Esgourdez, Messieurs Messieurs!
Elle se relit, effarée de ce qui est sorti de sa tête pour se faufiler de ses doigts jusqu’au clavier. C’est lui qui l’avait provoquée, qui l’avait poussée à bout:
— Té, kafrine, tu n’y es pas du tout. Ton texte pour le 8 mars, il te tient à cœur, je le vois bien. Mais il s’agit de produire un texte original. Tu ne fais qu’organiser, fort bien et de manière érudite, les idées des autres. Et les mots compliqués, c’est pour ramener ta science? Tu n’y es pas du tout, ma fille!
Il lui avait caressé les cheveux:
— C’est pour t’obliger à te dépasser, tu sais. Là, ton dernier manuscrit, de bonnes choses mais… Il faut faire mieux que ChatGPT, ma chérie!
Il avait ri, content de sa saillie. L’avait blessée. Même si ce n’était pas la première fois qu’il lui reprochait son écriture scolaire. Lors d’une discussion sur l’intelligence artificielle, il lui avait expliqué:
— Les agents conversationnels puisent dans un matériau qui leur est fourni par le web. Ils ne nous égaleront jamais. Ils n’ont ni notre inventivité, ni notre faculté de transgresser, de transformer, de faire œuvre personnelle.
Ce que lui disait son écrivain de mari, parole d’évangile — pour elle et pour bien d’autres nanas rêvant d’arriver à la cheville du grand homme! Elle avait voulu comprendre, avait suivi des ateliers d’écriture chez eux, sur le net — petite déjà elle n’aimait pas ce “dehors” qui lui faisait peur. La première fois qu’elle s’y était risquée, c’était pour répondre à l’invitation d’un cousin qui lui avait glissé la main sous la robe. Depuis, de l’anxiété s’installait dès qu’elle était seule avec quelqu’un et elle avait développé une obsession de l’hygiène. Elle qui adorait la mer et ses habitants, qui avait rêvé de devenir océanographe, qui en avait pris le chemin jusqu’au master, était devenue correctrice, à domicile, bien sûr.
Elle avait fini par se constituer une clientèle essentiellement féminine, des doctorantes surtout, qui appréciaient pertinence de ses corrections et finesse de ses suggestions. C’est qu’elle lisait énormément depuis toujours, s’était documentée sur les violences faites aux femmes, avait poussé loin ses investigations sur les systèmes de domination. Et elle maîtrisait créole et français.
C’est ce qui avait provoqué la rencontre avec son homme. Il avait besoin d’une correctrice pour ses manuscrits, écrits parfois dans les deux langues. Il l’avait trouvée à son goût, l’avait enfermée chez lui, là où elle ne risquait pas d’être importunée. Elle se consacrerait à lui désormais. Plutôt que de payer du personnel, on s’y retrouverait tous les deux! Mais, là, ce soir, il lui avait fait mal et quelque chose de violent l’avait envahie, l’avait poussée devant son clavier: Tu vas voir ce qu’elle va te pondre, ta ChatGPT sur pattes! Nout bann zansèt golwa, pa sir zot i rotrouv azot! Foutor, marre de l’obligation d’être plus gauloise que Gauloise quand ton zonbri lé antéré tèrla! Ala mon kozman.
*
Moi, femme, amwin in fanm, vouloir parler avec langue Moi. Même si mots petit-nègre, mots amphigouriques, être mots à Moi. Moi vouloir escagnasser avec lexèmes piments, moi vouloir dodominetter avec vocables do myèl.
Moi avoir dans coco d’tête, dans cœur, dans bec rose, in takon zafèr rentrées à coup de zok, coup de fouèt, coup de bois, coup du sort. Coupable Moi. Coupable Femme. Partout, issi laba, en haut, en bas, nordsudestouest, coupable Moi femme. Fautive dans l’œuf. Flagelle spermatique pour flagellation programmée. Fé sho anndan pour les madames envoilées. Fé fré déor, si makadam, pour les madames dévoilées.
Marre de le pousser, mon rocher gaulois, moi Sisyphe l’Africaine — ou assimilée.
POURQUOI? POUKOUÉ SA? WHY?
Aïe! Ras-le-bolite aiguë, grattelle à desquamer mes sept peaux, tempo d’enfer pour battre en retraite. Vite, avant dessiccation irréversible, source-vie calcinée! Urgence à crier tue-tête avant tue-Moi. URGENCE: rugir, hurler sans rougir, avec tous mots, tous cris! URGENCE: chanter, babiller sans bégayer, avec toutes voix, tous éclats!
Pourquoi Moi amarrimée, entraventrée, killed, kinée? Poukoué sa? Pulposité bann Miss mensurées, étalonnées, poukoué? Why? Why Moi shut my mouth dans le black du parking violenté, close my eyes malolés dans fénoir tabassé?
Rapacée dépecée ma pensée, avalé avili mon espoir, koutkongné shabouké mon gayar, raviné chagriné mon demain… Terre, battue comme Moi, abattue, terrassée, démantelée, asséchée, écartelée! Anprofitage massif sur dos lacéré, peau retournée, entrailles au soleil, pour merveilles funestes. Amor, amour, à mort la vie! Thanatos Eros assassine, toujours toujours, encore encore, domin tanto talèr.
Regardez dans les yeux morts l’enfant de la plage, loukez la promesse ennoyée, look at our blindness. Apréssa, kour zot kilot dan la min, tirez-vous, sauve qui peut, courrez planter fleurs, embrasser première femme, premier homme vous trouvez, thérapeutique contre cœur grobèse à éclater san k’ou atan! Dousman dousman, mène amwin,[1] et la tendresse bordel…
Zanfan si la sab an plan, zanfan Bataclan, zanfan Liban, sa zanfan in vant fanm. Ventre femme à porter la souffrance juste bon, ventre Moi gravide, vidée sa substance, morte en toute saison, en tout lieu…
Rès trankil, kafrine!
Arèt! Arèt kri dan mon zorèy, Toi pousse gueulante, tes antiennes mitraillent rengaine. Tourne dans ta bouche ta langue de péripatéticienne, mille fois pas une de moins. Faut bien ça, tudieu morbleu! Faut bien ça pou in rès trankil, un ferme-la sans ambages, regimbages. Sois belle, boucle-la, Boucle d’or ou Plume de Corbeau, et retourne à tes bisounours en Novelas!
Tu nous escagasses avec tes boniments, menteurs, démesurés, à caillasser, à lapider. Feu des bûchers — jadis tu mérites des fois, réduire en cendres tes mots tortueux, ki kass pa kontour dann shomin droit. Sorcière, tu vas les ravaler tes aigres mots, petit-nègre, obscurs, insolents, pléthoriques, brûlants? Veux pas. Veux pas écouter paroles-venin méchante madame. Maman, la madame elle me fait peur! Monmon, mwin la pèr madame-la.
Tak out gozyé, sinon Saint-Expédit mi sa pri pou ou! Prier saint complaisant, gratter petits bois, planter aiguille dans poupée vilaine, je suis capable. Jérémiades et match football ne font pas mon affaire, kit ton monmon! Alé, rès trankil, kafrine, et va me faire à manger. Rougay sossis mon préféré, tu sais bien. La bière, je l’ai mise au frais, les copains ne vont pas tarder.
A, mézami, oussa nou la fine arivé èk bann fanm koméla? Tout, elles veulent tout, beurre, argent du beurre, crémier en tablier pour leur passer pommade et autres caprices. Oussa nou sava? Ziskakan mézami?
Mon kaf, Moi aimer Toi…
Je vous ai portés vivant/Je vous ai portés enfants/Dieu comme vous étiez lourds/Pesant votre poids d’amour
Je vous ai portés encore/A l’heure de votre mort/Je vous ai porté des fleurs/Vous ai morcelé mon cœur[2]
Akout, rouv gran zot zorèy! Esgourdez, messieurs messieurs! Dans caboche décervelée testotéronée, machisée, nazifiée, djihadisée, laissez rentrer paroles à remplir, paroles les autres Moi, les autres Toi, chansons d’amour à en mourir, mots à larmes à crier tue-tête, à sonner tocsin, à hurler TANSYON PANGAR! Entends, entends, Toi enfant d’hier! Sur chair de leur chair disparue, entends chanter pleurer implorer gémir les Toi, les Moi du monde: Maria avait deux enfants, la même chair, le même sang[3], le même amour mis à mort. Lent silence, un seul être dépeuplé[4]. Quand on perd son petit il n’y a pas de mot, chante Moi Linda[5]… Sounds of silence, couvercle plombant douleur.
Akout, rouv gran out zorèy! Habitue esgourdes Toi saisir frissons d’aile, chuchotis satin supplique suave… Main caresse dans boucles, tresses collier pour Toi, le Bien-aimé. Oui, Moi aimer Toi. Moi aimer Toi quand Toi couvre Moi tendresse. Pas quand plaisir Toi arrache toile prison, bat Moi plate couture, mesure Moi à aune désir Toi, réduit formes Moi à fantasmes d’étoffe, plie Moi à envie Toi. Moi aimer Toi quand armée Toi délivre Moi de TES angoisses. No woman no cry! Moi vouloir Toi quand lumière Toi éclaire matin Moi, Cantique des Cantiques, hymne à l’Amour, hymne à la Joie: Lève-toi, mon amie, ma toute belle, et viens!
*
Elle avait frappé à la porte du bureau, n’avait pas attendu la réponse de son grand homme de mari:
— J’ai revu ma copie.
Etonné, il avait obtempéré, avait lu. N’avait pas relevé la tête:
— Je ne terminerai pas la correction de ton dernier manuscrit et je t’ai laissé la vaisselle.
Quand il avait levé les yeux, elle se tenait devant lui, son sac de voyage à la main.
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[1] In Dousman, dousman, chanson de Danyèl Waro.
[2] Une sorcière comme les autres, chantée par Pauline Julien, paroles et musique d’Anne Sylvestre.
[3] Référence à la chanson de J. Ferrat, Maria (paroles J.C. Massoulier).
[4] Huiler les mots, Monique Séverin, in opus non paru.
[5] Linda Lemay