Entre chien et loup
La nuit descend sur la ville. C’est l’heure incertaine où les formes s’estompent. « Entre chien et loup » pense Marie. Même si, des loups, elle ne risque guère d’en rencontrer. À vrai dire, elle n’en a jamais vu, sauf à la télé. Mais la formule lui plaît. Elle la trouve imagée et poétique, évocatrice de forêts profondes, de sous-bois touffus ou de landes désolées où l’on aperçoit, au loin, des silhouettes indistinctes, chiens ou loups justement, qui filent tout droit sur la ligne d’horizon à la poursuite de quelque biche égarée. Comme dans les livres de son enfance, ceux de la Bibliothèque Rouge et Or, qu’elle dévorait : Capi fils de Loup, Croc-Blanc, L’Appel de la Forêt, Bari Chien Loup, Kazan, Le Chasseur de Loups, Rapide Éclair…
Il fait un peu froid, et un vilain petit crachin, tenace et pénétrant, tombe depuis des heures, mêlé de brouillard. Cela fait des heures aussi que Marie marche dans les rues vernies de pluie. Elle est fatiguée. Elle a faim. Son vieil anorak ne la protège pas vraiment de l’humidité, et ses chaussures ne valent guère mieux. Elle a les pieds trempés. L’étoffe de son jean sans âge lui colle à la peau, alourdie par l’eau dont elle est imprégnée. Marie frissonne par moments. Elle aimerait s’asseoir, se reposer. Pousser la porte de l’un de ces cafés aux vitrines embuées, s’installer, commander un thé brûlant ou un vin chaud. Ou peut-être un alcool fort. À moins qu’un bol de soupe, peut-être… Cela lui ferait du bien. Mais elle n’ose pas. Elle a peur qu’on ne la laisse pas entrer, qu’on la chasse. Même dans les galeries marchandes du centre-ville, on ne veut pas d’elle. Les gens font des réflexions, s’écartent. Les hommes de la sécurité, comme alertés par un signal invisible, viennent vers elle. « Il ne faut pas rester ici, madame, sortez s’il vous plaît. » Cela lui est déjà arrivé, elle ne veut pas que cela se reproduise. Très vite, des curieux s’attroupent, elle entend des remarques, des commentaires de pitié, parfois, et elle a honte.
Jadis, elle aurait réagi, elle les aurait engueulés, elle se serait rebellée. « La ville est à tout le monde, non ? Je ne fais rien de mal. Je n’ai pas le droit de faire mes courses, comme les autres ? » Voilà ce qu’elle leur aurait dit, elle ne se serait pas laissé faire. Mais ça, c’était avant. Quand elle était plus jeune, plus forte. Une rebelle. C’est ainsi que Marc l’appelait au début : « ma rebelle ». C’était il y a longtemps. D’ailleurs, à cette époque-là, elle n’aurait pas eu à se fâcher, parce que personne n’aurait eu l’idée de lui interdire de se promener où elle voulait, d’entrer dans un café ou dans un restaurant. En ce temps-là, elle était jeune, forte, jolie. Surtout, elle était comme tous les autres, les gens normaux. Elle avait une maison, un boulot, un compte en banque. La pauvreté ne suintait pas d’elle comme une sueur malsaine. Qui la croirait, aujourd’hui, si elle prétendait « faire ses courses » ?
Les pensées se bousculent dans sa tête, confuses, embrouillées. Elle mélange le passé et le présent. Elle marche sans but, et pourtant, par moments, elle presse le pas, elle va rentrer chez elle où Marc l’attend, avec le petit. Elle ne veut pas être en retard. Et puis un nouveau frisson la prend, et elle s’arrête, comme frappée de stupeur. Elle se souvient que le temps a passé. Elle n’a plus de « chez elle », et personne ne l’attend. Le petit est un homme dont elle ne sait rien. Le gentil Marc des commencements s’est mué, peu à peu, insensiblement, en un étrange personnage qui prenait plaisir à l’humilier. Tu n’es même pas capable de cuisiner correctement, lui disait-il. Tu deviens moche. Tu es bête, sans esprit, tu ne t’intéresses à rien d’intelligent, on ne peut pas parler avec toi. Quand elle rétorquait qu’elle n’avait pas changé, qu’auparavant elle lui plaisait comme elle était, qu’en somme elle n’était pas plus « bête » que lui, et que d’ailleurs elle avait réussi des études supérieures, que ses collègues l’appréciaient… il se mettait à crier, à l’insulter. Un jour, il l’a giflée. C’était la première fois, mais on sait que là comme ailleurs, « c’est le premier pas qui coûte »… Les brutalités sont devenues habituelles. Elle ne comprenait pas. C’est ma faute, se disait-elle, je l’ai déçu, je dois avoir fait ou dit quelque chose qui l’a blessé. Il est fatigué, pensait-elle encore, c’est pour ça. Son boulot n’est pas facile…
La naissance du petit n’a rien arrangé. Elle s’est entièrement focalisée sur ce bébé qu’elle avait tant désiré, depuis l’enfance sans doute où déjà elle le berçait dans ses poupées. Marc disait qu’elle négligeait son ménage, son travail, qu’il n’y en avait plus que pour le gamin. Elle se taisait, encaissait, baissait la tête, résignée et comme indifférente. Tout cela n’avait plus guère d’importance ; elle avait ce petit garçon aux cheveux blonds, si joli, si fragile, si câlin. Lui seul comptait désormais. Il remplissait sa vie.
Et puis il y a eu ce jour où, pour une bêtise, Marc s’est déchaîné. Il a crié, l’a insultée, giflée. Rien que d’habituel, en somme. Qu’avait-elle dit, qu’avait-elle fait pour que les choses dégénèrent ainsi ? Il s’est mis à la frapper à coups de poing, à coups de pied, au visage, au ventre. Il a serré les mains autour de son cou, et elle a bien cru que cette fois, il la tuerait. Et puis, d’un seul coup, il s’est calmé. Il a dit quelque chose comme « Regarde ce que tu m’as fait faire », et il est sorti de la pièce.
Après quelques minutes ou quelques heures, elle a osé quitter la chambre où elle s’était réfugiée. Elle a vu son visage dans le miroir, tuméfié, défiguré.
La journée a passé, avec les soins à donner au petit, le bain, les biberons à stériliser, à préparer… Le soir, quand il s’est endormi, elle a quitté la maison. Impossible de se coucher aux côtés de cette brute, de le laisser user d’elle comme trop souvent, dans la peur et le dégoût.
Elle a marché dans les rues, sans but. Pas d’amie chez qui se réfugier, pas de famille à appeler au secours. Seule, elle était seule, toute seule. Car cela faisait longtemps que Marc avait fait le vide autour d’elle.
Quand elle s’est décidée à rentrer, vers trois ou quatre heures du matin, la maison était vide. Marc était parti, avec l’enfant. Les petits vêtements, les langes, les produits de soins pour bébé, il avait tout emporté, même la télé…
Il a raconté aux juges, à la police, à ses amis, qu’il avait dû fuir pour protéger son fils d’une mère abusive, dépressive, violente parfois, alcoolisée souvent. Il en rajoutait, expliquait que Marie avait toujours été borderline, qu’elle était coutumière de crises de nerfs terribles, qu’elle lui faisait peur, que s’il avait pu quelquefois se laisser aller à quelque action énergique, c’était pour la calmer, seulement pour la calmer.
Les mois ont passé avant que la justice tranche, choisissant dans le doute de confier le petit à son père qui, de toute évidence, l’aimait et s’en occupait du mieux qu’il pouvait. Marie d’ailleurs avait commencé de ressembler au portrait qu’il avait tracé d’elle. Pourquoi vivre, comment vivre, se demandait-elle, sans son bébé ? Elle se négligeait, prenait des somnifères qui l’assommaient, oubliait de se lever pour aller au boulot… Lorsque la décision est tombée, elle ne s’est pas sentie capable de se battre, de faire appel, d’entamer toutes sortes de procédures longues et complexes. Elle n’avait d’ailleurs pas les moyens de se payer un avocat du niveau de celui qu’avait choisi « la partie adverse ». L’enfant grandissait, il n’était plus le bébé tout petit qu’on lui avait arraché. Ces morceaux de vie, ses premiers sourires, ses premiers mots, tout cela était passé, à jamais.
D’antidépresseurs en somnifères et de tentatives de suicide en « petits verres » d’oubli, elle a sombré, de plus en plus profond, avec par moments des sursauts qui ne duraient guère. Elle a perdu son travail, s’est retrouvée à la rue, a vieilli, jusqu’à devenir ce triste débris qui erre dans la ville entre chien et loup, à l’heure incertaine où les formes s’estompent.
Parfois, elle parle seule, comme une folle, juste pour entendre une voix, ou pour faire semblant qu’à ses côtés quelqu’un est là qui se soucie d’elle, même si on ne le voit pas. Après tout, elle n’est pas la seule de son espèce. Il y a des tas de gens qui parlent ainsi en marchant, sans personne à côté d’eux. Il est vrai qu’eux, c’est à un téléphone qu’ils s’adressent, certains ont un machin accroché à l’oreille ou à la branche de leurs lunettes, et elle se dit qu’ils sont bien plus fous qu’elle.
Elle se souvient, quand elle était enfant, les téléphones portables et tous ces gadgets, ça n’existait pas, mais il y avait déjà des cinglés qui parlaient tout seuls. Elle les regardait en riant, se moquait d’eux. Maintenant, c’est son tour. Seule, vieille, laide.
Elle essaie de se souvenir. Depuis combien de temps les choses sont-elles ainsi ? Des semaines ou des mois ? Des années ? Elle ne sait plus. « Je perds la tête » se dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’elle en arrive là ? Elle ne se rappelle pas, sa mémoire peu à peu s’efface, et c’est très bien.
Des images surgissent quelque part au fond d’elle puis disparaissent, comme des mirages, comme des éclairs dans une nuit d’été. Cela brille un moment, puis il n’y a plus rien. Elle ne sait pas si ces visions sont des souvenirs ou des rêves. Elle se sent comme ivre, et pourtant elle n’a rien bu depuis bien longtemps. Trop longtemps.
Elle a froid, elle a l’impression que cette fine pluie qui pleure sur la ville la pénètre de partout, elle la sent qui coule dans son cou, dans son dos, et qui se glisse contre sa peau comme une chose vivante. La seule chose qui soit encore un peu vivante dans ce qui lui reste d’existence.