Vents porteurs
En regardant l’aréopage de chefs d’État et de gouvernements se congratuler à la signature de la “Déclaration” puis poser pour les photographes sur le pont d’un bateau pour consacrer le succès du Sommet d’Ostende, W. avait éprouvé un sentiment étrange. Il était partagé entre un mélange de satisfaction et (pour une plus large part) de fatalisme. Le triomphalisme des protagonistes, et leur insistance dans les discours sur le “leadership technologique et industriel” des pays concernés, lui avaient aussitôt rappelé sa lecture d’une planche dessinée dans un journal, plusieurs décennies auparavant. Et il reconstitua à sa façon cet épisode.
On devait être en 1977, peut-être en 1978, au plus tard. Dans un immeuble de la rue des Trois-Portes, à Paris, siège de la rédaction d’un hebdomadaire satirique, tout en fin de soirée, un téléphone sonne. Jean-Marc Reiser, qui s’apprêtait à quitter les locaux, prend quand même le temps de décrocher.
À l’autre bout du fil, un homme lui dit d’abord beaucoup de bien de sa dernière planche, et de la proposition que le dessinateur y fait. Tout en concluant: “Nous vivants, on ne verra jamais cela”, avant de raccrocher brusquement.
Le caricaturiste, coutumier (à l’instar du journal dont il était l’une des attractions) des commentaires acerbes sur sa férocité et son mauvais goût assumé, fut surpris que, pour une fois, son interlocuteur ne l’ait pas abreuvé d’injures. Au contraire, il avait semblé considérer que l’idée de l’auteur, certes ne manquait pas d’intérêt et était même somme toute logique, mais que sa mise en pratique ne pouvait s’envisager concrètement, tant dans les faits que dans les esprits. Quoi qu’il en soit, Reiser en resta là et quitta les locaux.
Quand il y revint le lendemain pour une réunion de la rédaction, on lui annonça qu’un homme l’attendait: c’était justement son interlocuteur de la veille au soir.
Les deux hommes discutèrent longtemps, au point que le dessinateur renonça à la réunion prévue. Leur discussion était sereine et fouillée, même si leurs positions respectives étaient vraiment peu conciliables. “Certes, disait le visiteur, l’idée exposée dans le dernier numéro, d’installer un parc éolien, à la manière d’une gigantesque centrale électrique, dans cette partie de la Mer du Nord exposée à tous les vents est ingénieuse”. Mais l’homme considérait que, non seulement tout cela nécessitait des accords difficilement imaginables au plus haut niveau, mais qu’il faudrait surtout une traduction industrielle de la volonté d’en finir avec les énergies fossiles, et de basculer dans un autre type de production et de besoins, basés sur des énergies propres; et il concluait: “Et cela, mon cher, on n’est pas près d’en voir ne serait-ce que le début”.
“Peu importe, lui répondait le dessinateur: cela dépend de quel ‘réalisme’ on parle. Donc, quelle réalité on veut. À un moment, il faudra bien changer d’orientation: et croyez-moi, dès maintenant, on n’a pas vraiment le temps de voir venir…”.
Des témoins de l’époque les ont vus sortir de l’immeuble et marcher côte à côte dans la rue, en poursuivant leur discussion.
Comme pour confirmer la funeste prédiction du visiteur, aucun des deux hommes n’a pu voir l’annonce de ce projet de son vivant. Reiser est mort à peine cinq ans après cette conversation: quant à l’homme, on ne peut pas dire qu’il ne s’est pas accroché, histoire de se donner des chances de voir aboutir à grande échelle l’idée esquissée sur une planche à dessin. Mais il est décédé il y a une quinzaine d’années.
W. poussa un soupir résigné. Il jeta un regard maussade sur l’écran de la télévision, tout près de l’éteindre. Soudain, il eut un sursaut. Il vit à l’arrière-plan, comme une incrustation dans l’image derrière le groupe de dirigeants béats sur le quai, qui se donnaient la main pour former une chaîne et contenter les photographes, deux hommes en habits passablement démodés qui parlaient de leur côté, comme si leur marche entamée près de cinquante ans auparavant les avaient menés là, et prenaient garde de ne pas se mêler aux autres.
Il les reconnut parfaitement, pas moyen de s’y tromper.