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Du vivant de l'auteur

Ce n’était probablement pas l’intention de l’auteur, d’élaborer et de monter un “coup” d’édition; mais dès lors que la polémique commençait à enfler et à mesure que les circonstances s’y prêtèrent, il ne fit rien pour le désamorcer.

L’occasion s’était présentée sous la forme d’une proposition de son éditeur, qui évoqua la réunion d’une partie de son œuvre dans deux forts volumes, avec un autre format et de nouvelles couvertures, ainsi qu’un changement de maquette et de typographie. L’auteur, pris d’une inspiration subite, ajouta:

— Sans oublier les textes.

— Comment cela?

L’éditeur fut d’abord surpris: puis, tandis qu’il écoutait l’auteur développer son idée (de son propre aveu, non méditée), il fut séduit, subjugué presque, et l’approuva, y décelant même, si l’opération était bien menée, une possibilité de plus grande visibilité pour un écrivain dont les tirages restaient la plupart du temps confidentiels.

Récemment, W. s’était intéressé à la curieuse initiative de l’éditeur anglais de Roald Dahl, de revisiter les romans du fameux auteur pour la jeunesse, afin de les adapter aux “sensibilités contemporaines”: autrement dit, de les modifier, dans ce cas par centaines, en tenant compte de “minorités potentiellement offensées” par telle ou telle formulation jugée dégradante ou portant atteinte à des particularismes. Le plus fantastique de toute l’affaire, selon W., était bien que, suite à une campagne de protestation les livres originaux comme leurs versions révisées se côtoyaient sur les mêmes tables, dans des piles certes différentes.

Évidemment, cela concernait des auteurs disparus, pourtant reconnus dans le patrimoine littéraire.

Et justement: c’est à partir de là que son idée germa: l’idée en elle-même, et les deux corollaires que, dans son esprit, il y associait.

Car il serait le premier auteur vivant à se soumettre ouvertement à une telle relecture, et pour une grande partie de ses livres, portant sur une trentaine d’années. En outre, il s’agissait pour lui d’en avoir le cœur net: il voulait savoir si son œuvre non seulement résistait au temps, mais aussi à son époque et aux pratiques spécifiques de celle-ci. Enfin, il voyait dans son projet une manière de se prémunir par avance d’attaques ultérieures, en attestant sa bonne foi (son éditeur pour sa part en rajouta dans l’ironie, en réclamant pour W. au terme du processus une “libération pour bonne conduite”)

Bien sûr, cela ne pouvait préjuger de l’émergence, dans le futur, d’autres minorités ou groupes, non encore constitués et ainsi susceptibles de se déclarer offensés: mais enfin, il en existait suffisamment à cette heure pour procéder à l’examen qu’il réclamait.

Naturellement, des groupes marquèrent leur accord et désignèrent en leur sein des lecteurs formés à la recherche de contenus jugés problématiques ou de stéréotypes trop marqués, avec suggestions de réécriture à la clé. Chacun d’entre eux travailla d’abord pour sa part, avant qu’ils se réunissent pour établir un rapport.

La discussion finale aurait pu prendre peu de temps, puisque personne n’avait rien trouvé à redire aux travaux analysés avec ce filtre spécial. Au dernier moment, un lecteur non membre du groupe de ces experts mais averti de ses travaux, se manifesta et exigea de se faire entendre: ce qui, en dépit du caractère intempestif de son intervention, lui fut accordé.

La seule formule dénoncée par ce personnage fut citée textuellement par plusieurs journaux — ce que nous ne ferons pas ici, justement pour ne heurter aucune sensibilité. On entendit pendant des semaines toutes les parties s’exprimer qui sur l’intégrité d’un texte, qui sur la souveraine liberté que s’octroie normalement un auteur qui exprime sa vision singulière et unique (et ainsi sur le risque de dénaturer son style ou sa pensée), ou sur la protection à laquelle ont droit des groupes trop longtemps ostracisés ou proscrits en raison de leur existence même.

On sait aussi que, en fin de compte, l’auteur décida de maintenir sa formule telle qu’elle est: et on en resta là.

Du vivant de l'auteur

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