top of page

Raz de marée

Un raz de marée vert, une victoire écrasante, la majorité absolue. Les résultats des élections fédérales de juin 2029 avaient surpris, mais pas tant que cela. Trois mois auparavant, les sondages indiquaient une mainmise de l’extrême droite désormais incontournable au nord du petit royaume, et l’éternelle lutte, au coude à coude, entre les libéraux et les socialistes au sud. Si le nord climato-sceptique restait contre vents et marée arrimé aux promesses revanchardes d’une droite extrême qui s’opposait à l’État de droit, le sud, comme un seul homme, avait voté pour la sauvegarde de l’environnement, qu’il considérait tout à coup comme un problème civilisationnel incontournable. La vie tout entière en dépendait.


Dès la mi-avril, le royaume de sa Majesté, qui vivait comme son pays largement au-dessus des limites dans lesquelles l’humanité doit évoluer, vécut ses premiers effrois. D’inexpliquées tornades envoyèrent au diable vauvert le toit de plusieurs églises, les granges, les friteries et les abribus de Torgny, Vierves-Sur-Viroin, Somme-Leuze et Mozet. D’autres entités ne furent pas épargnées, frappées jadis par des attaques inattendues. Souvenons-nous qu’à Tongres une supérette volait en éclats, soudainement traversée par la Porsche d’un ailier droit anderlechtois. À Flémalle, le milieu offensif de Louvain encastrait sa Mercedes noire dans un gymnase, conséquences du comportement de sportifs immatures surpayés par l’intermédiaire d’escrocs, communément appelés “agents de joueurs”. Mais on assistait au spectacle de pluies torrentielles qui déversaient sans interruption des trombes d’eau sur l’ensemble du territoire, inondant largement celui-ci. 

Ces précipitations furent suivies dans la foulée par une vague de chaleur sans précédent, un mois de mai de feu. On enregistrait 46° avenue Circulaire à Uccle le 1er mai. Les oiseaux, les mammifères et les végétaux mourraient. Extinction provisoire, espérait-on, des espèces. Ne verrait-on jamais plus d’écureuils, de chouettes et de rossignols dans nos contrées? C’est ce que redoutaient les experts. Selon eux, dans un proche avenir, ajoncs, coquelicots et campanules ne repousseraient plus. Pareil pour le plantain, la prêle des bois et les renoncules. Plus d’abeilles, plus aucun papillon. C’était là le résultat d’un aveuglement, celui des économistes qui, hier encore, riaient de ce qu’avait dit Kenneth Boulding: “Celui qui pense qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou soit un économiste”. Les bienfaits autoproclamés du libre-échange se retournaient contre ceux qui l’avaient inventé. La croissance, la croissance, la croissance, jamais remise en question. Pour eux, quoiqu’il arrive, les perspectives étaient toujours bonnes tant qu’au travers des désastres il restait de l’argent à gagner. Cette fois, des technocrates eux-mêmes avaient péri, noyés ou de suffocation.

Après le suffrage du 10 juin, le petit royaume coupé en deux se réorganisait. La mort dans l’âme, l’ultra-droite dut reporter son projet de séparation du pays, à jamais, car toutes les digues le long de la mer du Nord s’étaient brisées, et l’eau salée de l’océan Atlantique avait recouvert le quart septentrional de la surface habitable, de sorte que ses habitants trouvaient refuge au sud, qu’ils imploraient de les accueillir. Le sud qui s’était exprimé en faveur du parti environnementaliste présidé par une personnalité d’origine grecque, haute en couleur. Imposante figure au profil contrasté, cet homme d’apparence inflexible, dur, volontaire et déterminé, se révélait en même temps, de façon imprévisible, sensible au beau. L’avenir des enfants le préoccupait et il aimait les fleurs, les vélos pliables électriques résistants, car il fallait supporter ses cent et vingt kilos. Il chérissait son jardin autour de la maison communale, comblé de roses, de glaïeuls, d’amaryllis, d’Iris, de jacinthes, de valériane et d’aster du cap, qu’il avait ouvert au public. C’était un jardin climatique qui conservait la fraîcheur. Des arbres soigneusement choisis refroidissaient l’air, le sol restait humide en toute saison grâce à l’hydrogel rétenteur d’eau, et toutes ces précautions s’amplifiaient lorsqu’un film transparent, recouvrant à 8 mètres de hauteur ce parc fleuri, se déployait automatiquement à 32° de température. Sa matière savante imaginée par la NASA rendait l’espace qu’il protégeait sans chaleur excessive, et plus efficace que vingt climatiseurs. 


Les mesures prises par Kostas Mitsotàkis furent radicales, comme les circonstances l’imposaient. Sans ordonner la dictature écologiste, la logique prescrivait des manières d’agir drastiques. Un peuple demandait à se sauver et, qu’ils soient du nord, de l’ancien nord en vérité, ou du sud, le désormais Premier ministre du royaume décida, sans que personne n’osât le contredire, d’agir avec la fermeté la plus rigoureuse. La vue de son jardin si bien protégé inspirait suffisamment confiance pour que ses adversaires politiques l’autorisent à agir à sa guise. 

En réalité il était déjà trop tard, beaucoup trop tard, Kostas le craignait. À peine pourrait-il aider à retarder l’échéance fatidique. Rien que le fait d’y penser mouillait son front de sueur, qu’il épongeait d’un de ses nombreux mouchoirs en papier certifiés recyclables; et tout devrait l’être dorénavant — seul l’humain ne l’étant pas. 

Le monde, en plus, était en guerre, il était fou. Rien de nouveau, mais s’il s’obstinait à le rester, cela retentissait ni plus ni moins comme la fin d’une civilisation. Protéger la couche d’ozone n’avait pas suffi en matière de climat, l’éducation obligatoire n’avait rien résolu, ni à calmer l’agressivité des hommes ni à augmenter leur intelligence.


Kostas Mitsotàkis pensait depuis longtemps que notre société sombrait; qu’à l’instar des Aztèques, des Phéniciens, des Romains et des Mongols, notre civilisation s’effondrait. Mais pour avoir son mot à dire, il fallait être élu et composer, feindre, faire croire aux braves gens qu’ils ne perdraient rien de leurs avantages, alors que le monde aveuglé par la croissance courait à sa perte. Kostas, enfin choisi, mandaté pour occuper la fonction la plus haute au sein du gouvernement, la voie semblait libre pour une politique enfin rationnelle. Dès le mois de septembre, il précipita son programme. La mer à présent longeait les nouvelles stations balnéaires de Tournai, Renaix, Termonde et Saint-Nicolas. De longues constructions solides, mais plus frustes qu’autrefois émergèrent afin de contenir les eaux. Le roi visita cette côte nouvelle et la trouva à son goût. La ville de Renaix lui plut énormément. Cette région des collines bordée d’eau, idéale pour s’y promener en famille, ressemblait à la Côte d’Opale, mais en plus joli encore. En contrebas du Mont-de-l’Enclus, la plage et l’océan:

— C’est de toute beauté, affirma ce roi lunaire, pas mécontent de régner sur une nation à présent réduite d’un quart et où nordistes et sudistes ne s’opposaient plus. Cependant, il fut moins satisfait lorsque la décision fut prise de ne plus tolérer la moindre voiture sur ce qu’il restait de terres habitables. Un décret de Kostas Mitsotàkis, qui incarnait à lui seul le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, obligea chacun à se déplacer à vélo. Des trains toutefois circulaient qui et s’arrêtaient à toutes les gares, celles fermées autrefois dans les villages reculés étant remises en service. Les trajets étaient longs, mais chacun arrivait “à bon port” si l’on peut dire. Les lignes rapides fonctionnaient comme autrefois d’Arlon à Saint-Nicolas, devenue la nouvelle Knokke, envahie par des commerces de seconde main très chic: vêtements, chaussures, montres, horloges, vélos, habilement et onéreusement nettoyés, repassés, retapés, réparés. Une place “m’as-tu-vu” envahie par des vélos cargo de luxe et bordée de restaurants à poisson haut de gamme, fut prise d’assaut par les nantis, du moins ceux qui le restaient encore, toujours aussi inconscients, opportunistes, viveurs et prétentieux. Des péteux, disait-on, mais tout bas.

Tournai par contre se révélait une station plus populaire à l’image de feue Blankenberge. Les fripes d’occasion, usagées, se vendaient très bien, mais chiffonnées, telles quelles, sorties des sacs de fringues collectés un peu partout. Les friteries avaient pignon sur rue. Sur la plage, Sandra Kim, boute-en-train de 57 ans, chantait “J’aime la vie” entre deux publicités pour des fricadelles bio dont elle raffolait. Pour cette savoureuse saucisse, aux restes de veau, de porc, de poulet ou de cheval, on ajoutait de la mie de pain, des oignons et des épices, et le tour était joué. La consommation de viande exigée locale (par décret du 9 août 2029), comme tout, du reste, provenait du veau Pie rouge de Haute Ardenne, du porc Piétrain d’Hannut, Mélin et Lumay, du coucou de Malines pour la volaille, et du cheval brabançon exclusivement, lequel cheval remplaçait également les tracteurs et tirait à nouveau les herses pour le plus grand plaisir des agriculteurs, qui travaillaient sans concurrence et à leur rythme. Sans stress. 

D’ailleurs, le stress professionnel avait disparu. Les médecins ne diagnostiquaient plus de burn-out liés au travail. Kostas Mitsotàkis se débarrassa rapidement des bulles à verre, véritable fléau qui provoquait, à cause du bruit strident, d’irréversibles dommages psychiques chez les citadins. On n’en avait plus besoin de ces maudits containers. Les bouteilles en verre étaient proscrites, remplacées par des canettes et des cubis d’autant de litres que l’on voulait. Ces boîtes en carton renfermaient une vessie de porc ou une poche faite d’amidon de maïs, de betterave ou d’algue, remplie du liquide ad hoc: eau, bière, vin, jus de fruits, de légumes, etc. Bref, un produit biodégradable et biosourcé. Adieu pétrole, bye-bye plastique! On n’en avait plus besoin. Une autre grande innovation consistait en la disparition de la publicité, remplacée par le bouche-à-oreille beaucoup plus juste et performant. Plus de mensonges, de fausses promesses, d’arnaques et autres attrape-nigauds, et si c’était le cas on réglait ça par un bon coup de pied dans les parties du malhonnête, ou l’on passait son chemin. Au moins, depuis l’ère Mitsotàkis, chacun savait à qui il avait à faire et c’était d’homme à homme, sans aucune formalité administrative, qu’on s’arrangeait. Les bons produits, les bonnes adresses, le petit peuple les découvraient par lui-même, il activait à nouveau ses neurones qui, comme lui, se réveillaient. Une deux, une deux, de l’exercice pour tout le monde. 

Finis la mondialisation et le libre commerce. On échangeait, certes, avec ses proches voisins. En voulant moins, on était plus heureux, on produisait à des fins raisonnables, mot d’ordre de Mitsotàkis, intraitable là aussi. Adieu l’obsolescence programmée, les téléphones portables construits solidement comme des boîtes noires, étaient garantis 10 ans. Avant ces 10 ans, il n’était plus possible d’en acheter un autre. Idem pour les vélos, les réfrigérateurs, les cuisinières, les machines à laver le linge, les ordinateurs, les meubles, tout. On achetait local, Ik et A c’était fini. Finies aussi les fraises espagnoles en hiver, les poires en avril, les endives au mois d’août et les clémentines en décembre. Il en poussait, mais ailleurs, en Corse par exemple; beaucoup trop loin! Impayables désormais, on s’en passait et rien n’était meilleur pour les enfants que des châtaignes et des marrons chauds en décembre. À Noël on s’en délectait. 

Et puis, le grand changement, la révolution écologique appelée “Paysage”. Kostas Mitsotàkis en rêvait, et accomplit sa grande œuvre. Il y eut bien là quelques réticences, des questions, mais on n’avait plus le choix, c’est ce qu’expliqua le Premier ministre, que le second, le troisième le quatrième, le cinquième et le sixième contredisaient rarement et qui n’occupaient, de toute manière, que des fonctions honorifiques. Comme le roi lui-même qui osa un “en êtes-vous sûr, Kostas?”. Kostas n’avait, malgré les apparences, les circonstances plus exactement, rien d’un dictateur, seulement voilà, lui seul dans la conjoncture actuelle savait, c’est ce que tous estimaient, et il possédait l’envergure physique, nous l’avons vu, mais aussi intellectuelle, sans que cette capacité à réfléchir, à raisonner, ne lui monte à la tête. 

Il savait que ni la démographie ni la consommation n’avaient jusqu’ici ralenti pour atteindre un niveau soutenable et que notre société ne vivrait pas indéfiniment, qu’elle disparaitrait comme nous-mêmes. Il savait que nous ne devrions pas désespérément éviter de la perdre, il le disait franchement et dans les journaux ses administrés pouvaient le lire. Toutes les civilisations avancées, à un moment de leur histoire, se sont éteintes. D’elles, aujourd’hui, il ne reste que des traces, comme il ne restera bientôt que des traces de la nôtre. Voilà ce que l’on pouvait lire. Mais, que voulait dire “bientôt”? Nul ne pouvait identifier clairement l’échéance, sauf à constater que l’actuelle société, notre culture, s’évaporait, et que les actions de Kostas, par la force des choses, y contribuaient. Le décret “paysage” prévoyait de planter des centaines de milliers d’arbres partout où cela se pouvait, dans les campagnes comme en ville. Les toits avaient l’obligation d’être végétalisés; certains l’agrémentaient de fleurs ou en faisaient, s’ils étaient plats, des potagers. Les toits fleuris plaisaient particulièrement au Premier ministre qui entretenait sur le sien des variétés indigènes, comme chacun était invité à le faire: linaire commune, Mauve musquée, violette odorante, reine-des-prés, achillée mille-feuille et aspérule enjolivaient dorénavant les toitures.

D’autres arbres, cette fois en métal, firent bientôt leur apparition: des éoliennes. Chacune produisait suffisamment d’électricité pour trois mille familles. Kostas fit un rapide calcul. Son pays comptait cinq millions deux cent quatre-vingt mille trois cent quatre-vingt-deux ménages privés. Aux éoliennes déjà en circulation, il en ajouta 1200 pour faire le compte, dont un champ de 600 de ces moulins à vent dans l’eau, près de Renaix, qui se prononçait Ronse en langage du nord, lequel avait été maintenu. On le parlait aussi bien à Renaix qu’à Namur et à Arlon, là où les nordistes avaient trouvé refuge. Du reste, la frontière linguistique n’existait plus, maintenant c’était la mer. Seize mille autres moulins de fer qui servaient à approvisionner les entreprises, des ouvrages tels que le plan incliné de Ronquières, les musées, les conservatoires et autres institutions, furent plantés, lesquels certes dénaturaient la campagne, mais c’étaient là d’anciens paysages à oublier, et le nouveau, par la force des choses, il fallait s’y habituer, comme autrefois il avait fallu composer avec les désormais inutiles autoroutes et autres incongruités, comme le viaduc de Beez et le carrefour Léonard. Ces forêts d’éoliennes, avec leurs pales de 45 mètres de long en haut d’un mât de 80 mètres, transformaient le vent en électricité et complétaient les champs de panneaux solaires qu’on étalait partout. Entre ces nécessaires aménagements broutaient les vaches et poussait le blé.


Chez lui, en dehors des affaires à traiter, le dimanche après-midi, en famille, entouré de sa femme et de ses deux enfants, Kostas Mitsotàkis compensait le peu d’avenir en mangeant beaucoup et grossissait, s’élargissait encore. En sueur, rond de corps et de visage, il se rendit à la salle de bain. La balance indiquait désormais 128 kilos. C’était trop. La veille, il avait dû se rendre aux urgences pour des problèmes d’arythmie cardiaque qui l’angoissaient. Il se sentait mieux, mais avait convoqué ses ministres pour, d’une certaine façon, leur passer le relais. Physiquement et intellectuellement, après trois ans d’incessantes activités, il était temps de déléguer, de retrouver une vraie démocratie, de provoquer de nouvelles élections, lesquelles n’arrangeraient rien du tout, car la nouvelle coalition se ferait attendre des mois durant, ensuite on détricoterait les projets mis en place, comme si la réalité nous en donnait encore le temps. Mais il voulait le retour d’une vraie démocratie, celle à laquelle il avait toujours cru, avec la séparation des pouvoirs et le multipartisme, conscient néanmoins qu’il fallait inventer une autre doctrine, une autre organisation politique.

Depuis son fauteuil il voyait Anne, sa fille de dix ans, dans sa petite robe rouge, ses cheveux châtain foncé, son petit nez en trompette et qui lisait allongée sur le ventre, les bras repliés, la tête entre les mains, sur le divan. Cette scène l’émut. Il n’en laissa rien paraitre et songea à d’anciennes lectures qui lui revenaient à l’esprit. À l’empereur Auguste qui améliora l’approvisionnement en eau de Rome, qui fit réparer les anciens aqueducs et qui en fit construire de nouveaux. C’était au temps de la puissance romaine, avant le déclin de cette civilisation, sa décadence, celle qui frappait l’occident aujourd’hui, et avec lui le monde tout entier des humains. 

Et Jimmy? Il savait, lui aussi, Jimmy Carter. Il équipait ses terrains de centaines de panneaux solaires, à Plains, en Géorgie. Il montrait aux propriétaires voisins qu’ils pouvaient créer de l’énergie propre, locale, non polluante. En vain. Il fit en sorte que l’État fédéral américain protège les millions d’hectares dans la nature sauvage de l’Alaska. Il contribua au nettoyage de sites de déchets dangereux. Il encouragea les Étatsuniens à devenir responsables de leur consommation, voyant, il y a plus de quarante ans, le mur vers lequel on fonçait délibérément pour l’argent et par vanité. Pour ces raisons, jugées contre-productives, il ne fut pas réélu. Il évoquait le gaspillage des ressources naturelles, et cela ce qui ne plut guère aux technocrates et aux magnats de l’industrie, qui le dégommèrent. Oh, se dit Kostas, si tels sont ceux qui exploitent à de si tristes fins les réserves d’hydrocarbures, à quoi bon. 

Le premier quart du XXIe siècle s’était prolongé dans un contexte identique de recherche du profit. La rivalité des grandes puissances rajoutait de l’huile sur le feu, en menaçant l’adversaire de faire usage de l’arme nucléaire qui anéantirait tout. La Chine voulait Taiwan, la Russie l’Ukraine, et l’Amérique le pouvoir économique absolu.

Kostas qui avait besoin de réconfort tourna de nouveau son regard vers sa fille.

— Anne? Viens près de papa si tu veux bien.

— Oui, d’accord, j’arrive.

— Ma chérie, qu’as-tu lu ces derniers temps? Ça m’intéresse.

Anne qui avait la langue bien pendue ne se fit pas prier.

— Ce que je lis c’est beaucoup de livres fantastiques parce que cela permet de s’évader dans un autre monde que celui dans lequel on vit.

— Par exemple?

— Percy Jackson, Harry Potter, des trucs de fées et de licornes, mais aussi des mondes du futur, la science-fiction qui parle de notre avenir.  

— Et ils ressemblent, ses mondes du futur?

— Souvent c’est des mondes bizarres, mais où l’on vit très bien après avoir fui tous les malheurs qu’il y a sur la terre en ce moment.

— Et tu en penses quoi?

— Je ne sais pas, c’est pas très réaliste. La plupart des chercheurs, les scientifiques et tout ça, disent que la terre est morte, que la fin est proche. Moi je pense qu’en ce moment la planète n’est pas en très bon état. C’est important qu’elle puisse se régénérer un petit peu plus vite, alors il faut l’aider un petit peu parce que si on ne fait rien, ben, nous-mêmes n’aurons plus d’habitat et du coup, ben, même si la planète ce n’est pas nous, c’est quand même un peu nous. Et comme on n’a pas encore trouvé d’autres planètes pour vivre, il faut en prendre soin tant qu’on n’a pas trouvé. On n’a pas de vaisseau qui irait assez loin dans l’espace pour trouver une planète avec de la verdure favorable à l’humanité. Mais si, quand même, on trouve une planète pas habitée, sans aliens et tout ça, ce serait bien. On aurait à refaire la biodiversité et, comme l’arche de Noé, on prendrait plusieurs couples d’animaux de chaque espèce, on les emporterait et au final, ben, on repeuplerait cette planète.

— Ah, tu es optimiste alors?

— Oui, parce que même si le monde dans dix ans sera plus lugubre, il ne sera pas non plus tout noir. Il y aura probablement de nouvelles technologies qui nous donneront de nouvelles joies, de nouveaux plaisirs (Anne cherche un mot)… de nouveaux… ravissements.

— Si je comprends bien, tu comptes sur les nouvelles technologies?

— Oui, pour améliorer le bonheur des gens. Je me dis que moi, si je suis grande, je pourrais être une inventrice de nouvelles technologies et ce serait aussi un petit peu grâce à moi que le monde est sauvé. Dans mon laboratoire j’inventerais une pilule qu’on avalerait avec un verre d’eau. Ça apporterait toutes les vitamines, tous les produits dont notre corps a besoin, et donc ça économiserait les ressources de la terre. 

— Pas bête…

— Ben oui, tous les jours on invente de nouvelles choses, c’est tellement vaste et tellement nouveau. Peut-être que dans cent ans on ne marchera plus, on volera. Ça nous parait improbable, mais c’est parce qu’on n’a pas encore vu ça. Et donc, ben, c’est fascinant.


Le lendemain, Kostas, sollicité d’une catastrophe à une autre durant toute l’année — pénurie d’eau, inondations, vagues de chaleur, feux de forêt, sécheresses, érosion des sols —, rappelait à ses concitoyens, à l’approche de l’an neuf, par l’intermédiaire du roi qui lui servait de porte-parole voix, ce à quoi tout le royaume devait s’attendre. Il avait quelque peu modifié son texte la veille. Cette allocution royale se résumait comme suit: “Mes chers compatriotes, la Reine Clothilde et moi sommes à vos côtés. Comme le dit notre Premier ministre, tentons de faire de ce déclin un crépuscule paisible, gérons, retardons l’acheminement vers la ruine autant que faire se peut, mais sans panique, pensez aux nouvelles technologies qui peuvent nous apporter de nouveaux ravissements. Consommez moins, encore moins, en toute sobriété, mais vivez, profitez du temps présent raisonnablement, travaillez dur, mais sans stress, affrontez les catastrophes et les calamités inévitables, car c’est trop tard. C’est fascinant. En attendant, soyez heureux”, concluait le souverain”. 

— Ai-je bien parlé?, demanda celui-ci aussitôt son allocution terminée, se tournant vers Kostas et la reine Clothilde qui se trouvaient dans la pièce lors de cet enregistrement. Qu’en penses-tu Kostas? 

— Très bien Sire, vous fûtes parfait. 

— Et toi, Clothilde? 

— Merveilleux, exceptionnel de naturel, de présence et d’amour. 

— Oui, tu as raison, je l’aime bien mon peuple.

 — Quelle force de conviction, je t’aime, conclut la reine tout en offrant son front à baiser par son digne époux. 

— Soit, enchaîna Kostas, n’exagérons pas non plus. À demain majesté, pour le colloque singulier comme d’habitude. Si vous pouviez demander à vos cuisiniers de préparer de quoi bien manger à midi: Salade grecque en entrée, moussaka ensuite, des feuilles de vigne, des baklavas et un tzatziki pour terminer, j’ai besoin de forces avant le grand remaniement. Bye, je file, j’ai à faire.

En lui-même, il se demandait si l’innocence du roi, son ingénuité, n’aidaient pas, au fond, le peuple à croire en il ne savait trop quoi. La candeur, après tout, est éternelle, elle ne se défie de rien. Était-ce là le secret?



Raz de marée

?
Belgique
bottom of page