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Mon désir d’être écrivain

“Le chat dans les yeux émeraude duquel mes yeux se perdent sait quelque chose de moi que j’ignore”[1].


Ce qu’il sait, je peux le deviner. Il me révèle que je nourris au fond de mon âme, tapi dans un coin sombre, le désir d’être écrivain, ou peut-être poète. Je remonte le fil de mes pensées pour faire la lumière sur cette aspiration. Longtemps et comme grand nombre de mes contemporains, je me suis abandonnée au doux plaisir de lire. Je lisais et relisais ce qui me ravivait, ce qui me faisait sentir mon humanité. Seule ou bien entourée d’une foule agitée et bruyante, j’avais le pouvoir de m’isoler dans une bulle, de mettre la réalité entre parenthèses, de laisser mon corps, mes sens fouiller, scruter un monde dont l’épaisseur était en étroite relation avec son irréalité. Mon imagination, alors libre, devenait fertile et m’emportait dans de fabuleux voyages. Je m’évadais. Sans avoir besoin de sortir de ma chambre, de mettre le nez dehors, les êtres et les objets m’appartenaient et n’avaient plus que les secrets que je voulais bien leur concéder. Les mots noirs inscrits sur les pages blanches se changeaient en ancres arrimées à la terre faisant signe que d’autres cieux pouvaient éclairer d’une lumière nouvelle tout un univers fait de sensations et d’émotions. Je pouvais alors m’autoriser à être entièrement là, en ce lieu où j’étais auprès des choses. Grand délice que celui de noyer mon regard dans la description de la goutte de rosée qui se bombe sur l’opalin pétale d’une rose! Rondeur, pureté et suavité d’une essence qui exhale! Un chaud rayon de soleil se penche sur la perle qui se fait miroir pour dévoiler dans sa transparence la nudité de la rose innocente. Fragilité de l’instant d’où naît cette subtile magie qui ébranle l’âme! Je suis parfum de rosée. Je suis une atmosphère de sensualité ineffable, de douceur voluptueuse. La fleur du poème, “l’absente de tout bouquet”[2], pense par moi ou je pense par elle, dans la mesure même où la conscience de soi ne peut être sans objet. Je m’emporte et voilà que je rêve d’inscrire la beauté du monde sur cette éternité qui ne peut que nous être refusée. En effet, vouloir l’éternité, qui est absence de temps qui passe, revient à nier la vie. Être hors du temps, c’est être en dehors de tout mouvement qu’il soit physique ou psychique. Alors, je me fais douleur d’être dans un devenir qui abîme tout. Mon rêve d’immortalité rend son dernier soupir. Le beau m’amène à la moralité, je trébuche du bien au mal. Je souffre d’être arrachée à ma félicité pour retomber, me relever en claudiquant vers ce quotidien morne et sombre qui me rend aveugle. Je cherche à m’aligner sur la façon avec laquelle tout le monde doit agir. Je me surprends à obéir avec talent au dressage avec lequel on m’a donné l’habitude de qualifier les événements, les choses et les êtres: le bien et le mal, le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. J’oscille, je vacille entre la tristesse et la joie comme si j’avais à devenir une image décollée qui sèche, qui jaunit avant de pouvoir se recroqueviller sur une goutte de rosée. Le feu de mon âme menace de s’éteindre. Le monde moderne déploie toute son “industrie culturelle” et met sous tutelle la faculté du jugement[3]. Il soumet toute entreprise à une alternative: celle de la réussite ou de l’échec, de la victoire ou de la défaite. Les valeurs humaines en viennent à s’enraciner dans une dualité aussi nécessaire qu’elle serait originelle. Je me fais révolte. Quelque chose en moi proteste d’une autre logique: ce qui m’anime profondément, résolument, ne relève pas de la seule tactique. Hors du vrai, hors du faux, hors du réussir, hors du rater, je m’affirme. Affrontée au chaos du monde, je suis à la fois et contradictoirement heureuse et malheureuse et je ne m’en sors ni gagnante ni perdante. Je suis simplement, pleinement. Je sais alors que ma parole peut être vraie, authentique dès l’instant où elle n’a pas besoin d’atteindre une cible donnée comme cela est l’usage dans la communication courante. Je parle parce que je sais que le moteur premier de tout acte langagier est le désir de créer qui tout en laissant intacte l’énigme du pourquoi me lie au monde en m’unissant aux autres[4]. Nulle raison singulière ne motive ma parole si ce n’est ma soif d’être en contact avec mon prochain par le biais des mots, par le partage de nos univers. Loin de moi, l’idée de converser avec une chaise ou une table, une calculatrice ou une IA générative de textes. Loin de moi, la tentation d’user de toute cette panoplie de gadgets que l’on peut mobiliser pour la massification culturelle. Il me faut expérimenter ce qui fait l’honneur d’être un être humain qui ressent et pense par soi-même.

Ainsi, lorsque je lis les mots des autres écrivains, je me sens comme chez moi. L’enthousiasme s’empare de mon être et avec lui naît une petite pointe d’orgueil. De la jalousie peut-être? Je réponds non sans équivoque! Je m’attarde sur cette pointe de vanité. Je la soupèse. Elle n’a pas la lourdeur de la fatuité commune, de celle qui nourrit notre désir de domination. Elle est légère comme une plume, discrète comme un mot chuchoté. Elle a la délicatesse que Platon voyait en la déesse Até: son pied est ailé, il frôle furtivement. Aussi, elle n’ose pas réellement s’enflammer comme si elle savait faire preuve d’humilité. Une lueur se fait en moi: je comprends pour quelle raison j’ai rêvé d’être l’auteur des lignes que j’ai lues. Elles parlaient de moi. J’ai eu de la sympathie pour les mots entendus dans le silence de mon cœur. Si j’ai accepté d’être absente à mon moi social, c’est pour avoir le courage d’écouter cette petite voix à l’intérieur de moi qui me connaît si bien. L’auteur est devenu ce médiateur entre moi et moi-même, cet intermédiaire indispensable à la compréhension de mon moi profond. Il me révèle à moi-même. Mais comment puis-je convenir qu’il l’ait fait mieux que moi-même, pis encore: que sans lui je n’y serais probablement pas arrivée? Je suis le paradigme du mystère! Mon moi m’est obscur, le fond de mes pensées m’est insondable! Il ne me reste plus qu’une seule issue: admettre que l’écrivain, le poète et tout autre artiste détiennent les clefs de mon être. Je ne les connais pas et pourtant, ils sont mes confidents les plus intimes. C’est lorsque j’accepte cette vérité que mon orgueil se fait douceur et me conduit avec discrétion à la sagesse. J’ai vu se dresser entre moi et moi-même un abîme, le plus petit des abîmes, mais aussi le plus infranchissable. J’en suis venue à reconnaître avec Nietzsche qu’une vie entière et énormément de courage et de passion sont nécessaires pour entreprendre de parcourir cette infime distance qui me permettrait de me sentir en accord avec moi. C’est seulement dans mes moments de lecture, par instants fugitifs, que l’illusion de ma complétude surgit et déchire le voile de ma séparation intérieure. C’est la magie de la goutte de rosée sur le pétale de rose qui délicatement agit sur mon âme. L’artiste use du langage et des images pour extérioriser ses émotions, et, par ce biais, il les universalise. Je reconnais alors dans ses paroles l’étrange singularité de mes propres émois. Fascinant effet miroir des mots qui dévoilent la nudité de mon moi dans sa vulnérabilité. En accordant aux mots leur entièreté, en leur donnant corps, je retrouve leur pouvoir. Gorgias s’étant longuement intéressé à la thaumaturgie du langage affirmait que le “Discours est un grand tyran qui porte à leur achèvement les actions divines en de microscopiques éléments matériels qui sont perceptibles”[5]. Les discours agissent sur nos âmes comme une drogue qui peut soit nous soigner, nous apaiser, soit nous ensorceler, nous terroriser. L’homme est un animal mythologique. Il a besoin de ce bruissement de récits qui est l’oxygène même de l’âme[6]. Il nous faut nous nourrir d’histoires pour prendre connaissance de ce qui définit notre humanité, pour nous approprier au mieux nos sensations, notre être intime. L’homme n’est pas d’emblée ce qu’il a à être. Rien ne le détermine. Il est libre de créer ses propres odyssées et de se faire l’écho de ses propres légendes.

Je donne enfin à mon désir d’être écrivain ses propres contours: ce qu’il me dit, c’est que j’aspire à être au plus près de moi et à tisser ce lien étroit qui me relie aux autres et au monde. Je veux la liberté. Je veux être comme ce voleur de feu qui entreprend de créer une langue qui fait sens, une langue qui parle à l’âme.

Le chat aux yeux émeraude dans les yeux duquel je prends plaisir à me perdre, n’est pas ChatGPT. Si ce dernier tient son nom de sa capacité à reconnaître un chat à partir des millions de photos de chats postées et commentées sur les réseaux sociaux, aucun parfum de rose ne saurait l’éveiller à la pensée[7]. Il ne voit pas les teintes du monde. Il n’entend pas les symphonies du monde. Il ne touche pas les textures du monde. Il ne sent pas les flagrances du monde. C’est un outil générateur de textes qui peut rendre certains services quand on l’utilise avec tactique. Il est un signe du génie de l’homme et non le miroir de l’homme. Il n’entretiendra jamais un seul bruissement mythologique! Comment pourrait-il nourrir mon désir d’être écrivain?


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[1] Christian Bobin, La nuit du cœur.

[2] « Je dis une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d’autre que les calices sus musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet », Stéphane Mallarmé.

[3] Selon Théodor Adorno, La Dialectique de la Raison, la télévision et la radio seraient dangereuses, parce qu’elles déforment le monde et nous imprègnent de stéréotypes que nous finissons par considérer comme vrais. Cela conduit à une érosion de l’intelligence et du sentiment et nous perdons notre capacité à faire des choix et des jugements moraux. Choisir de mettre nos cerveaux et nos corps en veilleuse en laissant les nouvelles technologies penser et agir à notre place est un choix éthique. Ses propos sont encore plus actuels avec l’élaboration des nouvelles IA.

[4] Jean-Jacques Rousseau, dans son œuvre Essai sur l’origine des langues, émet l’hypothèse que le développement des langues a pour origine, non le besoin de communication, mais le désir d’exprimer les passions humaines, désir créant les liens sociaux. Dans l’acte langagier, ce qui est donc premier est le désir de créer du lien avec autrui.

[5]  Gorgias, Éloge d’Hélène.

[6] Selon Michel Tournier, Le vent Paraclet.

[7] Condillac élabora une expérience de pensée dans laquelle le parfum d’une rose suffirait pour éveiller une statue à la pensée. Ce qui suggère que l’ensemble de la vie mentale humaine relève des sens. Point de pensée hors des sensations.

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