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Centenaire

Le lieutenant Andrea-Ovidiu Carpessian reçut l'ordre de se rendre à Zapadnovka dans l'Oblast de Volgograd, un bourg récemment conquis par la coalition de la Westernesse, afin de transmettre un pli cacheté au général Ion-Anton Petrescu, commandant en chef du groupe d'Armées Sud du front de la Volga.

Il se déplaçait rapidement à cheval sur la steppe, d'où montaient des tourbillons de poussière et les fumées grasses des villages incendiés. Il portait la tenue réglementaire de l'état-major. Depuis son arrivée sur le front il n'avait pas encore troqué son uniforme avec les treillis de camouflage des unités combattantes. Il était fier de porter la veste olive, au col fermé jusqu'au dernier bouton, étroitement serrée par une ceinture large, le fourreau de l'épée d'officier sur le côté gauche, le pantacourt à hauteur du genou, les guêtres, les bottines cirées, la casquette bien vissée sur la tête. Il était plus soucieux de son apparence que des réalités du combat. Andrea-Ovidiu se rasait de près chaque matin, écrivait ensuite à sa mère et fumait des cigarettes ottomanes importées de Constantinople via Odessa. Il pressa le flanc de sa monture car, malgré la percée récente des troupes de la coalition dans ce secteur, il était possible de croiser la route de fuyards ou de tireurs embusqués et s'il devait rencontrer son destin il voulait que ce fut lors d'une action d'éclat, digne d'une photographie à paraître en première page dans l'Evenimentul Zilei, et non pas dans une rencontre anonyme avec une balle russe.

Tous les villages qu'il traversait avaient été vidés de leurs habitants et brûlés par l'ennemi et le bétail tué. Ici et là des groupes de soldats morts étaient rangés par nationalité. Andrea-Ovidiu nota d'après leurs uniformes qu'il s'agissait d'une grande majorité de compatriotes, des Roumains. Dans une sacoche accrochée au flanc de sa monture il disposait d'une réserve d'eau-de-vie, de biscuits salés et de jambon sec. La vue des cadavres disposés pour une revue sinistre des troupes lui donna la nausée. Il arrêta le cheval et mit la main à la sacoche, toucha sa gourde remplie d'alcool de prune et se ravisa. C'étaient en majorité de jeunes gens, à peine sortis de l'école dont la guerre n'avait été ni fraîche ni joyeuse. Le lieutenant Andrea-Ovidiu eut une pensée désagréable qu'il chassa de la main comme si une mouche lui avait effleuré le visage. Il n'allait pas raconter ce qu'il avait vu à sa mère. Demain, pensa-t-il, oui demain j'écrirai à ma mère et lui dirai que tout se passe bien, que je mange bien, que les soldats sont contents de faire leur devoir, que je suis curieux de découvrir ce pays. Il reprit la route au galop, pressé d'arriver à destination et n'accorda plus aucune attention au paysage.

En fait de paysage, le lieutenant n'avait pas grand-chose à raconter dans son courrier quotidien à sa mère. L'armée progressait dans une steppe qui déroulait sa monotonie sur mille trois cent ou mille neuf cent kilomètres, selon le point de départ qui était considéré : Kiev ou Bucarest. Il y avait un chapelet de villes que l'on égrenait au fur et à mesure de l'avance régulière, trop régulière, des armées du bloc occidentalien. Andrea-Ovidiu avait l'impression que le groupe d'Armées Sud se déversait lentement vers le fond d'un entonnoir, vers la boucle du fleuve qui les attendait à moins de cent kilomètres de là. Le front proprement dit se resserrait sur une pointe d'un peu plus de deux cent kilomètres de long avec l'objectif stratégique en ligne de mire.

Les rigueurs du climat et de la guerre d'attrition avaient eu raison depuis longtemps du matériel militaire de haute-technologie. Les drones avaient disparu des airs et les blindés autonomes des routes terrestres défoncées. L'industrie militaire était revenue à des modèles simples éprouvés par le temps, sans électronique ni liaisons satellitaires, que l'économie des protagonistes n'était plus, de toute manière, en état de produire. La guerre des machines avait fait un bond d'un siècle dans le passé. Le jeune lieutenant venait d'une zone rurale qui avait été considérée comme arriérée par les hipsters de Bucarest avant le début de la guerre et il se plaisait de découvrir le pays, comme il l'écrivait à sa mère, au pas du cheval, ou dans les longs convois de camions, lorsque l'essence ne manquait pas, voire au pas d'homme. La guerre des hommes était toujours la même qu'à l'époque de ses arrières grands-parents. Son arrière-grand-père du côté maternel avait eu la chance de rentrer en Roumanie après quelques années passées dans les steppes de Russie.

Les grands-parents maternels d'Andrea-Ovidiu étaient d'anciens communistes fervents, sans doute en partie pour effacer la honte que certains de leurs ainés aient pu fait partie de la Garde de Fer nationaliste et fasciste qui avait combattu en Union Soviétique aux côtés du Troisième Reich. Ce n’était pas le cas de son arrière-grand-père, Andrea-Ovidiu en était convaincu, il avait été un simple troupier envoyé au casse-pipe, un paysan, fils de paysan, qui ne comprenait pas grand-chose à la politique internationale. Toujours est-il que la génération suivante comprenait encore au début du vingt-et-unième siècle des nostalgiques de l’Union soviétique, ce qui était devenu assez rare dans les anciens pays du Bloc de l’Est, comme il l’avait entendu dire par Elena, sa grand-mère. Il avait appris à parler russe avec ses grands-parents maternels dans les restes de l’ancienne école primaire qu’ils dirigeaient à l’époque du communisme. Elena était une pasionariade l’ancien régime et elle se moquait constamment de son beau-fils, le père d’Andrea-Ovidiu qu’elle traitait de parvenu petit-bourgeois, car il avait obtenu un emploi dans une banque de Bucarest, une banque étrangère qui plus est,disait-elle, une multinationale sans états d’âme. Andrea-Ovidiu connaissait l’histoire du vingtième siècle sur le bout des doigts grâce aux leçons hebdomadaires d’Elena. C’était la discipline de fer ou l’anarchie, disait-elle au père d’Andrea-Ovidiu avec lequel elle se disputait souvent.

— Regarde où l’éducation moderne les mène aujourd’hui, disait-elle, les enfants ne savent plus lire une carte ni se situer sur une ligne du temps. Ils ont de la bouillie de céréales à place du cerveau. C’est la faute à ta technologie numérique, elle crachait presque sur le mot, en fait c’est la faute à ton foutu capitalisme et à tes banquiers!

— Belle-maman, ne vous fâchez pas, ce foutu capitalisme,comme vous dites, nous permet de mieux vivre que sous le communisme. D’ailleurs, vous ne vous débrouillez pas trop mal avec la tablette que je vous ai offerte pour faire vos paiements en ligne. Grand-père n’a plus besoin de se déplacer en agence.

— Va au diable! Et reviens avec le gamin dimanche prochain.

Et ainsi de suite. Tout le monde s’embrassait et la famille revenait le dimanche suivant. Mais après les leçons d’histoire-géo, Elena lisait au jeune Andrea-Ovidiu un extrait d’un volume des Oeuvres Complètes de Lénine, publiées en vingt-cinq volumes aux Éditions de Moscou et traduites en roumain. La série de ces œuvres, avec celles de Marx et d’Engels, trônait toujours dans la bibliothèque du salon où elle offrait du thé et des gâteaux qu’elle préparait elle-même. Andrea-Ovidiu commençait à avoir la tête bien tournée aux subtilités de la dialectique et il ne manquait pas une occasion pour relever le dogmatisme de sa grand-mère et le lui renvoyer comme une contradiction entre le matérialisme historique qu’elle défendait et l’idéalisme petit-bourgeois qu’elle abhorrait. Lorsqu’elle était prise ainsi sur le fait elle lui parlait en russe.

Les talents linguistiques du jeune lieutenant et sa maîtrise de l’histoire et de la géographie avaient attiré l’attention de ses supérieurs à l’Académie militaire. Pour sa première mission, il avait été affecté au bureau du renseignement de l’état-major du groupe d’Armées Sud, en mouvement depuis le début de l’été sur le front de la steppe.

L’après-midi touchait à son terme. Un soleil de plus en plus rouge glissait en accéléré sur l’horizon. Enfin, la ville de Zapadnovka fut en vue. Andrea-Ovidiu se rendit immédiatement à l’hôtel Sputnik où le général Ion-Anton Petrescu avait établi son campement et lui remit le message. Le général le lut, ne dit pas un mot, puis il alluma un cigare et invita Andrea-Ovidiu à le suivre devant une carte:

— Vous avez fait bonne route? demanda-t-il au lieutenant. Les combats ont été âpres sur cette partie du front ces derniers jours. On dirait qu’Ivan se réveille. Pensez-vous que nous atteindrons le fleuve? Quels sont vos états de service? Ah oui, je vois ici que vous vous appelez Andrea-Ovidiu Carpessian. J’ai connu une famille Carpessian dans le temps, êtes-vous originaire de la région danubienne près des Portes de Fer? Le général poursuivit de la sorte pendant un bon moment, posant les questions et y répondant lui-même. Andrea-Ovidiu se demandait où il voulait en venir. Il avait fini son cigare. Le général reprit ensuite sur un ton plus adouci:

— Je suis fatigué Andrea. Pourquoi sommes-nous ici? Étiez-vous même né au début du conflit?

— J’ai vingt ans mon général! répondit Andrea-Ovidiu.

— Tout juste la durée du conflit entre la Global Westerness — comme ils disent au Marcom —, et la Fédération russo-sibérienne. Vous avez grandi avec la guerre, vous n’avez rien connu d’autre mon garçon. Mon fils, qui avait un peu plus que votre âge, est tombé il y a un an lors de la contre-offensive du front Nord qui nous a repoussés de l’autre côté de Narva en Estonie.

— Je suis désolé de l’apprendre, mon général.

— Tout ça aurait pu tourner différemment. Qui sait... Si nous n’avions pas isolé et obligé l’élite russe à se rapprocher de son Président à l’époque, à souder les rangs derrière lui par intérêt, à chanter le même discours que lui… Mais la guerre a continué et elle s’est étendue évidemment, c’est inévitable avec le temps, c’est une loi d’airain de l’histoire militaire, les conflits qui s’enlisent provoquent tôt ou tard une escalade, un cap à franchir… et l’objectif initial est perdu de vue. Tout le monde veut aller jusqu’au bout! Jusqu’au bout de quoi? Je me le demande.

Le général ralluma un autre cigare, en aspira quelques bouffées et observa la carte étalée sur une grande table. Il suivit du doigt les lignes de communication très étirées du groupe d’Armées Sud, l’air soucieux. Il reprit:

— Ici, c’est ici que nous allons.

Il pointait une grande tache grise, une énorme agglomération.

— Vous connaissez l’histoire de cette ville mon garçon?

— Bien sûr mon général, répondit Andrea-Ovidiu; il s’agit de l’ancienne cité de Tsaritsyn, qui avait changé de nom en 1925 pour devenir la ville de Staline, était devenue Volgograd en 1961 et redevenue Stalingrad en 2042, il y a tout juste un an.

— C’est cela, tout juste avant le début de notre grande offensive, après des années et des années de guerre d’usure, pour en finir une bonne fois pour toutes avec l’Ours russe! Ils ont rebaptisé cette ville Stalingrad et ce n’est pas un hasard. C’est bon, rompez maintenant!

Le lieutenant Andrea-Ovidiu écrivit une belle lettre pleine d’entrain patriotique à sa mère le lendemain matin. Ce fut aussi la dernière lettre qu’il écrivit à sa mère.

Ce jour-là, le 2 février 2043, pour célébrer le centenaire de la victoire contre les forces de l’Axe lors du tournant de la Grande Guerre Patriotique, les Russes lancèrent une contre-offensive victorieuse.

La steppe retentissait de cris dans toutes les langues de l’Eurasie, depuis le gaélique de la verte Hibernia à l’extrême ouest, jusqu’aux langues ouraliennes des peuples Vogoules et Ostyaks à l’extrême est, en passant par l’ukrainien et le russe: Jusqu’au bout. Nous irons jusqu’au bout!

Centenaire

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