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« Plus le choix »

C’est peu de dire que tout le monde était sur ses gardes.

La foule serpentait jusqu’au premier angle de l’imposant bâtiment. Les formalités d’accès au Musée étaient compliquées par le luxe de précautions dont s’entouraient les agents de la sécurité : sacs ouverts, objets métalliques à déposer, fouilles corporelles minutieuses ; et, fait inédit, obligation pour certains visiteurs, surtout les plus jeunes, de découvrir les t-shirts dissimulés sous une couche de vêtements : sans parler de la recherche frénétique de fioles ou de flacons contenant un liquide d’une part, ou de sachets de poudre ou de farine d’autre part pouvant tous être projetés sur une surface plane.

Dans les salles, tout le monde était sur le qui-vive ; une tension palpable imprégnait les lieux dès l’ouverture. Les œuvres, pour leur part, se préparaient à soutenir les milliers de regards qui se poseraient sur elles toute la journée.

Les premières heures se passèrent sans encombre. Comme dans toutes les rétrospectives, les visiteurs s’agglutinaient autour de quelques tableaux célèbres et rarement montrés, jouant plus ou moins civilement des coudes dans la cohue ou déployant des trésors de souplesse pour se faufiler ou les admirer de tout près et les mitrailler avec leurs appareils photo. Des guides commençaient à se faire entendre dans plusieurs langues. Dans les locaux réservés à la surveillance par caméras, les écrans n’avaient jusqu’ici pas capté de mouvements suspects, ni personne dont il fallait se défier.

Et puis, vers 11 h 25, un premier cri fut lancé : le bien connu « Just Stop Oil », suivi dans la foulée par un Ultima Generazione, prononcé une seule fois.

Aussitôt, les gardiens se ruèrent vers la salle d’où provenaient les voix. Mais rien. Il n’y avait pas eu de jet de liquide sur une vitre ; et personne ne s’était collé la main sur un cadre doré. Les surveillants trépignaient, attendaient des instructions qui tomberaient dans leurs oreillettes. De leur côté, les techniciens multipliaient les angles pour tenter de déterminer les auteurs des cris. Mais la foule était trop dense, et ils ne purent remonter la piste.

D’autant qu’un nouveau cri avait jailli dans une autre salle : le même « Just Stop Oil », accompagné cette fois d’un Letzte Generation, qui paraissait lui faire écho. Un ballet identique se répéta : les agents de la sécurité qui couraient, des groupes fendus, des caméras qui décomposaient des images, des oreillettes restant obstinément silencieuses.

Et puis, ailleurs : encore ce « Just Stop Oil », et maintenant un 1,5° en anglais. La foule semblait hésiter, beaucoup de spectateurs piétinaient sur place, attendaient qu’un événement survienne.

À présent, les responsables du Musée étaient confrontés à un problème de fluidité. Étant donné que seuls de rares spectateurs se déplaçaient encore, les formalités de billetterie et de contrôle à l’entrée étaient interrompues, et les périodes horaires, de demi-heure et demi-heure, censées organiser la circulation des flux, étaient allègrement battues en brèche. On commençait à évoquer une évacuation forcée des locaux et une fermeture prématurée : tout en étant conscient que la foule qui attendait devant les portes du bâtiment selon toute vraisemblance s’y opposerait.

Et à nouveau un cri : « Alerte Climatique », puis Dernière Génération pour suivre en français.

Le personnel du Musée, visiblement harassé, se répandait dans tous les couloirs, s’assemblait pour des conciliabules et se perdait en conjectures. Plusieurs de ses membres se mirent à dévisager ouvertement certains visiteurs, comme s’ils les traitaient en ennemis personnels, ce qui accrut encore si possible l’embarras général.

Et ensuite.

Toutes les salles étaient maintenant quadrillées. Et pourtant, une voix se fit entendre : « No more choice ». Ce « Plus le choix » claqua comme une détonation au milieu du brouhaha et provoqua une soudaine flambée de violence dans ces lieux normalement destinés à une forme de recueillement. Car cette fois, un homme avait été repéré.

Il fut aussitôt immobilisé et jeté à terre. Beaucoup de témoins de la scène jugèrent que la sécurité y était allée trop fort, comme pour se débarrasser d’un coup de toute la frustration accumulée depuis le matin. À un moment, le groupe qui accompagnait l’homme s’insurgea contre cette excessive démonstration de force :

— Arrêtez, dit l’un de ses membres, il est avec nous.

Il devina vite que ce propos n’était sans doute pas adéquat : car deux agents s’approchèrent de lui, comme pour le neutraliser à son tour.

Un autre tenta de les raisonner :

— Ce n’est pas un activiste, et nous non plus. Je me porte garant de tous, acheva-t-il en désignant son groupe de visiteurs.

L’homme vit bien, cependant, que les agents n’étaient pas convaincus par sa déclaration.

Mais, entretemps, leur attention fut attirée par un nouveau cri, assez lointain : « Futuro Vegetal », entendit-on pourtant distinctement. Les agents laissèrent l’homme à terre, passablement choqué et aussitôt entouré par ses compagnons. Quand les gardes débouchèrent dans la salle où on leur avait indiqué que le cri avait été lancé, il n’y avait toujours rien à déplorer.

Le reste de la journée se passa de même. Des cris réclamant l’arrêt de l’exploitation des énergies fossiles fusaient sporadiquement de salle en salle, comme pour se répondre. Et aussi, plus d’une fois, on entendit ce « Plus le choix » émis par ce visiteur.

On raconta plus tard que de nombreux témoins avaient été frappés par un rayonnement particulier des œuvres exposées, selon eux encore plus prononcé que de coutume.

« Plus le choix »

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Belgique
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