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Ceci n'est pas une fiction

De ma place, par la porte entrouverte de ta chambre, je peux voir tes pieds. Sagement posés l’un sur l’autre, ils reposent sur ton lit où ils ne forment aucun creux, même le plus léger. C’est que le matelas est dur. On aurait dit du bois. Je l’ai appris à mes dépens quand j’avais voulu l’essayer, le manque total d’élasticité auquel ne je me m’attendais pas m’ayant même arraché un aïe de douleur. Comment peux-tu dormir là-dessus ? t’ai-je demandé en grimaçant. Si j’avais pu lire l’avenir, j’aurais su que je me poserais des questions autrement plus graves à ton sujet. Elles ont surgi à la faveur de la conversation que nous venons d’avoir. Tu les ignores, car je les ai gardées pour moi. Et sur ton lit tu te reposes, à moins que tu ne réfléchisses derrière tes paupières que, sans les voir, je sais fermées, auprès de ton téléphone que je n’ai pas non plus besoin de voir pour savoir qu’il est à tes côtés. Cela fait une douzaine de jours que je suis chez toi.

Il fait tranquille dans l’appartement. Ton époux parti au travail, nous y sommes seules, si l’on excepte le bouddha sur l’autel des ancêtres, un imposant meuble en bois précieux qui, flanqué de deux vases d’un mètre et demi de haut occupe, avec une vitrine garnie de photos de famille et de bibelots et deux canapés aussi durs que ton lit, la moitié d’un vaste séjour.

Au plafond, le ventilateur tourne, ses pales brassant l’air sans faire de bruit. L’appartement n’est pourtant pas plongé dans le silence. Escaladant les six étages d’un immeuble qui en compte trente, enjambant la balustrade de la véranda couverte d’environ six mètres carrés où tu fais sécher la vaisselle sur son ravier et la lessive sur deux minces barres métalliques percées de trous où accrocher des cintres et qu’on monte et descend à l’aide d’une manivelle (un procédé que je trouve fort astucieux), le bruit de la ville (un brouhaha fait de pétarades de scooters, de circulation automobile, de klaxons qu’on utilise sans modération, de cris de marchands ambulants préenregistrés et de messages de propagande en live ou préenregistrés) s’y invite par la fenêtre de la cuisine et se faufile jusqu’à l’espace repas où je me trouve. Garni d’une table et de quatre chaises, celui-ci occupe, avec un fauteuil et deux meubles à étagères, l’autre moitié du séjour. Je m’y tiens souvent, la table me servant de bureau quand on n’y mange pas. Assise sur une chaise, je lis et écris. En cet instant, je pense à toi.

Je serai de retour dans l’après-midi, a dit ton époux avant de partir au travail, comme chaque matin.

C’est quoi, un après-midi ? Quelle est sa durée ? S’il commence clairement à partir de midi, quand se termine-t-il ? Ton époux reviendra-t-il à 16 h, 17 h ou 18 h ? Ou plus tôt ? Tu n’en sais rien et tu ne poses jamais la question. Tu te tiens à sa disposition. Il appellera ou enverra un message. Pour te dire qu’il rentrera manger ou que nous allons dîner dehors. Dans un cas, tu courras à la cuisine, dans l’autre, tu fonceras te préparer en m’enjoignant de faire de même, car il attendra déjà en bas. Prévenue à la dernière seconde, je soupirerai comme d’habitude. Toi, jamais. Tu vis au rythme de son rythme. Il est ton époux.

Te tenant à sa disposition, tu ne sors jamais, malgré mes invitations à m’accompagner quand je le faisais. Nous irons nous balader, boire un verre dans un café et discuter, cela fait plus de vingt ans que l’on ne s’est pas vues, te disais-je. En vain. Tu étais fatiguée. Il faisait chaud. Après quelques fois, j’avais compris, et laissé tomber. Et j’ai pensé à toi ce jour où, me promenant en ville, je suis entrée dans plusieurs galeries d’art. L’une d’elles exposait les œuvres d’un peintre du pays. Je les aimais bien, car elles me parlaient. Et je me suis longuement arrêtée devant un tableau. On y voyait un oiseau et une femme. L’un et l’autre dans une cage. L’oiseau sur un perchoir. La femme accroupie. Ses bras enserrant ses genoux levés, son corps emprisonné jusqu’au cou à l’étroit derrière les barreaux, les cheveux noirs épars et le visage sans soleil, elle m’était un coup de poing dans le cœur. Le tableau était intitulé « Liberté ». On peut trouver le message trop évident, le parallèle trop facile. On peut aussi y voir la liberté d’expression de l’artiste. Et devant le tableau, que le galeriste m’a aimablement permis de prendre en photo, je me suis demandé si je préférais être la femme ou l’oiseau.

Je n’irais pas jusqu’à dire que tu es encagée. Je dirais que tu es prisonnière. Des traditions, d’une culture ancestrale, de cette loi qui veut que les femmes doivent soumission aux hommes, cette loi faite par les hommes depuis l’origine des temps et que les femmes, d’ici et d’ailleurs, avaient acceptée parce que c’était la loi du plus fort, physiquement s’entend. Cette loi qui leur servait si bien et qui leur sert encore à voir la réticence que la plupart manifestent à l’idée de l’abandonner. Le pouvoir ne s’abandonne pas aisément.

Si malgré tout tu sors, c’est en coup de vent, pour aller faire des courses et garnir ton frigo, et quelques fois pour chercher tes petits-enfants à l’école. De retour chez toi, tu t’occupes de ton intérieur. Tu frottes, tu balaies, tu passes la serpillère. La poussière ne trouve aucune grâce à tes yeux. Dès que tu rentres, tu t’en débarrasses en lavant les vêtements que tu viens de porter. Tu le fais à la main, même si tu as une machine, car il s’agit simplement de les dépoussiérer. Étant ton invitée, je me conforme aux règles de la maison, savonnant et rinçant mes vêtements à tour de bras, puisque je sors tous les jours.

À part tes courses, ton ménage que tu fais aussi tous les jours, aidée depuis peu par un robot que tu suis pas à pas pour voir s’il fait bien son boulot, et ta lessive, et ne recevant pas de visites (pas que je sache), tu n’as pas d’autre activité que l’attente, d’un signe de ton époux. Tu attends dans le fauteuil, ton téléphone allumé à la main. Il te relie au monde. Tu attends sur ton lit, ton téléphone branché sur un feuilleton que tu écoutes avec assiduité, où que tu sois. Comme tu n’utilises pas d’écouteurs, je peux entendre la voix de la lectrice, une voix douce racontant une histoire de trahisons et d’infidélités, avec des rebondissements savamment calculés pour que tu ne décroches pas. Pari réussi. Presque tous les matins, je te trouve endormie alors que la voix continue à raconter. Et parfois, dans la journée.

Deux heures plus tôt, revenant d’une énième visite du quartier historique de la ville, je t’ai ainsi vue assoupie dans ton fauteuil, bercée par la voix. Tu ne m’as pas entendue parce que ton robot marchait. À ton réveil, je t’ai dit que ce n’était pas conseillé de dormir auprès d’un téléphone allumé, surtout la nuit. À mon effarement, les larmes te sont montées aux yeux. Et un flot de paroles s’est échappé de ta bouche, de ton cœur, racontant une histoire d’infidélités et de trahisons, la tienne. Déjà après cinq ans de mariage, tu avais voulu quitter ton foyer avec tes deux enfants parce que ton mari te trompait à répétition, aventures d’un jour ou liaisons durables, me disais-tu.

Ce que j’entendais ne m’étonnait pas. Ton époux était bel homme et surtout il réussissait bien, et il ne devait pas manquer de femmes pour vouloir le séduire dans l’espoir de prendre définitivement ta place, t’ai-je répondu. C’était dans la nature de la société dans laquelle tu vivais, où le besoin de sécurité matérielle poussait les femmes, en général non autonomes financièrement à cause de la loi faite par les hommes, à s’attacher ceux qui avaient les moyens de les entretenir, ai-je poursuivi.

— Cette société n’a pas changé, as-tu répliqué, le ton vif. Quand il dit qu’il est à son travail, comment savoir s’il n’est pas avec une femme ? Il n’avait pas arrêté de me tromper et il continue, je n’en doute pas. Comme tu le vois, nous faisons chambre à part. Mais – ici ta voix s’est adoucie –, il revient toujours à la maison.

— C’est pour cette raison que tu n’étais pas partie ?

— Oui, car tout le monde m’aurait tourné le dos : on ne quitte pas son mari ! Et il aurait tôt fait de m’accuser d’abandon du domicile conjugal et de récupérer les enfants, avec la bénédiction du juge. Je me serais retrouvée toute seule, abandonnée à mon sort, au contraire de lui. Cette société, as-tu de nouveau durci le ton, est faite pour les hommes.

Toutes les sociétés le sont, t’ai-je dit, même celle dans laquelle je vis. Les femmes ont beau y avoir acquis des droits, l’égalité des sexes a beau y avoir marqué des points, tout cela au prix d’une longue et haute lutte, elles sont perdantes en cas de divorce : déconsidération sociale comme si elles n’existent que par leurs maris, baisse du niveau de vie même si, comme toi, elles ont contribué à leur réussite professionnelle, et enfin, elles ont nettement moins d’opportunités qu’eux à se remettre en couple, car s’ils peuvent le faire avec des femmes plus jeunes qu’eux, la différence pouvant aller jusqu’à trente ans, voire plus, elles sont cantonnées dans leur tranche d’âge ou avec de faibles variations, sous peine d’être la risée de la société. Toutes ces raisons font qu’elles réfléchissent à deux fois avant de quitter leur mari, même si elles ne sont pas heureuses avec lui, ai-je conclu.

Tu n’as pas quitté le tien mais, m’as-tu avoué, tu avais songé à te suicider parce que tu n’en pouvais plus de ses infidélités. Les enfants étaient devenus des adultes, tu pouvais te le permettre, et dans un nouvel afflux de larmes, tu as ajouté que tu avais fait une tentative, et échoué.

Je t’ai prise dans mes bras, muette de chagrin et d’impuissance.

Mes questions ont surgi, tout aussi muettes.

Que pouvais-je te conseiller ?

Attendais-tu un conseil de moi ?

Qui étais-je pour t’en donner un ?

N’avais-tu pas déjà accepté ?

Entre quitter et rester, n’avais-tu pas déjà choisi ?

Mais avais-tu vraiment eu le choix ?

J’ai pensé à la femme dans sa cage.

La tienne (quelle différence entre une cage et une prison, au final ?) est peut-être dorée, car tu ne manques de rien, loin de là, et ton époux ne te brutalise pas et je ne l’ai jamais entendu élever la voix sur toi.

Elle reste néanmoins une cage.

Au lieu d’un nid.

Je voulais te dire que le fait que la société soit mâle ou machiste ne nuise pas seulement aux femmes, qu’en sont également victimes les hommes qui ne répondent pas aux critères de la virilité. Définie comme une combinaison de force physique, de courage guerrier et de vigueur sexuelle, celle-ci est étroitement associée au pouvoir si elle ne le légitime pas, aux yeux de certains. On songe à Poutine torse nu montrant ses muscles à tout bout de champ, en cavalier, en chasseur, en nageur. Heureusement qu’il est petit. Mais c’est peut-être parce qu’il est petit qu’il en fait des tonnes. Une chose est sûre, il n’est pas un valeureux guerrier mais un froussard qui, à l’abri dans son palais, envoie les autres se battre et mourir pour lui afin de lui permettre de réaliser son rêve viril : devenir le nouveau tsar. On pense à Trump dont la virilité s’exprime surtout au lit, le sieur s’étant débrouillé pour échapper au service militaire obligatoire pendant la guerre du Viêt-Nam. Lui n’est pas petit. Il est même grand. Il en profite pour vendre la Grandeur de l’Amérique aux hommes en manque de virilité comme lui (quoi qu’il en pense), et aux femmes subjuguées par la sienne (aussi fakeque sa vérité), raflant au passage des millions, sacré businessman! Ni petit ni vraiment grand, Xi Jing Ping a la silhouette imposante, et derrière son sourire tout de miel, il gouverne d’une main de fer un pays immense dont il vient de se faire renouveler le mandat du Ciel par des mandarins aux ordres, reconduisant son règne pour réaffirmer sa virilité. Lui se verrait bien empereur. Les ayatollahs d’Iran n’ont pas besoin d’exhiber leurs muscles, qu’ils n’ont d’ailleurs plus depuis belle lurette à cause de l’âge. Ils brandissent la loi islamique qui, du moins dans leur interprétation, est une loi phallique dans toute sa splendeur, car elle met les femmes en coupes réglées, à commencer par l’obligation qui leur est faite de se couvrir la tête et de porter des vêtements amples et longs dans les lieux publics. De quoi ont-ils donc peur dans le corps des femmes sinon de leurs propres démons ? Le meilleur moyen de résister à la tentation est de l’éliminer. Quant à ce qui se passe behind closed doors, honni soit qui mal y pense. Souffrant en silence de cette loi mâle, la mort de l’une d’elles, âgée de vingt-deux ans et en détention préventive pour cause de foulard jugé non correctement porté, a révolté et jeté les Iraniennes dans la rue pour dénoncer « la dictature des vieillards séniles cramponnés à leur pouvoir ». Elles ne sont pas seules dans leur combat. Leurs compatriotes masculins les ont rejointes. Le régime a répondu par l’usage de la force. Par quoi d’autre ? Vaincre par la force peut être « viril » mais n’a rien de glorieux. Des femmes ont cependant réussi à s’imposer dans la sphère politique, espace par excellence de la domination mâle. Angela Merkel en est un parfait exemple. Mais est-ce un hasard si, pendant ses seize ans à la tête de l’Allemagne, elle n’avait porté, dans l’exercice de ses fonctions, que des tailleurs plus stricts tu meurs dont elle changeait seulement la couleur, comme les hommes changent celle de leurs costumes ? Si sa coiffure, une coupe à la Jeanne d’Arc, était asexuée ? Faut-il gommer sa féminité pour pouvoir participer aux affaires de la Cité ?

Je voulais te dire tout cela, ma sœur, pour que tu te sentes moins seule dans ta solitude, car dans le pays où tu vis, et où je suis née, le monde auquel tu accèdes par ton téléphone est réduit à ce qu'il t’est permis de connaître et la liberté n’en fait pas partie. Ni l’émancipation des femmes malgré les discours officiels. On ne dérange pas un ordre établi. Par qui?  

Mais tu m’as quittée pour ton lit.

Ton lit où les pieds sagement croisés, tu attends.

Quelle est la durée d’un après-midi ?

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