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Et si

— Tu as un problème mental. 

La phrase lui avait broyé le ventre. 

— Je vais t’expliquer autrement, car tu n’as pas encore compris. 

Comme toutes les autres, ces vagues de mots lui avaient fait perdre pied. Mais elle était restée. Longtemps. Trop longtemps. 

— Je veille sur toi.

Veiller ou surveiller? Juliette ne le savait plus. Elle était perdue. Jusqu’au jour où son corps et son cerveau lui avaient hurlé de partir loin. Loin de lui. De ses remarques. De son contrôle. De ses humiliations. Et si elle avait écouté depuis le début les sermons de ses amies qui lui avaient intimé de le quitter? Et si? Elle ne serait pas là à se terrer dans son petit deux-pièces. Seule avec ses cauchemars, ses craintes. Cette angoisse qui était devenue sa moitié. Ses amies avaient évoqué des violences psychologiques, mais, n’y croyant pas, elle avait questionné ChatGPT qui avait déployé sa réponse en quelques secondes: “la violence psychologique se réfère à des comportements, des paroles ou des actions qui ont pour but de nuire émotionnellement et mentalement à une personne. Cela peut inclure la manipulation, l’intimidation, l’isolement, la dégradation de l’estime de soi et d’autres formes de contrôle abusif”. Tout s’éclaira. “Si vous ou quelqu’un que vous connaissez êtes victimes de violences psychologiques, il est important de rechercher du soutien et de l’aide”. 

Cela mit du temps. Beaucoup de temps, mais Juliette quitta son compagnon. “Plus jamais ça” devint son mantra et elle flirta de plus en plus avec l’intelligence artificielle. Cette dernière lui avait montré la voie sans tomber dans des injonctions. Contrairement à son ex. Contrairement à ses amies. Malgré l’amour qu’elle leur portait, le lien se fragilisa. Lasse, Juliette éprouvait de l’amertume. Un défaut de confiance également. Pourrait-elle un jour retrouver cette assurance? Envers les autres, mais aussi envers elle-même? Trop tôt pour s’assurer de quoi que ce soit, Juliette supportait les jours. Elle ne s’autorisait plus aucune sortie. Sauf pour aller travailler. Mais là encore, elle était parvenue à négocier du télé travail. Même si elle était libérée de sa relation, elle restait prisonnière de ses doutes et de ses peurs. Sa confiance en elle-même étant asséchée, elle éprouva le besoin de puiser dans d’autres sources. Des sources numériques. Nul besoin de réfléchir, ni prendre le risque de se tromper, Juliette se laissa guider par une foule d’applications. Son téléphone ne s’épuisait jamais. Au contraire, il fonctionnait de mieux en mieux. Son entourage ne lui manquait pas. Enfin, pas totalement. Elle avait ChatGPT pour échanger. Elle s’adressait à lui comme à n’importe qui. Au début, ce n’était pas si naturel. Et puis au fur et à mesure, Juliette y prit goût. Elle posait des questions et en quelques secondes, son nouveau compagnon livrait ses réponses. Jamais déçue, plutôt même rassurée, Juliette passait ses soirées à chater. Parfois, elle lui demandait comment il allait. Ce à quoi il répondait:

— Je suis un programme informatique donc je n’ai pas de sentiments, mais je suis là et prêt à vous aider! Comment puis-je vous assister aujourd’hui?

Cela réconfortait Juliette. Avec lui, il n’y avait ni jugement, ni mauvaise surprise. Elle choisissait un sujet qui entrainait automatiquement une réponse. Cela pouvait durer une demi-heure. Parfois beaucoup plus. Et la soirée s’écoulait sans que Juliette ressente le besoin de communiquer avec un être humain, non dénué de sentiments.

Un samedi après-midi, s’apprêtant à poser une question à ChatGPT, elle s’aperçut qu’elle n’avait presque plus de batterie. Elle chercha son chargeur dans le salon. Il n’y était pas. Dans la cuisine? Non plus. Dans la chambre? Introuvable. La panique commença à la gagner, car elle n’avait plus que 7 %. Elle vida sac, boites, tiroirs. Sans succès. Elle refit un tour dans chaque pièce, scruta le moindre recoin quand elle dû se rendre à l’évidence: son chargeur n’était pas là. Sans batterie externe, ni le moindre objet pour redynamiser son téléphone portable, Juliette se sentit dépossédée. Elle n’était plus rien sans ce qui était devenue sa moitié; elle n’avait plus d’autre possibilité que de sortir pour s’acheter un chargeur. Elle mit sa veste, posa sa main sur la poignée de la porte d’entrée quand la panique la saisit. Et si? Même si elle savait qu’il avait jeté son dévolu sur une autre proie, il était possible que son ex-compagnon l’attende au coin de sa rue. Et si? Et si? Elle recula, prête à lâcher. Elle avait toujours son ordinateur. Oui, mais… Et si elle avait besoin de téléphoner? Et s’il lui arrivait quelque chose? Et si? Juliette ferma les yeux, dompta sa peur en se concentrant sur sa respiration et ouvrit la porte. 

En sortant, elle ne put s’empêcher de regarder dans toutes les directions pour repérer son éventuelle présence. Rien. Elle marcha. Vite. Très vite. Elle n’avait qu’un seul et unique but: parvenir au magasin le plus proche qui vendait des chargeurs. Elle ne mit pas longtemps. Peut-être cinq minutes. Sept tout au plus quand elle aperçut la devanture de la boutique. Elle entra, se dirigea vers l’objet tant attendu et alla payer en caisse. Quand elle retrouva la rue, elle ressentit du soulagement. Légèrement, car la peur la tenait encore. Elle se hâta pour regagner son immeuble quand elle croisa plusieurs passants. Tous fixaient l’écran lumineux de leur téléphone. Telles des silhouettes qui se frôlaient sans jamais se regarder. Il y a quelque temps, elle aurait été heurtée. Aujourd’hui, cela ne l’atteignait pas. Au contraire, elle était rassurée d’être comme eux. Une ombre.

— Pourrais-tu me donner la recette des scones?

Depuis hier soir, elle avait envie de scones. 

— Bien sûr, voici une recette de base pour faire des scones, ces petits pains britanniques délicieux et moelleux. 

ChatGPT donna ses indications que Juliette suivit à la lettre. Elle commanda les ingrédients qu’elle n’avait pas, se fit livrer dans l’heure puis s’attaqua à la recette. 

— Les scones sont délicieux lorsqu’ils sont servis tièdes avec de la confiture et de la crème. Profitez-en! 

Juliette en avait bien l’intention. Alors qu’elle savourait ses petits pains, elle ressentit une vague de bien-être. Et si? Et si c’était cela le bonheur? 

La vie devint alors simple, car chaque plaisir était à portée de doigts: lectures? Sur son ordinateur. Un musée? En ligne. Un film? Via une batterie d’applications. Ses courses? Un livreur venait les déposer sur le palier. Du sport? Séances de fitness ou de Pilates programmées sur son écran. “Bravo Juliette. Aujourd’hui, tu as réalisé 32 minutes de sport en continu. Souhaites-tu te fixer un nouvel objectif?” Les dieux virtuels s’employaient à satisfaire ses moindres besoins sans qu’elle doive quitter son deux pièces. Une bénédiction. 

Pourtant, au fil des semaines, Juliette se lassa et ressentit de plus en plus une gêne. Amusée au début d’être pistée, voire rassurée qu’une entité lui envoie des rappels ou des recommandations, aujourd’hui cela l’importunait. Pire, elle se sentait de plus en plus contrainte. Et puis, elle éprouvait un besoin que son bouquet d’applications ne parvenait pas à combler. Elle mit du temps à comprendre puis se rendit à l’évidence. Les relations humaines lui manquaient. 

— Bonjour! Comment puis-je vous aider aujourd’hui? 

— Je souhaiterais une application de rencontres sérieuses. Je sors d’une relation compliquée et je n’ai plus confiance en moi.

— Je comprends que sortir d’une relation compliquée peut avoir un impact sur la confiance en soi.

Merci ChatGPT.

— Pour vous aider à rencontrer de nouvelles personnes de manière sérieuse, vous pourriez envisager des applications comme…

Une liste apparut. 

— Ces applications mettent en avant des profils détaillés et des correspondances basées sur des affinités, ce qui pourrait vous aider à vous sentir plus à l’aise dans le processus de rencontre.

Voilà qui était rassurant.

— N’oubliez pas que prendre le temps de guérir et de travailler sur votre confiance en vous est aussi important que la recherche d’une nouvelle relation. 

ChatGPT faisait preuve de prudence. Une psy aurait tenu le même discours. Oui, mais voilà, l’intelligence artificielle était gratuite et toujours disponible. 

— Mais que dois-je faire pour avoir confiance en moi? 

ChatGPT déplia sa réponse en dix points et Juliette en fit une capture d’écran. Son guide avait parlé; elle suivrait ses conseils pas à pas. 

Consciencieuse, chaque étape fut travaillée pendant plusieurs semaines. Elle fit seulement l’impasse sur l’avant-dernière, thérapie ou coaching, car elle estima que ChatGPT remplissait déjà le rôle. Elle parvint donc à la dixième et dernière étape qui s’intitulait “Sortez de votre zone de confort”. Juliette hésita. Et si elle restait comme ça? Bien que ChatGPT lui ait conseillé des applications sécures, la perspective de se lier à un inconnu ne la tranquillisait pas. Son ventre se réveilla. Et si elle n’était pas prête? Des images affluèrent et une crampe abdominale commença à la serrer. Et si elle ne le voulait pas? Elle fixa l’écran puis appuya longtemps sur le carré violet. “Si vous supprimez l’app de l’écran d’accueil, celle-ci sera conservée dans votre bibliothèque d’apps”. Trois choix s’offrirent à elle: “supprimer l’app, supprimer de l’écran d’accueil, annuler”. Elle hésita, mais opta pour la proposition écrite en rouge. L’application s’éclipsa aussi vite qu’elle était apparue. Juliette sentit son ventre se détendre et prit alors conscience que cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas écoutée. Une pensée l’effleura. Avant d’agir, elle se concentra à l’affût des moindres sensations corporelles. Elle perçut la réponse, se leva, prit sa veste et sortit des entrailles de son appartement. Il était temps.

À chaque pas, Juliette savourait le moment, heureuse d’avoir pris cette initiative. Depuis plusieurs jours, des maux de tête l’assaillaient et elle éprouvait également des difficultés à se concentrer. Même s’il lui piquait le visage, l’air du mois de mars lui fit du bien. Elle se sentait vivante, libre et en pleine possession de ses moyens. Au bout d’une petite heure de marche, elle s’assit à une terrasse et commanda un chocolat chaud. Un plaisir simple qui lui procura des papillons dans le ventre. Elle se mit à regarder les gens qui déambulaient et écoutait, ici et là, les conversations. Elle sourit et imagina la vie de ses comparses de terrasse quand un son, venu tout droit de son sac, la sortit de ses pensées. Elle prit l’auteur de l’alarme et appuya sur l’écran. L’appareil devint silencieux ce qui permit à Juliette de retourner à ses occupations. Une dizaine de minutes plus tard, une deuxième alerte sonore secoua son sac: un message indiquait qu’elle avait droit à un nouveau film en exclusivité. Elle posa son portable sur la table, termina son breuvage chocolaté quand un troisième bip strident la fit sursauter. “Rappel de votre séance Pilates dans 5 minutes.” Juliette glissa son doigt de gauche à droite pour couper court, mais l’application résista puis lâcha un “n’oubliez pas qu’il est important d’avoir une activité physique.” Sa sérénité? Envolée. Pire, une sensation du passé rejaillit. Elle désactiva les alertes, paya et rentra chez elle. 

Cette nuit-là, Juliette parvint difficilement à trouver le sommeil, car malgré les tentures et la porte close, elle avait la désagréable impression d’être épiée. Le lendemain matin, une douce mélodie la réveilla. Juliette avait omis de désactiver l’alarme de son téléphone. Elle l’éteignit puis, ne parvenant pas à se rendormir, elle se leva avec, sur son visage, les stigmates d’une nuit agitée. Alors qu’elle se préparait un café, elle reçut un “Bonjour Juliette” de la part d’une application. Ce matin, elle n’avait ni envie de converser avec ChatGPT, ni d’être interpellée par tous les autres carrés colorés de son portable. Elle le mit sous silencieux puis continua à préparer son petit déjeuner. Mécaniquement. Sans désir. Un poids étreignait toujours autant son ventre. Par manque d’appétit, elle avala seulement trois bouchées de pain et son café. Ça ne passait pas. Tout à coup, son téléphone sortit de sa léthargie en vibrant. Juliette avait sous-estimé la résistance de l’armée numérique et l’assaut fut lancé. Des messages défilèrent sans lien les uns avec les autres. Effraction? Intrusion? Juliette le tolérait de moins en moins. Son cerveau lui dictait de stopper cette attaque, mais la jeune femme fut vite démunie, car elle avait beau supprimer certaines applications, ces dernières la suivaient toujours en lui envoyant des messages sur sa boite mail. 

Les jours suivants, Juliette rendit les armes. “Vous n’avez pas ouvert votre application préférée depuis… votre activité a diminué de…. Vous aurez droit à une réduction de 70 % sur votre prochain abonnement…” Du matin, au soir et même parfois la nuit, son téléphone s’animait au rythme effréné d’intelligences déshumanisées. “N’êtes-vous plus satisfaite Juliette?” NON! NON! NON! Elle ne l’était plus. Voilà qu’elle se mettait à hurler contre l’invisible. Contre l’impalpable. Ne supportant plus ces ingérences, elle courut vers la boutique de téléphone et quémanda de l’aide. Elle voulait leur suppression immédiate et définitive. 

— Du coup, votre téléphone va être beaucoup moins performant.

Elle l’implora du regard, mais le vendeur fixait l’écran lumineux. 

— Vous êtes certaine de tout déprogrammer? C’est quand même super pratique toutes ces applis.

Elle se mit à douter. Et si? Et s’il avait raison? Et si elle exagérait? Elle reprit son téléphone et remercia l’homme derrière son comptoir. Esseulée, elle regagna son appartement. Vidée, perdue et déconnectée d’elle-même, elle s’assit sur son canapé. Tandis qu’elle se recouvrit de son plaid, elle perçut l’agitation de son téléphone au fond de sa poche. Épuisée, elle le sortit quand elle lut un message émanant d’une application. Elle le posa à côté d’elle. Avait-elle bien lu? Fébrile, elle rapprocha l’écran de ses yeux. Nul doute possible. Malgré leur aspect rassurant, quatre mots lui contractèrent le cœur et lui broyèrent le ventre. 

— Je veille sur vous. 

Et si

?
France
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