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La troupe

Chuuu. Chuuu. Les vagues terminaient leur danse sur le sable mouillé. Chuuu. Chuu. Le ressac devint un refrain mélodieux pour ceux et celles qui lui prêtaient une oreille attentive. C’était le cas de Nour qui après une traversée teintée de bourrasques, était soulagée d’avoir débarqué sur cette petite ville côtière. Assise avec ses compagnons de voyage, elle attendait. Des Hommes en blouses bleues se tenaient debout autour d’eux. Malgré cela, la quiétude du paysage aidait la jeune femme à se sentir sereine. Nour avait fui une vie troublée par la misère et la violence. Mais surtout un visage. Un visage qui l’avait blessée au plus profond d’elle-même. Ce passé grimait son corps et son âme et avait déposé ses empreintes partout. Une odeur. Un bruit. Une voix. La voix. Des boomerangs qui la percutaient encore et toujours. Sa délivrance, elle l’espérait dans ce petit village qui semblait si tranquille.

Nour fut conduite par une Femme avec un tee-shirt bleu, sur une plaine à l’écart du bourg où se dressaient une dizaine de bungalows. On lui en attribua un. La Femme lui parla, mais Nour ne comprit pas ses mots. Ils étaient si éloignés de ce qu’elle connaissait. Avec quelques gestes, Nour devina que c’était son pied-à-terre. Qu’elle dormirait ici et que quelqu’un lui amènerait à manger. Elle opina par un hochement de tête et la Femme la laissa seule. Quelques minutes plus tard, une autre Femme avec une jupe bleue lui apporta un plateau. Nour se contint en évitant de se ruer sur la nourriture. Elle était si affamée. La Femme quitta le bungalow. Nour compta jusqu’à dix avant de se jeter sur son repas. Au cas où la Femme reviendrait. Pour éviter de passer pour une misérable. La Femme ne réapparut pas et Nour entama son repas. Frugal, mais suffisant pour combler sa faim. Une fois la dernière bouchée engloutie, la fatigue s’empara de la jeune femme. Elle ne lutta pas. Pas cette fois-ci. Elle s’allongea sur le lit et se couvrit des draps qui sentaient le jasmin industriel. Nour n’eut pas le temps de compter jusqu’à dix et s’endormit.

Le lendemain, la Femme au tee-shirt bleu revint avec des feuilles de papier, des crayons et une blouse blanche. Entre les signes et les dessins, Nour comprit qu’elle devait mettre ce vêtement et accompagner la Femme. Elles marchèrent une vingtaine de minutes et arrivèrent devant un bâtiment. À l’intérieur, Nour entendit quelques murmures, mais ne vit personne. La Femme la conduisit dans un bureau et lui demanda de s’asseoir. Nour s’exécuta. Rapidement, un Homme avec un veston bleu se présenta à elle. Elle saisit qu’elle était accueillie dans le village qui se prénommait Indigo et qu’elle devrait participer à des cours pour apprendre et surtout parler la langue locale. Nour était d’accord et le lui fit savoir. Avec ses propres mots que l’Homme ne chercha pas à deviner. Il sortit de la pièce. La Femme au tee-shirt bleu réapparut et l’accompagna jusqu’à son bungalow.

Les jours passèrent et une routine s’installa. Nour participait à des cours particuliers de langue locale: trois heures le matin et deux heures l’après-midi. Elle progressait assez vite, mais ne s’en satisfaisait pas. Elle voulait toujours plus de travail pour mieux comprendre. Pour mieux parler. Pour faire partie des Femmes et des Hommes. Un jour, elle demanda où étaient passés ses compagnons de voyage. ON lui répondit qu’ils n’étaient pas restés. Elle n’en sut pas davantage. Tout comme elle ne savait toujours pas qui résidait dans les autres bungalows. Au bout de trois semaines, la Femme au tee-shirt bleu lui demanda de l’accompagner au bureau. Elle y rencontra l’Homme de la dernière fois qui la félicita pour sa progression. IL lui dit qu’elle pourrait désormais participer à une activité.

— Travail?

— Pas vraiment un travail. Plutôt une activité d’intégration.

— Intégration?

— Oui. Pour le bien-être de la communauté.

— Oui. Moi je veux être intégrée.

— C’est très bien, ça. Justement, je vais vous présenter quelqu’un qui va vous y aider.

L’Homme quitta la pièce et quelques minutes plus tard, IL lui présenta un Homme avec un polo bleu. IL salua Nour et commença à lui expliquer l’activité. Nour comprit que l’Homme avait créé une troupe de théâtre et qu’elle allait en faire partie. Qu’ils allaient, avec ses nouveaux compagnons, jouer une pièce devant les villageois.

— Vous allez mettre en pratique la langue locale et à la fois, divertir les habitants. C’est tout bénef.

— Tout bénef?

— Ouais. C’est bon pour vous et ce sera bon pour eux.

L’Homme au polo bleu poursuivit ses explications. Nour devrait répéter toutes les semaines, à raison de six soirées, jusqu’à ce qu’ils soient prêts pour la représentation.

— Elle aura lieu dans un mois. Donc, il faudra bien travailler.

— Pas de problème, Monsieur.

­— Eh bien alors, à ce soir.

Nour quitta le bâtiment accompagnée par son chaperon au tee-shirt bleu qui lui fit faire un détour par le bourg. C’était la première fois. D’habitude, elles prenaient les mêmes ruelles pour se rendre directement à la plaine. Nour était contente. Elle voyait enfin son village d’adoption. Elle croisa des villageois et remarqua qu’ILS arboraient tous le même signe: un vêtement bleu. Bleu indigo. Comme la Femme qui marchait à ses côtés. Comme l’Homme du bureau. Comme tous. Un polo, une chemise, un pantalon, une jupe ou un veston. ILS semblaient tous unis autour d’une même couleur; couleur symbolisant la sérénité. La loyauté. Même si elle ne portait pas la marque de la Communauté, elle était heureuse d’être ici. À un passage pour piétons, elle croisa une Femme et son petit garçon. Au contraire des Autres, il avait un sweat à capuche jaune. Quand Nour lui sourit, il lâcha la main de sa maman et s’avança vers elle.

— T’es qui toi?

Nour s’agenouilla à sa hauteur et lui répondit.

— Nour? C’est un drôle de prénom ça.

— Oui, c’est vrai. Et toi comment tu t’appelles?

— Adrien.

La mère lui reprit la main.

— Allons, Adrien, ne dérange pas la dame.

La Femme lui adressa un léger sourire et tira son fils.

— À bientôt, Nour.

— À bientôt, Adrien.

Ce bref échange donna du baume au cœur à la jeune femme. C’était la première fois en plusieurs semaines qu’un villageois l’appelait par son prénom. Un villageois d’à peine cinq ans.

Le soir même, Nour fut conduite jusqu’à une salle dans le centre du village. À l’intérieur attendaient six personnes dont l’Homme au polo bleu. Les autres portaient une blouse blanche. Comme elle. Ils n’eurent pas le temps de faire connaissance car l’Homme leur proposa des exercices. Ils devaient marcher dans la pièce et crier un mot. Ensuite, ils  s’arrêtaient pour adopter une posture, puis, au signal de l’Homme, reprendre la marche. L’échauffement plut à Nour. Contrairement aux autres, elle paraissait enjouée. Ensuite, l’Homme au polo leur distribua des feuilles. Ils durent les lire. Nour éprouva quelques difficultés, mais réussit l’exercice. La soirée se déclina et l’Homme les congédia, à l’exception de Nour.

— Toi, interpella l’Homme. Tu restes encore un peu. J’ai des choses à te demander.

Les autres partirent accompagnés par trois Femmes. Nour s’approcha de l’Homme.

— Assieds-toi, lui dit-il en désignant une chaise.

Nour s’exécuta.

— Bien. Comme pour les autres, je vais te poser des questions.

— D’accord, Monsieur.

— C’est pour écrire ton rôle dans la pièce.

L’Homme débuta son interrogatoire par des questions d’usage. Son nom, ses prénoms. Si elle avait des frères, des sœurs. D’où elle venait. Petit à petit, l’Homme la questionna sur les raisons de sa venue. Nour répondit de manière évasive, mais IL insista pour tout savoir. Jusqu’aux moindres détails. Nour commença à se sentir mal à l’aise. Une partie d’elle-même ne souhaitait pas faire le récit de sa propre histoire. Surtout pas devant un Homme. Qui ne prenait pas le temps de la regarder. Qui n’adoptait pas de voix sécurisante. Nour se terra dans le silence. Cela déplut à l’Homme.

— Tu dois me dire. Tout me dire. Sinon, je ne pourrai pas écrire ton rôle.

Nour hésita, puis raconta quelques éléments de son histoire. Mais cela ne satisfit pas l’Homme. IL en voulait encore plus. Épuisée, Nour baissa la tête. Elle voulait arrêter. L’Homme se leva.

—Ok. Ça va pour cette fois. On verra ça demain.

La Femme au tee-shirt bleu entra dans la pièce et accompagna Nour jusqu’à son bungalow. Épuisée, elle s’écroula sur son lit sans manger. La nuit fut agitée. Peuplée d’ombres, de cris et d’un visage. Le visage qui la hantait depuis des mois. Le lendemain, Nour se réveilla aussi fatiguée que la veille. La journée promettait d’être longue.

Ce fut le cas. Le matin et l’après-midi, elle eut ses cours de langue locale puis le soir, elle rejoignit la troupe. Au contraire de la veille, elle fut moins enthousiaste. Elle participa aux lectures puis exécuta les exercices demandés. À la fin, alors que les autres quittaient la salle, Nour dut rester pour subir un nouvel interrogatoire. L’Homme lui posa des questions intimes. Trop intimes. Nour se braqua et se leva pour partir. IL lui ordonna de s’assoir.

— Continue, insista l’Homme

Elle résista. Un peu.

— Tu veux rester au village? Alors, raconte.

Elle sentit qu’elle n’avait pas d’autre choix. Elle se rassit et lui livra des éléments chargés d’émotions. Des épisodes éprouvants. Durs. Traumatisants. L’Homme écrivait sans lever une seule fois la tête. Au fur et à mesure, IL semblait enivré par le récit de Nour. Elle raconta jusqu’au dernier mot. Le mot qu’elle ne voulait pas prononcer. Celui de sa souffrance. De sa damnation.

— Bien. C’est bon. Je crois que j’ai tout, lança l’Homme.

Puis, IL sortit en la laissant seule avec ses démons.

Le lendemain, c’était jour de pause. Ni cours ni théâtre. Elle erra sur la plaine. Fébrile. Accablée par la soirée de la veille. Elle croisa Walid, un jeune de la troupe. En la voyant il comprit.

— Tu as eu tes interrogatoires, toi.

— Oui.

— On est tous passés par là.

— Mais pourquoi veut-IL savoir?

— Pour la pièce. Pour les villageois.

— Qu’est-ce que ça peut leur faire à EUX? De savoir par quoi je suis passée.

— Ça va les rassurer.

— Les rassurer?

— Bah oui. On n’est pas là pour les amuser. Mais pour les tranquilliser.

— Je ne comprends pas.

— ILS ont besoin de se sentir loin de nous. Loin de nos histoires. ILS ont besoin de savoir qu’ILS ne connaitront jamais ce que nous avons subi.

Devant l’expression interdite de Nour, Walid poursuivit.

— Tu croyais quoi? Qu’ILS allaient gentiment nous accueillir sans rien demander en retour?

— Non bien sûr. Mais je pensais que j’allais leur rendre service en travaillant.

— Mais tu vas leur rendre service. En jouant ta propre histoire. Juste pour qu’ILS soient apaisés et contents d’être ce qu’ILS sont. Juste pour qu’ILS se sentent bien. Bien entre EUX.

Walid posa sa main sur l’épaule de Nour. Un geste qui se voulait compatissant et s’éloigna en laissant la jeune femme seule. Seule avec un sentiment d’injustice qui lui broyait le ventre. Étouffée. Noyée par ce qu’elle venait d’apprendre.

Nour ne fut plus interrogée, mais chaque répétition devint une épreuve. Chacun endossait son rôle teinté de violence, de peurs et de traumatismes. L’Homme les poussait chaque soir un peu plus loin. Tantôt IL s’énervait lorsque l’un ou l’autre ne jouait pas comme IL l’entendait. Tantôt, IL jubilait devant la noirceur des tableaux.

Au fur et à mesure que la pièce prenait forme, Nour devenait de plus en plus angoissée. Elle revivait chaque soir son trauma. Sans le moindre filet de sécurité. Elle commença à se scarifier. Pour soulager sa peine. Pour évacuer son trop-plein. Car personne ne prenait soin d’elle. Et elle, de son côté, ne voyait aucune autre issue.

Le soir de la première, tous les villageois étaient au rendez-vous. Des semaines qu’ILS attendaient ce spectacle. Derrière le rideau, L’Homme passa en revue sa troupe. Aucun détail ne lui échappa. IL voulait que ce soit parfait.

— Rappelez-vous tout ce qu’on a fait. Ce spectacle c’est le vôtre. C’est votre histoire. Vous devez la jouer pour EUX. ILS en ont besoin. Ne l’oubliez pas.

Comment pouvaient-ils l’oublier? Cette mise en scène était le prix pour rester.

— Allez, que le spectacle commence. En piste, jeunes gens.

Un à un, les comédiens se placèrent, se jetèrent un regard et attendirent que le rideau se lève. De l’autre côté, la ferveur était palpable. Ils prirent une inspiration puis baissèrent la tête. À l’exception de Nour.

Le rideau se leva. Lentement. Surement. Immanquablement. Le silence s’empara de la salle et tous les yeux fixaient les six comédiens. Devenus des ombres, des spectateurs de leur propre vie. Qu’ils allaient jouer devant une foule avide. Curieuse. Affamée. Insatiable.

L’Homme éprouvait de l’anxiété. IL avait tellement travaillé. IL regarda un à un ses poulains. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas eu une telle troupe. Avec de telles histoires. IL était fier. De LUI. De ce qu’IL avait accompli. Pour le bien de la communauté. IL sentit une pointe d’agacement quand son regard se posa sur Nour. Si fragile, IL espérait qu’elle n’allait pas craquer. Pas pour la première représentation. IL aviserait après. Comme toujours. Des Nour, il y en aurait d’autres. Il y en aurait toujours d’autres.

Nour, quant à elle, continuait de fixer la marée bleu indigo. La pièce débuta. Les scènes défilèrent les unes après les autres. Jusqu’à la dernière. Le final. Nour s’avança sur le devant de la scène. Ceux et celles qui étaient au premier rang pouvaient presque sentir son souffle. Nour se tourna vers ses compagnons: Walid, Houda, Malek, Dawit et Jemal. À chacun, elle lança une phrase. Une offrande. Dans une langue qu’eux seuls pouvaient saisir. Les larmes coulaient. Les Autres pensaient que la pièce était sur le point de se terminer. ILS n’avaient pas tort. Seul l’Homme derrière le rideau s’aperçut que quelque chose détonnait. Qu’une improvisation se jouait. Walid répondit à Nour. Puis ce fut le cas de Jemal. Les autres ne parvenaient pas à sortir le moindre mot. Les sanglots les étouffaient. Nour se retourna vers les Hommes et les Femmes puis sortit un objet de sa doublure de robe. Un pistolet. Le pistolet qu’elle avait utilisé sur le visage de ses tourments.

— On dirait un vrai, chuchota une Femme à une Autre.

Au moment où Nour tourna le pistolet vers sa tempe, son regard croisa au troisième rang, un sweat à capuche jaune. Le petit garçon. Adrien. Assis sur les genoux de sa mère. Elle lui sourit. Ses cinq compagnons hurlèrent tandis qu’elle pressa la détente. Un bruit sourd. Vibrant. Effrayant. Nour s’écroula. Silence. Douloureux. Pesant. Puis, un à un, les Hommes et les Femmes se mirent à applaudir frénétiquement le final. Sidéré, le petit garçon du troisième rang fixait le filet vermeil qui s’écoulait de la femme allongée. Tétanisé, il semblait sourd aux cris de la foule. Une foule galvanisée. Enthousiaste. Électrisée. Affiliée à la couleur indigo. Couleur de la force. De la confiance. De la sécurité. Des Hommes et des Femmes rassurés. Car ILS savaient qu’ILS ne connaitraient jamais, au grand jamais, l’horreur qui venait de se jouer.

La troupe

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France
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