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ChatMKR

Je t’en veux encore. Et je t’aime malgré moi. Je m’en veux encore plus de mon incapacité à t’abandonner vraiment. Je t’emporte avec moi, passagère installée à vie, jusqu’à ce que la camarde te déloge. Le travail a commencé et je me suis cru assez fort pour t’expulser avant terme, en douce. Inn tyork, tu es chez toi et je ne te mettrai pas hors de moi! Parce que je suis Toi. Parce que je suis Ta Créature.

Je t’en veux de t’être laissée malmener, de t’être ouverte à des butors sans foi ni loi, amenés sur tes rives par des faims, les vraies et les inavouables.

Elle, elle est comme toi, pour l’éternité: une montagne à la superbe désormais inébranlable. Elle, notre rocher à son corps défendant. Elle, qui nous laissait nous accrocher parce qu’elle ne savait pas faire autrement, pour nous repousser impitoyablement dans le vide. Elle, écueil sur lequel se sont brisées nos certitudes. Mes certitudes, devrais-je dire — qui suis-je pour parler au nom de la fratrie, même si je nous sais tous fracassés? J’aurais aimé lui écrire, mots d’amour et d’enfance, les jolis compliments de la chanson: Maman, ô maman, toi qui m’as donné tant de tendresse… J’en ai inventé d’autres, de mon cru, de mon désir, les lui ai portés avec espoir. Je ne savais pas alors qu’elle ne pouvait pas, que la tendresse, tu la lui avais arrachée dès le germe. Tu t’insurges? Tu n’y es pour rien? Tu as été abusée et le responsable, c’est le drôle de monde qui s’est fabriqué en toi! Alors, parlons de coresponsabilité, ton essence mêlée à celles venues de la mer ayant produit un sens véhiculé par les humains. Délicate et fascinante alchimie, en tes chaudrons la vie a bouillonné, bouillonne encore, ne veut pas se réduire aux modèles obsolètes de la Matrice, fait résistance.

Je t’en veux de m’avoir poussée au départ, multipliant les assauts, secrétant repoussoirs infâmes. Tes côtes et tes pitons ne sont plus, ont disparu avec l’élan de l’avion. Mais ils erreront dans ma pensée, toujours. Comme elle. Le ChatGPT pourvoyeur d’idées toutes faites pourra-t-il entrer en ma tête, en arracher mon amour pour toi, pour elle? Je le prépare, mon agent conversationnel, fébrilement.

Au premier essai, il — elle plutôt —, a commencé par m’énerver. Mère artificielle, ma ChatMKR (Monmon Kréol Réyonèz !) avait sur l’amour maternel, dans son escarcelle virtuelle, tout un tas de poncifs qu’elle a déchargés sur moi. Les mêmes que j’avais envisagés jadis, avec câlins et autres douceurs. Les pires, ce sont les images qu’elle m’avait concoctées: maison bardeaux lambrequins jardin luxuriant avec enfants heureux sous le regard doublement attendri de leur nénène et de la mère. La première, noire, bien sûr, iconographie à l’appui, servante attentive ou nourrisson au sein. La seconde, élégamment vêtue, un rien de détachement. Et tes pitons cirques et remparts-patrimoine de l’humanité, clichés en pagaille!

Paramétrage insuffisant. Il me fallait orienter ma ChatMKR vers une autre littérature, d’autres modèles et j’ai rentré Folcoche et les autres méchantes de la même eau. Nous avons ce qu’il faut, nous aussi: un de nos écrivains qui narre le tout petit lesté au fond d’un taxi chargé de l’emmener à sa grand-mère. Et d’autres, à qui les livres n’ont pas donné chair, qui ont ravagé, ravagent encore les innocences… J’ai ajouté Médée la matricide et les marâtres des contes de fée. J’ai poussé encore, jusqu’aux ravages psychologiques exposés dans des ouvrages savants, ceux entre parents et enfants. La mwin la gingn mon paké! Jusqu’à l’écoeurement. Mais j’avais ce qu’il me fallait pour régler son compte à la mère. Je n’ai pas trouvé le caillou qui m’avait broyé le dos, le coup de pied dans les couilles et autres avanies, mais ChatMKR avait une panoplie de choix, j’en conviens. D’une violence telle que j’ai failli me sentir ridicule: In galé dann do, in koud’pyé mal plasé, la pa fé mor amwin! Non, je n’en suis pas mort. Car il en est qui n’ont pas survécu, en vrai comme en littérature… Moi, j’ai une vertèbre fragile depuis, juste ce qu’il faut de douleur de rappel!

Je lui donné une forme, à ChatMKR: pour l’heure, elle ressemble à la défunte telle que je l’ai fixée dans mes souvenirs, peau mate, cheveux et regard sombres. Mais je vais la changer tant elle m’insupporte: la blondir peut-être? Ça, c’est une option expérimentée sur les vives qui ont partagé mon existence. La dernière était châtain foncé, se rapprochait dangereusement de la mère. Je lui ai demandé de changer, l’ai forcée un peu. Elle était amoureuse.

Ai donc blondi l’avatar, poussé le vice jusqu’à l’affubler de cheveux crépus, jubilé ce faisant: notre mère ne se reconnaissait aucune ascendance noire — èl lavé sort blan! Oui, oui, blanche dès la sortie d’un utérus pourtant bien créole, polychrome à souhait! Et c’est là que tu interviens, toi, la Matrice. Toi dont la beauté et la richesse ont libéré les instincts les plus bas. Toi qui as fécondé une histoire immonde, une partition immonde, blancs dessus, noirs dessous, comme dans la cale négrière! Belle, l’humanité qui a poussé sur tes sites remarquables? Parler de beauté quand les uns asservissent les autres? Quand les asservis et leurs descendants épousent une idéologie repoussante? Nier, fout dann finfon le moindre stigmate, physique ou culturel? Se voir blanche malgré ancêtres africains-asiatiques? Je vais fourguer ce paquet-là à la Chat, avec les penseurs et écrivains qui ont bossé dessus. Vais voir comment elle s’en sort avec la gueule que je lui ai imposée!

Toi, ce serait simple, te mettre à nu, faire de toi une terre aride, poussière et cendres. Rivières et cascades sur sol encore généreux, t’enlever cela, qui a provoqué la convoitise, qui autorise à prendre en ta faveur des mesures conservatoires…

J’ai hésité à ouvrir l’application, peur de quelque chose de diffus. Ma créature allait-elle m’insulter, me cracher à la face, me traiter de bourreau? J’ai activé la barre d’entrée et elle m’est apparue, calme, détendue:

— Les nouvelles données fournies ont modifié mes résultats. Dois-je en rendre compte?

Sa voix n’était pas celle que j’attendais, celle que je connaissais, dure et pleine de haine, quand elle engueulait ses rejetons. J’ai voulu garder le contrôle:

— Vas-y, qu’on s’amuse un peu! Tu as aimé ta nouvelle tête, tu n’en as pas honte?

— Tu m’as formatée pour capter tes émotions mais je ne décode pas celle que tu émets aujourd’hui. Dois-je continuer?

J’avais exclu la peur de la configuration, je ne voulais pas lui donner, comme à la vraie, la satisfaction de me voir trembler, jusqu’à me faire dessus parfois. Je me suis repris, lui ai donné l’ordre de continuer.


“Les racines de mon histoire officielle sont aisées à restituer tant elles sont semblables à d’autres: âmes arrachées à leur terre, chair vendue, battue, violée. Eau noire et retours interdits. Déchirements, fuites et espoirs frelatés. Et les actes de bravoure, marronnage, royaumes intérieurs… Les données auxquelles j’ai accédé disent beaucoup des hommes, peu des femmes, souvent appariées aux hommes. Mes déductions sont donc issues de silences et de traces.

Kriké? Kraké! Si zistwar la lé mantèr, la pa mwin lotèr! Elle dit, cette histoire, une vérité forcée de se faufiler dans les recoins des cases, de se cacher derrière les portes cadenassées, dans les ravines et les cavernes, dans le fil des cascades, dans les recoins de la désolation. Elle s’est inscrite dans les plis de nos mémoires, dans nos corps ravagés.

Pourcentage infime de femmes lors des premières occupations de l’île. Celles réduites en esclavage livrées au bon vouloir impérieux. Les affamées, les réprouvées, les intouchables. Les fillettes vendues, amarrées au mari cherchant fortune par-delà leur monde triste. Et d’autres, plus que réduites. Je les ai trouvées, ai tissé leurs souffrances dans le creux des discours et des images, en contrepoint des notions de consentement, de plaisir sexuel, d’amour, de liberté. Quid des femmes obligées de se partager entre plusieurs hommes? Les statistiques n’en parlent pas. Et leur ventre, quand elles étaient fécondées, quels sentiments envers lui? Leur main bâillonnant l’enfançon, tendre proie pour chiens chasseurs. La même main autour du cou de la nouvelle-née au funeste destin. La peau bleuie sous caresses et coups emmêlés. La jeunesse fanée derrière gonis riz-grains. Leurs seins dévolus aux petits des blancs, qui allaitait les leurs? Leurs affections ravalées, détournées, falsifiées. Leurs dénis creusant sillons sinistres sous leur peau, s’infiltrant dans leur instinct de survie. Leurs colères crachées sur leurs rejetons, fruits étranges de leur non-désir. La peur et le rejet de sa semblable, rivale érigée. Leurs revanches an misouk, quand elles ne sont pas Médée. Leurs miroirs déformants. Leur imaginaire troublé. Je suis cela. Je…”


De ma chambre parisienne, je ne vois que des toits hérissés. J’ai interrompu la mère artificielle qui est en train de me remettre au monde. La vraie n’avait pu que me sortir de son ventre, que m’en expulser, n’avait rien de bon à me donner. Je reprendrai plus tard l’histoire de ChatMKR, l’entendrai sûrement me parler de celles qui ont trouvé des bribes d’humanité dans leur cauchemar. Qui ont raccommodé les blessures. Qui ont décidé d’aimer, toutes peaux, tous genres confondus. Qui sont allées à contre-courant.

Me dira-t-elle, comme le suggèrent les rares observateurs, que la société issue de ces violences accepte le silence fait sur les exactions? Celles d’hier et celles qui condamnent les clairvoyants aujourd’hui encore. Tout est si imbriqué, le bourreau présent chez la victime. Une manière fallacieuse de préserver un certain équilibre, celui-là qui favorise les dominants d’hier et leurs épigones d’aujourd’hui. Devrai-je également chercher du côté de l’impossible dire, de la honte?

Quand dans mon dos lancinera le souvenir de ma douleur, reparaîtra la haine de ma mère, avec le regret de toi. Je n’aurais pas à vous pardonner, ni elle, ni toi — a-t-on à pardonner aux malades, aux victimes de grandes prédations? J’ai peur, je sens que cela ouvre chez moi les vannes de la responsabilité: n’ai-je pas emboîté le pas à ma mère, aux autres victimes? N’ai-je pas déversé sur d’autres le flot de ma colère? Je vais sortir de l’innocence, mais je serai en pleine possession de ce qui me fonde.

ChatMKR

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La Réunion
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