Rhada
Rhada l’attend dans la zone protégée
Il a dû montrer tous ses papiers
Et ses laissez-passer
Pour pouvoir accéder à la zone ultra sécurisée de l’aéroport de Hamad
Son responsable l’avait appelé en urgence mais Rhada était en communication avec Carla
Alors il avait reçu un message:
Pick up Roberto Martinez at Hamad airport, immediately!
Il n’avait pas posé de questions
Il a pris son taxi avec le logo de la Fifa Worldcup Qatar sur les portes arrière
Et s’était mis en route
Rhada était à Doha depuis la mort de son frère
Il était venu du Pakistan pour lui rendre un dernier hommage
Et n’était jamais reparti
Il avait rencontré Carla
Une Portugaise en vacances
Taxi driver
Ça crée des liens
Il vivait tous les jours dans ce pays qui avait causé la mort de son frère d’amour et de sang
Il haïssait cette terre tous les jours pour cela
Il vivait tous les jours dans ce pays qui lui avait donné un travail honorable
Il avait de la reconnaissance pour les gens de cette péninsule pour cela
Il vivait tous les jours dans ce pays où il avait rencontré Carla, une femme douce qui l’accompagne dans la vie
Il aimait l’air que l’on respire et l’eau que l’on boit ici tous les jours pour cela
Il vivait dans ce pays qui n’avait pas enterré de manière décente son frère d’amour et de sang
Rhada mourait un peu tous les jours pour cela
Pris dans ce paradoxe d’amour-haine
Il négociait cela tous les jours avec lui-même
Ce qui le rendait vivant, aimable et très souriant
Parfait combo pour un taxi driver
Rhada reconnait sa tête de loin, sans cheveux
Il connait Roberto Martinez
Le coach de l’équipe nationale belge
Il l’a vu à la télé
Il aime cette équipe, sa mentalité, son humanité, son jeu
Il connait la plupart des groupes qualifiés et le nom des coachs
Le foot à la télé, il adore, c’est sa passion
Il a postulé à ce boulot proposé par la Fifa dans le seul but de trouver le moyen de les approcher
La compagnie de taxi pour laquelle il travaille avait accepté qu’il prenne un congé sans solde pendant un mois: Exceptionnel! On lui a dit. Mais c’est parce que c’est toi!
Rhada tend les bras et met en évidence la tablette avec le nom de Martinez inscrit en noir, jaune et rouge qui scintille sur l’écran
Comme si Martinez et son équipe avaient déjà gagné
Le coach aperçoit les flashs lumineux et se dirige vers Rhada
Ils se serrent la main
I am late. I have to be there soon!
Yes I know, don’t worry. More or less 20 minutes dit Rhada dans un anglais fluide et très clair
Roberto Martinez s’installe à l’arrière
Et Rhada démarre son taxi
Vingt minutes séparent l’aéroport de Hamad du centre névralgique de la Worldcup
Où Roberto Martinez était attendu pour la première rencontre officielle entre les coachs, les responsables de la Fifa et les hauts Cheikhs qataris
Silence dans l’habitacle
Le téléphone de Martinez sonne
Il répond
Cela semble être sa femme
Rhada écoute la conversation
Toute banale et universelle
Entre deux êtres qui s’aiment
Il se dit comme un défi envers lui-même que dès que Martinez raccroche, il va lui parler
La circulation est dense
Il fait chaud
La climatisation fonctionne
Ce qui rend la température dans la voiture supportable
Ils roulent au pas
Toutes ces voitures consomment le pétrole qui quelques années auparavant se trouvait sous eux, sous les roues, sous la route, sous les couches de sable
Dans des poches entourées de roches imperméables
Maintenant le pétrole fait place au vide
Des poches de vide qui ne tarderont pas à être remplies d’eau
Rhada a soif
Il boit dans sa gourde
Martinez a terminé sa conversation
Il va lui demander
Did you have a good trip?
Yes good, the flight was nice and i’m excited! répond Martinez
Do you think you have a chance to win?
Martinez rigole, d’un rire franc
Les minutes sur le GPS augmentent
Rhada incline l’écran pour que Martinez ne le voie pas
Il décide de prendre une autre route
Pour éviter les files
Il coupe la voix de la machine
Et se risque à un itinéraire improvisé
Son chef lui fera une remarque musclée c’est sûr
De toute façon, il ne sait pas s’il le reverra
Rhada prend à droite
Une route qu’il connait bien
C'est celle que son frère empruntait tous les matins
Pour se rendre au chantier du stade international Khalifa
Il l’avait parcourue des dizaines de fois après sa mort
Un deuil qu’il avait dû éprouver par la marche
Marcher dans le quotidien de son frère
En espérant quelque chose des lieux qu’il avait traversés
Un papier tombé de sa poche,
L’empreinte des gouttes de sueur laissées sur les sols asphaltés
L’odeur du vent du désert qui lui ramènerait peut-être la sienne
Depuis son arrivée au Qatar en 2017
Rhada avait vécu la transformation de la ville
Jour après jour, de nouveaux buildings sortaient du sable
Comme si un génie de lampe les faisait pousser par enchantement
Il tourne à gauche, poursuit l’itinéraire du deuil et prévoit de rejoindre la route principale un peu plus loin
Tout à coup, il bloque, appuie sur la pédale de frein
Martinez pousse un cri, surpris par le choc et l’arrêt soudain de la voiture
Unbelievable! Unbelievable! I came here the day before yesterday and the road was free! crie Rhada
What’s going on, Sir? dit Martinez
A new one! A new big one!
C’est la première fois que ça lui arrive
Bloqué dans sa course par la construction d’un building
La route s’arrête face à un géant naissant
En 48 h, toutes les fondations avaient été creusées
Et les ouvriers commençaient déjà le rez-de-chaussée
Il sort de la voiture et se dirige vers les ouvriers casqués
Martinez observe de loin, à travers le pare-brise
Rhada parle avec l’un d’eux
Puis l’ouvrier appelle un autre en sifflant
Un autre plus grand et plus costaud que le premier
Il arrive en marchant, grand sourire sur le visage
Martinez observe toujours, inquiet et curieux
Rhada et le costaud s’enlacent comme deux amis
Ils discutent quelques secondes
L’ouvrier fait un signe d’empathie et de compréhension
Rhada lui tape sur l’épaule avec tendresse et revient vers la voiture
During the Worldcup, stupid country! dit Rhada avant de faire demi-tour
Martinez est bouche bée et reste penché sur l’avant du siège
Who is this man? dit Martinez
He was one of my brother’s coworkers
Now, it’s a friend!
Rhada reprend la route en sens inverse
Il remonte la route du deuil
Martinez est bousculé
Il sait que la question est délicate pourtant il l’a lui pose:
Where is your brother?
Rhada, de son côté, sent que le moment approche
Il va pouvoir lui demander
Il respire profondément pour digérer la colère qui remonte à chaque fois
À chaque évènement qui le perturbe
La route que son frère empruntait à pied tous les matins n’existe plus
Coupée en deux pour l’instant
Effacée de la carte dans quelques mois
Cela fait cinq ans
Sa tristesse avait basculé en colère assez vite
Et depuis, elle le rongeait lentement
Il luttait à l’intérieur pour que la vengeance
Car vengeance il y aura
Ne soit pas trop dure
Mais pourvu qu’elle lui soit douce
He died!
Dead on these construction sites!
Martinez ne trouve pas les mots pour enchainer
Il baisse la tête
Son téléphone sonne mais cette fois il ne décroche pas
Rhada peut lire, à travers le rétroviseur, l’émotion dans les yeux du coach
Martinez avait l’habitude, grâce au football, de vivre des émotions intenses assez régulièrement alors il ne se cachait pas
Face à la tristesse et à la colère de Rhada
Martinez bousculé et sensible, s’excuse auprès de lui
I am sorry! I read the paper. I know these stories but I stayed away and now…
It bursts in my face!
I am sorry for him! I am sorry also for my tears, they’re indecent to your pain!
Rhada ne dit rien pendant un moment, puis…
Can I ask you something? lui demande Rhada
Il va y arriver, tout était prêt depuis des mois
Il fallait trouver le moyen d’entrer, pour les approcher
Il avait postulé en ce sens
Il fallait trouver la bonne personne
Au bon moment
Et c’est arrivé
Martinez
Il fallait mentir un peu, juste un peu
Dieu lui pardonnera
My brother liked football and he was very happy to work here to build a football stadium
I’d like to see a match in the stadium he built
Take me please to your meeting to ask those in charge
Martinez reste muet, bloqué par cette demande si particulière
Il devrait être en train de penser aux matchs à venir
Mais depuis le coup de frein et l’histoire de Rhada
Son esprit est ailleurs
Préoccupé à la cause de ce chauffeur de taxi pakistanais
Préoccupé par la mort de ce frère
Par ces scandales humains assumés
Par toutes ces morts d’ouvriers
Préoccupé par son aveuglement
Son indifférence
Puis-je être sur tous les fronts?
Puis-je remédier à l’incohérence entre mon travail et mes valeurs?
Toutes ces questions fusent dans sa tête
Il se sent fatigué
Et lui, Roberto Martinez
Homme de football
Est ici pour essayer de remporter une coupe en or de dix-huit carats et des milliers de dollars
Et il le sait aujourd’hui, s’il est ici
C’est grâce au frère de Rhada
Mort pour accueillir cet immense tournoi populaire
Mort pour que d’autres puissent fêter le football
Fêter les morts sacrifiés
Martinez lui file un badge de l’Union Royale Belge de football
Et lui demande d’accélérer l’allure
Ils approchent du centre de la Worldcup
La fin du trajet s’était déroulée sans encombre
Le trafic était de nouveau fluide
Quelque chose s’était dénoué
Rhada passe les contrôles et se gare
Martinez sort du taxi et se dirige vers la grande porte
Rhada ouvre son coffre et prend un petit sac à dos bleu
Martinez se retourne et lui indique qu’il doit se dépêcher
Rhada le suit, son badge à son cou et ils entrent dans le grand hall du centre de la Fifa Worldcup Qatar 2022
Des hommes leur indiquent le chemin à prendre pour rejoindre le meeting qui a commencé depuis peu
Rhada est nerveux
Il tient son sac bleu sur son ventre avec ses deux mains
Ils entrent dans la salle de réception
Martinez est directement accueilli par un responsable de la Fifa
Ils se congratulent mutuellement
Rhada est gêné, ne sait pas où se mettre
Martinez parle de longues minutes avec cet homme
Rhada observe autour de lui
Il ne voit pas les Cheikhs
Puis Martinez lui glisse à l’oreille qu’il en a touché un mot à son ami
Et qu’il allait voir ce qu’il pouvait faire
En attendant Martinez lui propose d’aller s’asseoir là-bas, à l’une des tables ovales prévues pour le buffet
Rhada s’exécute
Il se dirige vers la table quand un clairon se fait entendre
Les Cheikhs qataris font leur entrée avec en tête de file l’Émir Al Thani
Il doit le faire
Il se le répète haut et fort à l’intérieur
Et il plonge les mains dans son sac
Il sait qu’il ira sans doute en prison
Il sait que son frère ne reviendra pas
Il sait que cet acte n’apaisera sans doute pas entièrement sa colère
Alors il se demande pourquoi ?
Simplement, une injustice doit être réparée
Et comme rien n’est mis en place dans ce pays pour que tout un chacun puisse dire haut et fort
Crier au scandale
Demander justice
Ou simplement exprimer sa tristesse et rendre hommage à chaque homme avec la même importance
Il ne se résigne pas
Rhada voulait l’enterrer avec les rites de sa famille
Il n’a pas eu le droit
Rhada voulait le veiller et le laver
Il n’a pas eu le droit
Rhada aurait voulu rapatrier le corps
Il n’a pas eu le droit
Il n’a pas compris et ne comprendra jamais pourquoi un Émir est enterré avec toutes les plus nobles attentions et pourquoi son frère, immigré pakistanais, travaillant pour l’Émir n’a eu droit à rien ou presque
C’est pour tout cela que Rhada sort de son sac une poche attachée à un cylindre métallique reliée à deux baguettes en bois
Un appareillage confectionné par lui-même depuis des mois
Il s’avance près de l’Émir, le salue d’un mouvement de tête
Yeux dans les yeux
Hésite à lui parler
Lui demander pourquoi
Mais se résigne
Et crie le nom de son frère
L’appareil tourne dans l’air et libère le liquide
Comme une pluie d’été fine et douce
Les aspergeant de rouge
Un rouge sang
Qui marque de manière nette les robes blanches de tous ces hommes
Les tissus s’imprègnent facilement
La taille des tâches varie
Des gouttes rouges se forment au bout de leurs doigts
Ils ont tous du sang sur leurs lèvres
Les visages transpirent le sang du frère
C’est presque beau
Une performance d’artiste
D’un artiste inspiré, mis en mouvement par l’amour fraternel et le désir de lui rendre hommage
Cela a duré quelques secondes
Peut-être dix
Puis plaqué par terre
Des pieds sur sa main qui tient l’appareil de justice
Ses doigts écrasés
Ensuite trou noir
Il a réussi
Les a entachés
Leurs corps et leurs âmes marqués pour ne jamais oublier
Il se sent léger et accompli
Au bout du noir, il est là
Il lui tend les bras
Son corps au teint brun et musclé d’un ouvrier du dehors
Il lui fait un signe de la main, se retourne et s’éloigne
Disparait dans le noir du noir
Et Rhada sourit
Son sourire lui remplit tout le ventre
Tout le cœur
Tout le corps
Il rayonne d’un sourire large
Un sourire d’apaisement
Il a fait ce qu’il devait faire
La suite, Dieu en décidera
Inshallah
Les portes du centre sont fermées
Rien ni personne ne peut entrer ou sortir
Les invités séquestrés le temps d’éclaircir
Le temps de décider quoi faire
Rhada est directement écarté et emprisonné
Martinez directement convoqué
Des nouvelles robes sont amenées
Des essuies, des lingettes
Les personnes rougies sont emmenées pour nettoyer les traces
Une armée de nettoyeurs remet la salle en ordre en deux temps et trois mouvements
Puis très rapidement, un message est transmis:
L’incident est clos et n’a pas existé
Rien ne peut transpirer de cette salle
Rien ne peut être communiqué
Sous peine d’exclusion immédiate du tournoi
Les lois territoriales en décideraient le moment venu
Martinez est reçu par les responsables de la Fifa après que ceux-ci se soient entretenu avec l’Émir et les Cheikhs hauts placés
Il explique qu’il ne connaissait pas les véritables intentions de Rhada
Qu’il lui semblait honnête et non agressif
Et goutte d’eau, qu’il aurait dû garder pour ses lèvres:
Ce qu’il a fait n’est pas bien méchant
Une revendication douce pour un frère délaissé
Une lessive et une douche et on en parle plus, a-t-il dit
L’injonction vient d’en haut
Il doit la respecter sous peine d’accusation de complicité à un acte terroriste
Lui et la sélection belge doivent quitter le territoire avant les huitièmes de finale
Ne pas passer la phase des poules
Il doit garder ça pour lui
Et manager son coaching pour y arriver
C’était sa sentence
Elle est tombée quarante minutes après la performance de sang de Rhada
Dur
Dur pour Martinez
Qui a travaillé des années durant avec cette équipe en or
Il fera ce qu’ils lui ont dit de faire
Il pense à sa famille
Il ne sacrifiera pas sa vie pour son travail
Il quittera la péninsule avant les huitièmes.
–
Après avoir fait quelques mois de prison
Rhada est éjecté du Qatar avec une interdiction de territoire pour trente années
Il rejoint Clara à Lisbonne
Et postule comme conducteur pour la Seleção das Quinas
Un matin il reçoit un message de son employeur:
Go pickup Roberto Martinez at the Lisboa airport, immediately!
Rhada sourit, il va le retrouver
Celui qui lui a permis de laisser partir son frère
De passer à autre chose
D’apaiser sa colère
Et de marquer un but
Un nouveau but pour sa nouvelle vie.