L’Heure du poteau
Ta gueule! C’est lui qui va là…
Qui ça?
Comment ça qui! N’entends-tu pas la lyre, n’entends-tu pas le sistre? Es-tu sourd à la cithare et aux cymbales qui traînent. Clairon de lumière à travers les nuages. Toujours cette même musique qui le précède, flottant sur une rigole de l’Alizée. Ne sens-tu pas sa transe te gagner les vertèbres ! Ta gueule, je dis, il n’est plus loin. Vois ces plumes qui dépassent de la palissade. C’est lui. Tends l’oreille aux pas lents se rapprocher, escortés du chœur des ferrailles. C’est lui. Entends-tu?
J’entends. J’entends un pas plus lourd que son suivant. Le bruit monte et descend comme ta morve, sale gosse des rues que tu es.
J’ai mieux: comme les couilles du joueur de fanfare. Démarche du forgeron qui a chuté un jour durant. On ne prend pas le parti de la mère contre les pères sans conséquence, quand bien même on baigne dans le métal, quand bien même on sert le feu au poing.
Les plumes s’enfoncent sous la palissade.
Paraît qu’il a guerroyé?
Et comment! Voici les plumes reparaître, oh, avec un bout de casque. Suis le mouvement en dents de scie, l’engin se révélera sous peu, là, à l’angle de la ruelle, sous le poteau électrique, près du jamelonier.
Quelle guerre qu’il a faite?
Toutes. Il a été de toutes les guerres, de celle contre les Romains jusqu’à la plus grande.
On ne voit plus les plumes.
La plus grande? Contre les dieux?
Quelle idée! Allons: contre les hommes! Toute la violence des dieux est encapsulée dans chaque globine humaine.
Oh, on voit le casque plumé. La boiterie accélère son train.
La guerre des hommes?
On le voit plus.
Oui, la seconde guerre des hommes. Une guerre entre Blancs qui a fait des millions de morts.
Et c’est nous qu’on accuse de tribalisme!
On le voit.
Tu te figures un peu combien ça fait des millions?
C’est quand même beaucoup. Ils font toujours tout plus et mieux que nous. Même quand il s’agit de s’entre-tuer. C’est rageant à la longue.
Et comment! Ils savent les choses, ça, ils savent les choses. Tu verras ça en sixième.
On le voit plus.
Mais qu’est-ce qu’il est allé se mêler là-bas?
On le voit.
Il se battait pour la mère-chérie, tiens. Tu laisserais que d’autres mettent ta daronne au tapin, toi?
Le voit plus.
Pourquoi permettre à d’autres de faire ce que je peux faire moi-même?
Parce qu’ils savent les choses
Le voit.
Mais je croyais qu’il venait du Sud du monde?
Je dis pas, eh, mais il est né du temps où tout ce qu’il y avait sous le ciel était enfant de Gaule. Comme ça, en prenant le ferry. On leur apprenait ça en sixième.
Voit plus.
Il arrive au bout de la palissade branlante, il va apparaître à l’angle. Accroche-toi à ton muret. Oh, oh, mate-moi ce nez! Sache-le tout de bon: c’est dans le nez que se loge la puissance. Mate-moi ce nez de seigneur! Mate-moi ce tronc dans son armure étincelant comme le sable du Sud, là où il est sorti du fond de la mer et des âges avec des zébus.
Ou étincelant comme un poisson en surface.
Ta gueule, si t’as rien de mieux à dire. Il vient vers nous.
Mais il n’a pas de regard.
Bien vu. Des yeux mais pas de regard. Les pattes d’oie qui s’étirent des yeux vers les tempes sont les sillons boueux laissés par le regard…
Tu veux dire la vue?
… laissés par le regard qui s’en est allé se retirer dans une région obscure et solitaire.
Mais lui, il s’en est tiré.
Puisque tu le vois, mais pas indemne tel que tu l’observes clocher. Eh! Si seulement il n’y avait laissé qu’une rotule — du plomb pour une rotule! Le regard s’en est allé plus tard, mais il y a d’abord laissé trois frères au festin des asticots et de la poudre.
Mais non!
Et comment! Quoique le troisième ait été tué en tiraillant contre ses ancêtres les sauvages. En tiraillant contre les fahavalo[1].
Ça fait quand même beaucoup.
Ouais, mais ça valait le coup. Sans ça, on n’aurait jamais pu téter les mamelles civilisatrices de la mère-chérie.
Tu veux parler de la mère-patrie, non?
C’est la même.
Ça, c’est son frère. Mais lui, alors?
Lui? Il a suivi un général.
Un général comme ceux de chez nous?
Comme ceux de chez nous, mais plus perché et avec moins de bourrelés à la nuque.
C’est donc pour ça, ce treillis. Ça valait le coup alors, comme tu dis… Eh, mais dans ce cas, les enfants de mère-chérie doivent aujourd’hui se la couler à mort.
Les légitimes peut-être, mais pour nous autres bâtards c’est la paillasse. Regarde plutôt. T’as vu un peu que tout ce miroitement ne vient pas d’une armure mais de galons?
Ouah. Des galons du torse à l’échine. C’est quand même beaucoup.
Et quand il est rentré, une natte serrait un jumeau métis à chaque flanc de sa femme.
Vache.
Que la peau, alors. Le reste ne vaut pas la noble bête — ni le lait, encore moins la barbaque. Il est tout près. Tu sens?
Ouais, je sens. Pouah, le kaki n’est pas militaire.
Ouais, pas militaire mais viscérale…
Viscérale mon cul. Intestinal peut-être.
Souillure, si tu préfères.
De la merde, ouais.
D’accord, tu sens, mais est-ce que tu vois? Plutôt qu’est-ce que tu ne vois plus?
Je ne vois plus les galons. Les galons n’en sont plus. Ils se sont transformés en écrous, en boulons, en bougies, en capsules…
Ils l’ont toujours été. Rien que de la quincaille et de la quincaille. Clinc-cling-clinc! De la quincaille cousue de raphia. De la quincaille ricaneuse comme des morveux.
Tout le nécessaire pour fabriquer nos pétards de 25 juin[2]. Manquent plus que les têtes d’allumette.
C’est déjà un 25 juin perpette dans sa tête à lui. Et rien d’autre, tu ne constates rien d’autre?
Bah si, le casque n’est qu’un ballon de foot crevé.
Te marres pas! Si tu te marres il va décaniller. Oh, oh, le voilà qui mousse du museau.
C’est quand même beaucoup de bave.
Ta gueule, je te dis. C’est le moment.
Le moment?
Du poteau, tiens! C’est l’heure du poteau!
Est-ce des pleurs ou l’agonie d’un fauve?
Dong. Chaque quartier a ses histoires et chaque quartier a son fou et chaque fou a son histoire. Dong. La nôtre est celle d’un boiteux galonné de ferrailles qui s’en va chaque jour asséner des coups de casque, que dis-je, des coups de crâne à un poteau électrique. Dong. Les plumes tombent par poignée à mesure que les coups de boutoir remontent le creux des trois mètres cinquante du poteau d’acier jusqu’au sommet et dispersent la matrice d’insectes autour du lampadaire clignotant. Dong. Et les sales gosses de rue d’étouffer leur rire tout en cocufiant l’ennui. Dong. La vraie histoire n’a pas une tête à majuscule, comme on dit d’une tête à chapeau. Dong. Comme notre fou, la vraie histoire sent la merde et sonne creux. Dong. Dong. Dong…
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[1] Fahavalo : ennemi, bandit des grands chemins, nom affublé aux rebelles par l’armée française sous la colonisation, notamment lors du soulèvement de 1947.
[2] Le soir, veille du 26 juin, fête de l’indépendance, le pays entier célèbre l’événement avec des processions de lanternes et des feux d’artifices.