La Sortie
“C’est donc par la porte chinoise que nous nous apprêtons à entrer dans la fascinante histoire de ce jardin. À l’origine s’étendait ici la forêt du Rouvray; les siècles de défrichements et d’extension de Paris en ont fait le bois de Vincennes que nous connaissons. Vous pouvez prendre des photos, bien sûr. D’abord possession de l’Église, cette forêt entre dans le domaine royal après 980 et abrite les parties de chasse des souverains; ils y font construire des pavillons, à l’exemple du bon roi Henri-IV qui dédie cette partie du bois à Gabrielle d’Estrée, sa favorite — d’où l’avenue de la Belle Gabrielle par laquelle nous sommes arrivés, vous avez raison. Après une période d’abandon, l’aménagement reprend à la fin du XIXe siècle à la demande de Napoléon III; cet endroit devient alors un jardin d’essai, où l’on étudie les végétaux récoltés dans l’empire colonial français, et, en 1907, il est choisi pour être le théâtre d’une grande exposition coloniale. Pendant la Première Guerre mondiale, il accueille l’hôpital des soldats indigènes, d’où la présence de nombreux monuments rendant hommage aux bataillons de l’Empire ayant donné leur vie pour la France. Il est ensuite consacré à la recherche agronomique mais laissé à l’abandon, hélas, à partir des années 1960. Sa restauration commence dans les années 2000, et il est, enfin! réouvert au public en 2006. Au moment où je vous parle, il héberge un pôle universitaire consacré à l’agronomie et au développement durable, ce qui est non seulement une renaissance, mais aussi une leçon, je pense que c’est le mot, une leçon de vie pour les jeunes générations. Surtout, n’hésitez pas à m’interrompre si vous avez des questions ou si je vais trop vite."
Le sol est meuble, la poussière vole.
"Arrêtons-nous un instant sur l’exposition coloniale de 1907. Les vestiges en sont si délabrés qu’il nous est presque impossible de nous la représenter, mais imaginez. Au détour de chaque allée, des architectures venues des colonies ou inspirées par elles. Des dizaines et des dizaines de figurants indigènes. Des animaux sauvages, des plantes exotiques, des bois précieux, des métaux rares, de sublimes pièces d’artisanat. Près de deux millions de visiteurs en moins de six mois. On peut effectivement le voir comme une opération de propagande, je vous l’accorde, mais c’est un peu facile à dire avec le recul, les mentalités ont beaucoup changé depuis cette époque, gare aux jugements hâtifs et aux anachronismes. J’ai moi-même longuement étudié l’histoire de ce lieu et j’y suis extrêmement attachée, je le trouve empreint d’une grande poésie, il faut le voir le matin, très tôt, quand les vestiges sont touchés par les premiers rayons du soleil, il s’en dégage une atmosphère… les mots me manquent pour décrire cette atmosphère. Alors imaginez en 1907, quand tout était intact. La porte chinoise en est un bon exemple; même si certains historiens disent qu’elle est peut-être vietnamienne, elle est connue comme porte chinoise depuis sa première exposition en France, en 1906 au Grand Palais; ne nous en reste en tout cas qu’un vestige fort dégradé par la tempête de 1999: il lui manque ses décorations faîtières, ses devises, ses bas-reliefs, c’est d’une tristesse… mais excellente nouvelle, je viens d’apprendre qu’elle devrait être restaurée d’ici quelques mois. Si vous revenez à ce moment-là, ce sera un plaisir pour moi de vous la faire découvrir telle qu’elle était à l’origine, et je vous garantis que vos photos seront beaucoup plus belles”, personne d’autre que toi ne s’en rend compte mais tu es la seule personne racisée du groupe, tu en es aussi, de très loin, la plus jeune, et c’est suffisant pour qu’on te lance des regards curieux et des sourires perplexes, à commencer par la guide. D’ailleurs, au bout de ces huit premières minutes d’une visite prévue pour durer deux heure et demie, l’unique question pertinente à te poser serait, en effet: peut-on savoir ce que tu cherches, exactement, en venant ici? Sois honnête. On ne se rend pas à la visite guidée du dernier zoo humain de Paris sans arrière-pensée. Surtout pas au mois d’août. Surtout pas en pleine célébration des Jeux olympiques. Surtout pas pour s’entendre raconter une histoire qu’on a étudiée, qu’on connaît par cœur.
“Nous poursuivons la visite en musique, grâce à la petite enceinte que voici. Laissons aller notre imagination, voyageons dans l’espace et le temps; on ne voit bien qu’avec le cœur, disait Saint-Exupéry. J’ai choisi une musique de Madagascar, à votre avis pourquoi? Parce que figurez-vous qu’à la place de ces buissons, était implanté le village malgache dont il ne reste rien aujourd’hui: c’est à nous de reconstituer mentalement les cases où l’on avait installé les Malgaches, ainsi que le pavillon présentant leurs produits locaux; d’ailleurs, je ne sais pas si vous connaissez leur artisanat, la marqueterie et le tissage sont admirables. Les journaux de l’époque disent que la bonne humeur régnait, beaucoup de musique, de chants surtout, une ambiance charmante. Les visiteurs de l’exposition empruntaient le même sentier que celui où vous marchez, ils étaient séparés des cases par des clôtures de bois. Inauguration très solennelle, en présence du gouverneur général de Madagascar, le général Gallieni lui-même. Si ce nom vous est familier, c’est sans doute à cause de la station de métro”, c’est exact, le terminus de la ligne 3 à Bagnolet porte le nom de Gallieni et débouche sur l’avenue du même nom, selon la coutume hexagonale de marquage des quartiers d’immigrés au nom des colonisateurs. Porte aussi le nom de Gallieni le lycée où ton père a fait ses études à la fin des années 1960, le fameux lycée Gallieni d’Andohalo à Antananarivo, qui formait à la fois les fils des résidents français de l’île, hier colons aujourd’hui expat', et les fils de Malagasy mais attention pas n’importe lesquels, seulement la crème de la crème, la fine fleur de la bourgeoisie comprador, les grandes familles merina comme la tienne, lycée Gallieni pour les fils et pour les filles lycée Jules Ferry, nos ancêtres les Gaulois depuis la petite école, le moule des futurs serviteurs des intérêts de la France.
On a tendance à l’oublier, mais porte avant tout le nom de Gallieni un certain Joseph, militaire né d’un père lombard et d’une mère occitane, dont la notice sur le site du service interministériel des archives de France dit qu’il était “un anticonformiste épris de tradition, un esprit libre féru de discipline, un soldat authentique doublé d’un organisateur-né”, détaille les exploits au Niger, au Soudan, au Tonkin, à Madagascar et finalement dans la Marne pendant la Première Guerre mondiale, avant de conclure que “ce républicain convaincu nous fait comprendre ce que fut, dans ses temps héroïques, la république patriote, laïque et coloniale: rude, parfois violente, mais sincère et idéaliste, voulant imposer sans états d’âme aux peuples d’outre-mer la civilisation héritée de la Révolution française[1]”,tatataaam, il est l’or monseignor, les trompettes de la république patriote t’explosent le crâne.
Quoi d’autre? Ah oui, porte aussi le nom de Gallieni sa doctrine dite de la tache d’huile, consistant à s’installer discrètement, modestement, tranquillement dans un coin de territoire, puis à coloniser de manière progressive l’ensemble de ce territoire en massacrant les populations avec méthode, comme le dit l’intéressé lui-même “discerner et mettre à profit les éléments locaux utilisables, neutraliser et détruire les éléments locaux non utilisables[2]”, compter les têtes qui roulent et appeler cela pacification, qu’un sang impur abreuve nos sillons, anéantir les systèmes politiques et appeler ça émancipation, abolir l’esclavage pour instaurer les travaux forcés et appeler ça modernisation, et tant qu’on y est, dans quel groupe te ranges-tu, toi là avec ta grande bouche, toi qui as suivi la voie royale des études supérieures, grande école, double master, double label nationalité française/méritocratie républicaine, médaillée de ta région élite de la nation, à quelle catégorie appartiens-tu, les non utilisables ou les utilisables à ton avis?
Et porte enfin le nom de Gallieni sa politique des races, selon laquelle il faut cartographier les rivalités entre régions et entre classes sociales et décider d’une hiérarchie, afin d’en utiliser le sommet pour en soumettre la base, disons par exemple que les Parisiens sont les plus civilisés, on peut gouverner avec eux, que les Marseillais sont des sauvages et qu’on s’en méfie ouvertement, que les Lyonnais sont des fins de race encore écœurés d’avoir perdu la capitale du pays, ce ressentiment est précieux, gardons-le en tête ça peut toujours servir, que les gens du Nord sont des consanguins, on peut les essorer, les jeter à la poubelle après usage avec leur silicose et leurs terrils puis les humilier jusqu’à la fin des temps, ce qui est bien utile car personne ne devient solidaire de celui sur qui on crache, que ce soit de l’autre côté d’un écran de télé ou à travers la clôture minable d’un jardin d’agronomie, mais tu t’égares, tu t’énerves, tu casses l’ambiance, la musique de chez toi te déchire le cœur en deux et tu n’oses pas penser aux ancêtres, exhibés à l’entrée de cases d’opérette sous le regard insistant des visiteurs en haut-de-forme et les rires étouffés des visiteuses derrière leurs éventails, il ne fait pas si chaud pour un mois d’août, le lierre s’enroule autour du tronc des arbres, c’est ça que tu voulais alors, sortir de l’anesthésie, faire péter la couture, plonger les doigts dans la plaie, souffrir, et même de ça tu n’es pas capable?
Nous sommes arrivés dans une petite clairière, devant le monument en mémoire des soldats malagasy morts pour la France, te voilà émue comme la meilleure des citoyennes et révoltée comme la pire des black-blocks, en fait ton problème c’est juste que tu es complètement à la ramasse, tu essaies de reprendre pied en scrutant chaque parole de la guide, elle ne raconte pas que des conneries c’est ça le pire, parmi les approximations, les anecdotes personnelles et les interprétations hasardeuses flottent des faits avérés, non le pire c’est qu’elle parvient à t’apprendre des choses, qu’il y a des éléments historiques inédits pour toi au milieu de son discours parfaitement calibré, le pire c’est que tu te surprennes à penser qu’elle est quand même intéressante, cette guide, alors que ce qu’elle fait, concrètement, c’est maquiller les cadavres pour qu’ils aient l’air de dormir.
Il faut qu’elle écorche deux noms propres, celui du palais royal et celui de la dernière reine, pour que tu te réveilles, c’est ton premier vrai sursaut et il est bêtement nationaliste, on peut dire que tu touches le fond, “je note, Rova et Ranavalona III, merci de me corriger, j’apprécie beaucoup; d’ailleurs corrigez-moi autant que vous le souhaitez, c’est une chance d’avoir une Malgache parmi nous, nous comptons sur vous pour nous apprendre plein de choses; vous avez bien fait de nous donner vos origines, jamais je ne les aurais devinées d’ailleurs, ça ne se voit pas du tout.”
Le groupe te regarde, félicitations, tu viens d’entrer dans l’autre partie de l’humanité, celle qui a des us et coutumes caractéristiques, des goûts caractéristiques, un comportement caractéristique, un physique caractéristique, des aptitudes caractéristiques, celle à qui, en raison de l’ensemble de ces caractéristiques évaluées, quantifiées, objectives, est assignée une place caractéristique dans le monde, cette humanité considérée comme un phénomène de foire voire une menace pour la société quand elle ne coche pas les cases ou apparaît là où nul ne l’attend. Une dame s’approche de toi, quelle coïncidence elle connaît des Malgaches, à une époque son fils avait fréquenté une jeune femme malgache, quelqu’un de très bien, fille d’ambassadeur, excellente éducation, une autre te demande des précisions, carnet à la main, sur l’architecture funéraire et la fête où les gens dansent avec les morts, quant à la guide elle aimerait bien savoir quelles études tu as faites pour parler avec autant d’autorité de sujets dont elle est spécialiste, non tu ne rêves pas on te tend la main, un petit effort et tu seras des leurs, tu souris, tournes le dos, te diriges vers l’aire de repos aménagée près du pavillon de la Tunisie réhabilité et transformé en restaurant nommé, quelle surprise, non pas Radhia Haddad mais La Belle Gabrielle, y travaillent des femmes exilées en insertion professionnelle, c’est l’heure de leur pause déjeuner, quelques clients lancent des sarcasmes sur l’épuisement de ces dames, tu réfléchiras plus tard à la transformation d’un lieu de mémoire en self-service à vocation sociale, là tout de suite tu veux juste t’asseoir, regarder le ciel qui n’est pas si bleu pour un mois d’août, et oublier la lente asphyxie des arbres sous l’étreinte du lierre.
Alors te revient en mémoire une berceuse des Mahaleo parlant de criminels, ceux qui attaquent de nuit et nous privent de sommeil, ceux qui attaquent en plein jour et nous volent notre part de soleil, parlant aussi d’entraide et de solidarité. Mamakivaky ny ali-mangina, manafika antoandro izao ny dahalo, lasany mbamin’ny anjara masoandro, ny alina aty tsy ali-mangina, riran'antsy no hatoriana. Olon-dratsy mirongo fiadiana, mamakivaky ny ali-mangina. Tsy misy afa-tsy ny firaisankinantsika e, io ihany no hanavotra antsika e !
Une dame qui travaille dans le restaurant sort sur la terrasse pour la fin de sa pause. Le plein jour la fait cligner des yeux. Elle s’installe à une table. Elle ne prête pas attention aux sourires ironiques de certains clients. Elle crée un tissu de silence autour d’elle.
Vous échangez un regard.
Agir concentrées Agir silencieuses Agir discrètes Agir attentives Agir simples Agir puissantes Agir aimantes Agir réfléchies Agir souples Agir instinctives Agir stratèges Agir sereines Agir déterminées Agir accueillantes Agir enflammées Agir franches Agir légères Agir mobiles Agir joueuses Agir recueillies Agir éveillées Agir tranchantes Agir fugaces Agir sincères Agir détachées Agir modestes Agir combatives Agir paisibles Agir robustes Agir vulnérables Agir entières Agir avec.
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[1] https://francearchives.gouv.fr/fr/pages_histoire/38882 par Arnaud Teyssier historien et haut-fonctionnaire, que tu salues au passage.
[2] Joseph Gallieni, cité dans Wikipédia via Alain Ruscio, Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français, XIXe-Xxe siècle, Paris, Complexe, 1995, dont Paule Brasseur, que tu salues également, écrit dans son compte-rendu de 1997 à la page 125 d'Outre-mers, revue d'histoire : « S'il n'est pas question de nier la fréquente hostilité à l'endroit des gens de couleur, il est dommage que des nuances n'aient pas été apportées. (…) A. Ruscio souhaitait-il en écrivant cet ouvrage apporter de l'eau au moulin de ceux qui présentent aujourd'hui l'ensemble des Français comme des racistes ? » https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1997_num_84_315_3544_t1_0125_0000_1