du tout. Une signalétique suffit au citoyen.

On peut presque parler d’une urination d’Ur sur son antique invention de l’écriture. L’inspiration expire à coups de copies à peine variées ou dans l’affrontement d’une glu qui entrave la respiration, en favorisant une toux qui postillonne des significations aussi éphémères que les insectes qui tournent, dans ta bouche, autour d’un lampadaire sourd planté au milieu de la pénombre de ta langue.

Edmond a trouvé une cocotte en Marie-Paule, faite d’un joli papier qui se brûle aux orteils afin qu’il les lui suce. Cela n’a aucun sens ou plutôt gagnerait à n’en avoir aucun. Déjà moins de faux.

Il n’y a plus à s’épuiser à vivre, s’il faut mourir debout, agoniser tout en se pliant de rire. Tout cela est infiniment joyeux, le pire étant le ton plaintif obligé qui, sur un plan suprême, caractérise une pensée, assez confortablement douloureuse, du pansement impossible.

Rien n’est égal, mais appuyer encore sur son tube de pensée n’est pas réservé aux meilleurs. Ce n’est pas encore demain matin que tu comprimeras ton tube à sec, Popol!

Une dépossibilisation procède ici par une prolifération de “possibles”. Un survol commun — comme dans une vapeur de soupe — semblant se satisfaire d’un langage moyen, il est devenu presque fou de se creuser l’alphabet ou plutôt l’alphabétique manque. Il faut être fou pour se rendre inentendable dans une prétendue communauté de sourds-muets, saturée de signes.

L’énigme de chacun pue au comptoir. Il convient de la ravaler. A cours tout un épuisement apparent de l’énigmatique et des formules qui s’y frottent. Les possibles à portée, outre qu’ils ne sont souvent plus les mêmes, manquent de force mutatoire. Une nécessité fait plus qu’avant leur loi.

Une forme de société des possibles tend à en impossibiliser toute autre, en se servant d’eux, de leur prolifération apparente. Plus il y a de films d’un certain type entre lesquels choisir, plus un même tissu filmique est alors acceptable et préféré. Plus il y a de romans, moins il y a de différences entre eux.

Face à une multiplication d’options possibles d’un certain type, le choix de n’importe laquelle tend à renforcer l’identification à une même indifférence pour elles. Collectivement et individuellement, un type de choix qui renforce l’indifférenciation, rend très improbable toute option profondément transformatrice, dans la mesure où cela peut

exister. En ce sens, il y a bien grande fatigue. 

Mais l’épuisement d’une telle question peut cependant conduire à ce qu’elle ressorte de sa boîte, comme un diable sur ressort aux petites fesses rose frais, dotées d’un étonnant pouvoir spéculatif et non sans effets notables.

Entre un grand nombre de dames alignées, de toutes provenances, il faut qu’un même intervalle entre elles finisse par faire fonction de prégnante fendaison sensiblement stérile. Ce qui est choquant, ce n’est pas ce genre d’expression, mais ce qu’elle exprime.

Même s’il n’est pas de parole étrangère à toute impuissance, lorsqu’elle s’exerce principalement sur une telle base, elle devient (pour qui encore?) presque insupportable. L’épuisement de la faculté de dire passe par de nombreux discours. Ce n’est pas qu’ils ne disent rien, mais qu’ils indiquent, souvent malgré eux, un tarissement de l’aptitude à dire vraiment quelque chose — en vue de quelle autre?

La minimisation des possibles, beaucoup par leur fonctionnalisation, tend à rendre absurde tout vaste projet, du moins toute recherche sans but étroitement prédéterrminé. Toute rencontre gratuite aussi (par exemple, avec un melon qui bégaie).


Son travail consistait à tourner des pages, sans jamais s’arrêter sur l’une d’elles. Il étudiait leur rotation, sa vitesse idéale pour pouvoir durer et aussi se muscler les doigts. Un autre étudierait le glissement d’une même page, sa sorte de patinage sans fin, comme sur glace.

Ma soeur m’a dit “Point à la ligne, puis gobe cette surface, censé être nulle”.

Il ne serait pas d’épuisement d’écrire qui n’allât jusqu’à ce geste répété de tracer en l’air, à l’ancienne — en coin de scène, si possible oublié du public — du pouce, de l’index et du majeur. La pièce “Nostalgie de l’écolier d’Élée qui gratte” a été vue par des générations d’enfants de la Brousse.

Concernant l’épuisement d’écrire sur l’épuisement, il y aurait aussi de possible une sorte d’extase de l’écartement des doigts de pied dans un imaginaire raisin moelleux, devant un public soûlé d’aises à la perspective d’une bibine au énième degré.

Tromper l’ennemi de belle écriture, sans oublier le relâché.

De l’épuisement d’écrire pour qu’on n’y comprenne goutte, à la rigueur particule suspendue. Un reste d’opacité coûte cher — à qui? — au marché de la transparence.

Des acteurs rêvent d’actes qui pèsent leur content — même déchiré — de potentialité. Celle-ci est à la virtualité ce qu’est un munster fait à un camembert bas de moelleux et puanteur, donc prix.

Il n’est pas de fatalité qui épuise les potentialités de Marie-Madeleine au tricot de vérité (moindre mensonge?), car elle a pour cela des aiguilles dans le cœur et une acuité conceptuelle qui évite de se mordre une queue toujours fantomatique.

La réalisation d’un universel neutre butait toujours, ici, sur un retour du corps à l’état de guenilles ou, à l’occasion, d’automate (jogging automesuré frigopoétique).

Le moindre pas d’expression, quoi qu’il dise, est une affirmation d’existence. Même dire “merde”, “chérie” ou “ne pas”, dessiner ou faire des mimiques, est d’abord, sourdement, poser qu’on existe encore comme membre de la tribu des exprimants quelque chose, y compris d’infime.

Aucun professionnalisme expressif, de l’écriture comme du reste, n’efface — n’écrase légitimement — l’intérêt qu’on peut prendre aux plus balbutiants du cadenas, qu’ils en expriment directement quelque chose ou via les beautés de la cave: la leur propre et générale. Ni la correction, ni la nouveauté de la forme n’autorisent à se la péter entre aristos d’un tel machin. Qu’il y en ait évidemment de meilleurs que d’autres, cas par cas et non statutairement, n’est pas la question.

Quel peut être le fin fond de sens ou d’absurdité d’un parallélisme d’existence, faisant, par exemple, que la locution “Je vais te rentrer dans le lard” doive seulement être une image?

Ma réserve de tolérance à l’épuisement s’épuisant, il me faut puiser dans mes dernières forces pour dire cela à personne de distinct (brume d’autrui). Rompu au bout d’une lecture proustienne, je me décidais pour le haïku punctiforme.

Une circonstancielle de lieu m’a paumé la boussole maritime. Je suis épuisé sur un radeau de l’Hypoténuse en pelote.

As-tu jamais senti le tarissement du dire comme un accès soudain à une parole magico-automatique?

Complètement naze sous la ceinture, je n’en continuais pas moins à dresser un dire sexué à la barbe peignée d’un gouvernement Barnum. Le retour presque inéluctable du “cul” au bout d’un certain épuisement mental est tout à fait significatif. Mais de quoi?

La lassitude d’écrire était d’un intérêt majeur pour stériliser — une bonne fois? Tu veux rire!? — un ciel des idées aussi bouché que boucher.

On rencontrait — ou devinait dans des mansards — des zombies scripteurs qui se contentaient de danser le geste d’écrire. Un culte de l’impuissance à nouveau sécherait sur pied les fleurs de dames vouées à une prière de sublime évaporation.

L’épuisement de l’idéal ne donne pas du tout une matière, mais un ras idéel.


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