Il est une île où les hommes sont beaux
La baie vitrée fabrique un poster de charme – palmiers bleu ciel mer confondus. Et le soleil. Il est une île où les filles sont belles… Appât pour mâles, refrain publicitaire qu’elle exècre, convenu et réducteur. S’inverse aujourd’hui – Il est une île où les hommes sont beaux. Il est magnifique, étendu là, face à son décor de rêve, une jambe repliée offrant à la vue ses parties. Elle ne veut pas du mot « génitales », tellement partiel, utilitariste, qui réduit l’appareil à sa fonction reproductrice. Tableau de choix, ce qu’elle contemple est beau et elle s’en délecte, consciente que la journée prend une tournure particulière. Il ne l’a pas entraînée dans la « chambre nuptiale » aujourd’hui.
À la beauté s’ajoute la douceur de l’abandon : il devait être confiant, à l’aise, quand il s’est installé pour se reposer, détente après la piscine. Il nage nu et elle se régale à le voir sortir de l’eau, cherche chaque fois un autre mot que « naïade » pour évoquer l’être aquatique qu’il est alors. Elle a essayé « triton » mais cela ne la satisfait pas, elle cherche encore. A eu un penchant pour Susanoo, le kami impétueux, déité japonaise de la mer. Comment nommer la créature ruisselante qui sort de l’eau, les poils de son pubis drainant le long de ses cuisses des gouttes iridescentes ? Il est puissant encore, en dépit de l’âge qui commence à rentrer, comme on dit ici, même si sa chevelure léonine se clairsème en douce. Il lui arrive de se regarder dans le miroir de sa salle de bain, immense, à son échelle de géant : « Notre avantage à nous, les hommes, c’est qu’on a longtemps la cote, surtout quand on est grand et qu’on a un de quoi en banque ! » La première fois, devant mon ébahissement, il avait ri : « Ne le prends pas au premier degré, je blague ! Mais c’est un peu vrai, non ? ».
Elle n’était pas dupe : derrière la plaisanterie, se nichait une vision réductrice et hiérarchisée de la femme. Les « belles femmes » qu’ils épousaient, les hommes grands et nantis, étaient rarement malbaraises ou cafrines – mardi gra, shakène zot bann ! Ne pas se commettre avec des noires. Autrement dit, on ne sortait pas du clan. Sauf sur le tard, l’âge bien rentré, quand on avait perdu sa femme bien sous tous rapports, lasse d’être devenue bobonne à la maison, toujours décorative mais peu affriolante, quand son fringant mari draguait tout ce qui portait jupon, jeune et surtout malbaraise ou cafrine. Se laissaient plus faire, les nanas bourgeoises, l’une ayant lourdé son mec à plus de soixante-dix berges. Quant aux jeunes prolos de tous bords, elles avaient compris depuis longtemps qu’il fallait exploiter la misère idéologique des gars. Z’en voulaient, de la chair fraîche ? Ils allaient en avoir pour leur compte ! Et de leur faire miroiter qualités de cuisinière-infirmière-nénène au service d’une virilité toujours debout !
Aujourd’hui, il n’a pas drapé ses hanches d’un de ces lambas qu’il affectionne, soigneusement choisis, chatoyants comme son île, celle qu’il fantasme – les montagnes qu’il ne hante que rarement, les cases modestes et radieuses qu’il n’habiterait jamais, le bonhomme sur leur seuil qui n’aurait pu être son ami. Il saute d’une réunion à l’autre, habite sa belle maison bord de mer et une autre dans les Hauts, de temps en temps, par chaleur insupportable ou pour recevoir au coin de la cheminée, kari fé d’bwa, dûment local, bien évidemment, et vin de là-bas ! Le kari, poisson rouge de préférence, ou porc palmiste. Le vin, du meilleur tonneau. Il n’a pas vraiment d’amis mais il connaît plein de monde, relations d’affaires essentiellement. Copains de classe parfois, pour un pot et quelque rigolade sur leur adolescence potache ou les nanas, « toutes les mêmes, qui ne vous regarderaient pas si vous étiez pompiste ! ».
Pour l’heure, elle est au spectacle de ce qu’il a de meilleur, son innocence retrouvée quand il oublie ses obligations et les codes propres à son clan. Il est étendu, dans son salon où la lumière fuse, songe-t-elle en pastichant Rimbaud. Mais sa peau à lui, qu’elle aime tant effleurer, en percevoir le filigrane, est brunie par le soleil créole. Elle enveloppe quatre-vingts kilos d’os et de muscles. Le tout charpenté sur un mètre quatre-vingt-cinq. Ah, les heures à s’en régaler, à explorer le « pays de son corps », celui « où l’on voyage avec les mains » ! Jusque dans les replis secrets, en parcourir les chemins, comme dans la chanson de Catherine Leforestier, joli texte oublié, comme son interprète. Et l’appareil à plaisir, verge presque enfouie dans la toison, avec au-dessous, les bourses, qui paraissent démesurées, plus foncées, imposantes !
En se déplaçant un peu, elle ne voit que la partie inférieure de son corps : la version mâle de « L’origine du monde », aucune obscénité en ce Titan couché. Elle a envie de dire sa virilité en créole et se prend à murmurer : Out kabo i ral, mon kaf ! I fé mont frisson dan mon rin… Elle se tait, effrayée, se plaque la main sur la bouche et regarde autour d’elle, comme si quelqu’un avait pu surprendre ces mots qu’elle osait émettre pour la première fois. Pour la première fois, elle réalise que son imaginaire érotique va se loger dans des mots français. J’aime ta bite, elle fait monter mon désir, mots fades soudain, qui ne traduisent pas ce qu’elle a ressenti en créole. Et cet hypocoristique, mon kaf, qu’elle aime tant et qu’elle n’a jamais dit à un homme : mots doux adressés à tout mâle, quelle que soit son origine, quand un Kaf, Cafre en français, est un Réunionnais d’origine africaine. Elle perçoit l’étrangeté de la chose : il ne fait pas bon être kaf, descendant d’esclave donc, dans un univers où vous avez de fortes chances de rester sur le carreau ! L’abolition n’est pas allée de pair avec la position sociale. Alors, mon kaf pour dire la tendresse, l’amour, y compris pour s’adresser à yab, un blanc donc, c’était incongru.
Elle est troublée, s’accroche aux mots, pour évincer la tourmente qui guette. Hypocoristique, terme employé pour dire une intention affectueuse, d’un mot grec qui signifie « caressant ». I di Kaf na sèt po, lo dèrnié pou la po in zézèr ninportékèl koulèr… Les mots d’un de ses poètes préférés lui reviennent en mémoire : les sept peaux du Cafre, de la Cafrine, pour la souffrance seulement ? Non, la dernière est pour un amant, une amante, de n’importe quelle couleur ! La poésie à la rescousse quand l’imposture, les accaparations s’inscrivent jusque dans la tendresse…
Elle se lève, le temps d’aller boire un verre d’eau. Il fait chaud en ces jours d’été tropical où la mer, toute proche, ne parvient pas à vous rafraîchir. Ne pas manquer de s’hydrater ! Aujourd’hui, le soleil est impitoyable. Bien trop brûlant pour sa peau mature, qu’elle doit ménager, comme elle négligeait de le faire avant, temps de l’insouciance et de l’inexpérience. Lui s’est moqué d’elle : les hommes n’ont pas de ces exigences avec eux-mêmes ! Pas de crème protectrice pour monsieur, qui se jette dans la piscine quel que soit le moment, comme tout à l’heure, après le repas, fi de ses alertes : Laisse, je suis fatigué en ce moment, l’eau va me délasser !
Cet après-midi, la « chambre nuptiale », comme il appelle la pièce agrémentée d’un lit et de deux grands miroirs aux moulures patinées, a été désertée. Ils adorent l’un et l’autre la sieste, celle que l’on peut rendre crapuleuse. Ah, il a beau dire, le bougre, s’il aime autant la fraîcheur de sa peau, c’est qu’elle en prend soin, de sa peau toutes couleurs, s’efforçant de ne pas accélérer la dégradation programmée ! Peau de femme n’est pas cuir d’homme, même si elle aime particulièrement le grain de sa peau à lui. Pas de câlins en ce dimanche radieux. Pas de vavangaz au pays de son corps, délicieuse balade avec arrêt prolongé sur son entrejambe, à perdre sa main dans la toison qui la protège, à observer la montée de l’érection, qui manquait rarement de se produire. Au sortir de la piscine, il s’est affalé sur les coussins. Installée sous la varangue, elle a suivi ses mouvements avec délectation, comme à l’accoutumée, suivi sur sa chair le trajet des perles d’eau. L’a vu tomber sur le sofa, s’en est étonnée.
Il est vraiment fatigué, ces temps-ci, a-t-elle pensé, tout en jouissant du spectacle. Ils ne sont pas assez intimes, se connaissent depuis peu, il ne lui parle guère de ses affaires. Les temps sont durs, la concurrence impitoyable dans son secteur d’activité, qui résiste mal aux coups de boutoir des lobbies. Elle le sait, évite d’évoquer avec lui l’inanité du modèle qu’il contribue à conforter : hyperconsommation et extraversion de l’île qui en oublie de réfléchir à un développement local, adapté. Imaginer la raréfaction des produits de première nécessité dans une île dépendante de la glace, elle en chasse l’idée ! Mais une autre s’installe – ces fortunes bâties sur dos et ventres d’humains réduits en esclavage… Mentalités et postures ont perduré bien au-delà de l’abolition, les emprises ayant à peine changé de camp. Une fois de plus, idée dérangeante : au début de leur relation, elle avait été gênée par les baies vitrées de la salle de bain. Ouvertes jour et nuit, aidées par des miroirs panoramiques, elles offraient à l’extérieur vue imprenable sur votre anatomie. Mais il n’y a personne dehors, avait-il voulu la rassurer. Elle avait tenté de vaincre sa gêne, utilisé stratagèmes et serviettes de bain pour ne pas s’exposer. Jusqu’au jour où elle avait vu, en face, dans la buanderie extérieure, travailler la femme de ménage. Cafrine. Noire-noire, la peau pas éclaircie par les déambulations génétiques, les désirées et les autres… Elle avait les yeux baissés sur son ouvrage. Lui, à l’aise, avait continué à se déplacer nu.
— Elle m’est dévouée, lui avait-il dit.
— Mais, il y a quelqu’un, là, dehors, qui te voit nu ! Elle ne t’a pas vu naître, si j’en crois son âge !
— Elle ne regarde pas, c’est une bonne très discrète, je l’ai depuis longtemps.
Pourquoi s’était-elle sentie mal, ce jour-là ? Elle avait insisté et, quand elle allait se doucher, il fermait les volets roulants, qu’elle baissait aussi quand la femme de ménage était là. Mais elle n’avait pu se départir du malaise éprouvé. Aujourd’hui, une explication s’insinuait, déplaisante à hérisser sa peau brune : la bonne, cafrine, pauvre car descendante d’esclave, son statut ? Son chien le voyait bien nu, et alors ? Elle se sentait mauvaise, là, à lui prêter posture si détestable. La nénène, elle adorait son patron, ça crevait les yeux, alors de quoi se mêlait-elle ? Et que faisait-elle, là, avec ses mauvaises pensées ?
Lui, un divorce, elle une histoire qui avait tourné court, un désir commun de casser une solitude détestable. Pas du même monde, ils avaient compris qu’ils ne vivraient pas ensemble : qu’avaient-ils à partager sinon le bien-être ? Hormis les fois où ses galéjades l’agaçaient, il était de compagnie agréable. Elle avait décidé jusqu’ici de passer outre des propos plaqués, mimétiques de son milieu et, plus largement, d’un bon vieux fond machiste dont les hommes avaient du mal à se libérer. Elle, par-dessus tout, aimait se lover contre lui, sentir son corps sur le sien, en supporter le poids après l’amour, quand il devenait inerte et lourd.
« Il dort dans le soleil/La main sur sa poitrine », et elle ne veut pas le déranger. Elle détache son regard du tableau, ferme les yeux et s’endort à son tour. Elle fait un rêve étrange, se voit contemplant l’œuvre de Courbet, au lieu de « L’origine du monde » reconnaît les formes de son amant. Elle veut le toucher mais quelqu’un la tire brutalement en arrière : « Vous ne pouvez pas, madame, il est de l’autre côté ! » Elle se réveille, affolée, dans la pénombre qui s’est installée : elle a dormi longtemps ! Elle le cherche du regard : dans le salon, rien n’a bougé, il a toujours une jambe repliée offrant à la vue ses parties.