Toise-la-mort
Le grand soir du 26 janvier 1991, la Villa Somalia, immense bâtisse couleur madrépore surplombant le Mogadiscio ordinaire, est envahie par la population en sueur et les milices en armes. Quelques symboles du régime déchu jonchent le sol marbré. Glissando. Des photos officielles de la dernière visite en Irak – Saddam au sourcil embroussaillé, Saddam sur un pur-sang blanc colombe – sont extirpées de l’album présidentiel, le lourd cadre doré pour la photo fétiche est fracassé, une clameur de joie l’accueille à sa chute. Dans l’imposante bibliothèque en acajou parade encore une rangée du Journal officiel écrit en somali, langue nationale adoptée en 1972 – seul acquis de la pseudo révolution chue du ciel un jour d’octobre 1969, pronunciamiento sans effusion de sang comme se targuait de le rappeler l’ancien chamelier promu inspecteur-chef chez les carabinieri. L’humaine tapisserie bariolée rue dans les brancards. Quelques centimètres plus loin, on trébuche sur les volumes de l’Encyclopedia Italiana, sur un traité de droit constitutionnel jamais ouvert par l’occupant des lieux, sur une biographie du père du panafricanisme Kwame Nkrumah, non loin d’un dictionnaire idéologique concocté par un mandarin myope est-allemand – d’un roux ardent, dit la parole souterraine. Une paille.
Autre perle rare, L’appel du 21 octobre 1969 qui avait accompagné sur les fonts baptismaux la junte militaire restait ignoré par la piétaille. Regardons-y de plus près. En fond d’image une main prête serment sur le saint Coran tandis qu’un casque militaire croise sibyllinement un fusil baïonnette au canon. Mais que dit le texte ? Un tissu de promesses proférées sur un ton sentencieux : droit du travail, à la justice sociale, à l’unité nationale et à la paix sur terre, à la réunion sur le même territoire des frères éparpillés, à la neutralisation de la corruption sujette à caducité, à la fin de l’anarchie, à la mise à mort du tribalisme, et cetera. Dans la foulée, un socialisme scientifique version sahélienne avait été mis en place ainsi que des campagnes d’alphabétisation éreintantes pour les jeunes étudiants, sortis de l’École Normale de Lafoole, dont j’étais, moi camarade Egal. C’était précisément au cours des deux années de braise 1973-1975. Une révolution d’une naïveté tout colombine dans ses premières aubes. Une révolution qu’on voulait bénie par Dieu, tolérée par nos ennemis, soutenue par nos amis soviétiques et cubains. Une épine dans l’œil unique de l’Éthiopie impériale, pensions-nous, mais voilà que les damnés de la terre se soulevèrent là-bas aussi, le désert cérébral reculait au Harrar, au Tigré bien sûr, en Arsi, au Sidamo aussi, et jusque dans le Gambela, dans l’Éthiopie profonde et méprisée. Le règne de Hailé Sélassié tournait à la courte vie de l’abeille. La jarre fêlée du vieux monarque se refusait à entendre raison. Toute la Corne de l’Afrique était à présent libre et progressiste. Le furoncle colonial n’en est pas moins encore incrusté dans cette partie du continent. À Djibouti notamment, sur cette côte dite des Somalis (et des Afars – que la France fait mine d’oublier aujourd’hui pour demain se rappeler à leur bon souvenir et prétendre les favoriser pour les dresser contre les autres communautés, Somalis ou Arabes) : j’étais né dans la nudité rocailleuse de ce territoire, et m’en étais allé parfaire mon éducation révolutionnaire chez mes frères, indépendants, eux, depuis plus de dix ans. J’aurais pu aller à Aden ou aux Comores, si l’occasion s’était présentée, mais Mogadiscio c’était beaucoup plus pratique.
Et voici que je contemple aujourd’hui, moi, camarade (ou, si vous y tenez, jaale Igaal) Egal, la ruine presque cocasse de ce bel idéal qui n’accouche guère que d’un peu de paperasse aussitôt éparpillée par les vents. L’histoire de nos contrées ne pourrait se résumer à la liste de leurs chefs, à l’inventaire des conflits, des disettes et autres invasions de criquets pèlerins. Je fouille partout à la recherche de je ne sais quoi. J’ouvre une vitrine d’où tombent des registres fort antiques – certains datant de l’époque où la Perse et le Sultanat administraient notre péninsule, d’autres recelant des pages calligraphiées par quelque scribe venu de Liverpool ou de Héliopolis. D’un dossier plus étique que les autres, j’extrais une liasse jaunie.
« A Ilg
Aden, 1er février 1888.
B 19/11
Mon cher Monsieur Ilg,
Je reçois avec plaisir votre lettre du 16 janvier. Je vous suppose en bonne santé et en tranquillité.
Vos démarches ont été inutiles, je le regrette, je t’ai déjà su, et nous le prévoyions bien. Les espoirs que cherchaient à nourrir les marchands de fusils dans leurs mémorandums étaient de simples hameçons destinés à happer nos fonds si nous avions été aussi bêtes qu’eux, ce qui n’est pas permis ici.
J’ai moi-même fait agir les députés de mon département, auprès du ministre actuel qui est aussi de ma ville natale, tout cela a complètement raté : je n’y ai cependant rien perdu parce que je n’espérais rien, et que je n’ai fait aucun frais.
Vos prévisions au sujet de l’épopée de Massaouah sont celles de tout le monde ici. Ils vont faire la conquête des mamelons volcaniques disséminés jusqu’à une trentaine de kilomètres de Massaouah, les relier par des voies ferrées de camelote et, arrivés à ces extrémités, ils lâcheront quelques volées d’obusiers sur les vautours, et lanceront un aérostat enrubanné de devises héroïques. Ce sera fini. Ce sera le moment de bazarder les quelques centaines qui resteront des milliers de bourriquots et de chameaux achetés ici dernièrement, les planches des baraquements, etc. tout cet infect matériel pour lequel travaillaient avec orgueil leurs fabriques militaires.
Mais après ce moment de délire légitime, que se passera-t-il ? Cette jolie plaine de Massaouah, il faudra encore bien du monde pour la garder. La conquête occasionnera des frais, et il ne sera pas sans périls de la conserver. Il est vrai que leurs sentinelles montent la garde armée chacune d’une mitrailleuse réduite. L’idiotique Agence Reuter nous annonce ce matin que la Porte a requis l’Angleterre d’évacuer Zeïla immédiatement ! Qu’y a-t-il là-dessous ? Je crois que la Mission Portal a dû demander la contrée du Harar à l’Empereur. Enfin, pour le cas de Zeïla, l’Angleterre a répondu naturellement qu’elle consulterait d’abord le Khédive puisqu’il est locataire de Zeïla de la Porte.
Vous savez depuis longtemps que Mekonnène a quitté le Harar, on ne sait quand il reviendra. Bienenfeld envoie un agent politique au Harar. Ces gens sont ennuyeux avec leurs attentats à la pudeur de l’Éthiopie. Cet agent est depuis un mois à Zeïla sans oser se mettre en route.
Stéphane l’Arménien (le négociant) est repassé ici, il ne se plaint plus du tout de Ménélik, et il est prêt à remonter, il est parti acheter des mises en Égypte. Stéphane deuxième classe teint ici des peaux de chèvres en rouge et en vert, il déploie une activité fébrile c’est le cas de le dire, parce que la fièvre ne le quitte pas.
M. Bion a vendu après vous l’ivoire de Brémond à 215 ou 216 ries. L’ivoire est en hausse, le Zébad est à trois thalers.
Quoi qu’on en dise, je crois que rien ne peut empêcher les fusils Soleillet de partir même à présent. Si les gens chargés de l’affaire pouvaient d’ailleurs être manifestement empêchés, ils pourraient peut-être en profiter et se faire indemniser. Rien de neuf d’ailleurs, sinon qu’un officier anglais et une trentaine de soldats ont été assassinés avant-hier aux environs de Berbera.
Du Choa les nouvelles, quoi qu’on dise, sont bonnes. Ménélik fait quelques grimaces, mais les choses sont encore dans l’ordre habituel port tout le monde.
Je vais partir pour la côte dans une huitaine, je pense, il se pourrait que je reste à l’intérieur deux ou trois mois. Je voudrais voir si l’on peut entreprendre l’exploitation de la gomme dans les Konollas du Harar, dans le Gadiboursi, etc. Il y a beaucoup de gommiers par-là, et j’ai des abbans partout.
Les gens de la caravane Soleillet sont affolés, ils ne reçoivent pas de nouvelles, ils en ont encore pour longtemps à la côte, s’ils ne se démènent pas mieux.
On dit que la délimitation des côtes Issa entre la France et l’Angleterre va se terminer. Djibouti resterait aux anglais. Ambado est un point parfaitement français et le gouverneur d’Obock ne demanderait pas mieux qu’on le lui ouvre.
Il y a à craindre que le blocus continue même à la cessation des hostilités aux environs de Massaouah, et après le retour des troupes. Toutes ces descentes, perquisitions, réquisitions, prohibitions, persécutions, aigrissent et embêtent fortement les indigènes, aussi bien sur les côtes qu’à l’intérieur. Tout cela est mal disposé, mal calculé pour réhabiliter aux yeux des nègres l’Européen très méprisé déjà dans la mer Rouge. Morale, rester l’allié des nègres, ou ne pas les toucher du tout ; si on n’est en pouvoir de les écraser complètement au premier moment.
C’est certainement le parti sage, de voir se dessiner les événements, et de rien entreprendre directement en Abyssinie pour le moment. Pour moi, si je retourne sur la terre d’Afrique, ce ne sera pas plus loin que le Harar, parce qu’enfin là le commerce est libre, et qu’on en file quand on veut.
Plus tard on verra. On dit que les mises diverses sont à bon prix au Choa à présent, et que les mises d’exportation s’y trouvent à des prix très avantageux.
Dimitri vous salue : il a retrouvé dernièrement presque tout ce qui était perdu.
À propos de l’ivoire de Dedjatch W. Gabril, il a été vendu ici par mon abban Dankali qui a dépensé tout l’argent, me dit-on, en achats de mises diverses pour le Dedjatch et pour lui personnellement. Mais j’entends dire que M. Hénon aurait aussi des Thalers au Dedjatch. Je ne sais si c’est faux ou vrai. Mais enfin le Dankali et l’Abyssin qui sont descendus avec vous sont en train de se manger le nez à présent.
Portez-vous bien, cher Monsieur ; au plaisir de vous revoir.
Bien à vous,
Rimbaud
Adresse : Poste restante.
Aden Camp.
Épargné par les pilleurs parce que jugé sans valeur, un vieux cliché pris devant une bâtisse coloniale, probablement, dans les environs d’Aden : une photo de groupe, cinq tartarins posant fièrement en casque colonial, fusil en bandoulière et vareuse blanche. En retrait, il est là, tête nue, teint grimaud et œil vif. Il s’appuie sur son fusil, crosse renversée. Un taiseux méprisant ses payses. Il voulait quoi déjà ? Partir pour faire une fortune ultramarine dans ces contrées lointaines foulées jadis par les corsaires barbaresques et destinées aujourd’hui à plus entreprenant. Il a tout du bagnard. Du fantôme exilé en terres de touffeur, du zombi qui prétendait que la vraie vie est absente.
Chambard. Charnier. Chaos. Complots. Les jours se corrodent dans l’acide lent de la belligérance. L’histoire lisse sa plume sur les faits mercenaires, s’amuse et joue les pronostics. Ainsi aujourd’hui une bande d’opposants depuis longtemps en armes aura rallié le pouvoir. Aussitôt dit aussitôt fait, ils broutent le bitume, satisfaits. Ils rentrent dans la religion de la soumission, massent leurs pieds poudrés par la poussière des grands chemins. Ils viennent d’être élevés au rang de Haut dignitaire de la grande Étoile du Dromadaire, la plus haute distinction de la nation. Ils s’agitent et se pavanent devant les soulève-malades, les frôle-la-mort, les meurt-de-faim. Ils puisent dans la réussite de leur clan l’eau de leur bien-être. Une eau qui tourne au rouge sang ces temps-ci.
Et camarade Egal, je morgue la mort. Bouche bée, bec cloué, je reste épinglé comme les autres dans le grand registre du temps, arpentant les salles de ce funeste palais où furent lancées tant d’oriflammes, tant de fausses promesses, où l’histoire a conservé dans les tiroirs de drôles de traces qu’on a oublié de laver. D’un geste las, je tire un volume de la bibliothèque : reliure avantageuse.
“J’ai devant moi un des porteurs recrutés au dernier village… Quelle belle bête, pleine de sang et bien racée. Le poids de la caisse n’a aucune importance pour lui. Il marche à son allure vive, élégante, un peu dansante, légère… Pourquoi les humanistes de France ne veulent-ils pas admettre que la tête noire est faite pour porter des caisses et celle des Blancs pour penser ?” (Ernest Pischari, 1927).
Et c’est ainsi depuis longtemps, les preuves s’accumulant avec le temps. Ainsi, les askaris, troupes régulières, portant l’uniforme, sont créées dans les années 1890 par l’armée italienne. C’était bien une armée archaïque, une armée d’avant-hier, short kaki et pas de gazelle, bien loin du Marineaméricain qui, un siècle plus tard, débarquera sur la plage de Mogadiscio tout blindé, lourdement chargé, l’œil rivé sur l’écran du temps mondial. Bien loin de l’homo oeconomicus également. Ainsi, le thaler de Marie-Thérèse, du nom de l’impératrice autrichienne morte en 1870, est apparu dès la fin du XVIIIe dans la région, pour s’imposer jusqu’à la fin des années 1950 et au Yémen, tenez-vous bien, jusqu’à la révolution de 1962.
Ainsi, moi Egal, camarade de personne pour cause de banqueroute nationale, toujours entre deux frontières, deux solitudes et deux soifs, deux ivresses et deux éveils. Aujourd’hui chassé d’Éthiopie, migrant en Somalie. Demain quittant Djibouti pour le Harar ou le Soudan, à moins… Et mes ancêtres sans date de naissance ni patronyme. Pas de nom véritable, juste une niche dans l’arbre généalogique. Pays butin, bordel militaire de campagne. Ni hier ni demain. Sans autre relique dans son exil que sa foi en collier de pierre. Terre qui ne se trouble que par occasion, le temps d’une éclipse ou d’un séisme. Terre indéchiffrée sous le palimpseste de mille coulées de lave, mêlées lune après lune. Terre cent fois morte… morte chaque fois qu’un être cher, un fils utérin, une maman matricielle la quitte sans un regard, un soupir de regret. Terre de faim et de colère, hors d’haleine. Les fêtes arrivent sans qu’on éprouve le besoin de les chercher. Ramadan descendant des étoiles sans crier gare. Itou pour les deux Aïds venus d’Arabie.
Ainsi, “une année ici en vaut cinq ailleurs. On vieillit très vite ici, comme dans tout le Soudan” (Rimbaud).
Et c’est toujours ainsi.
Hérouville-St-Clair, mars 2003.