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Aujourd’hui, pour la première fois depuis mes premiers pas à la maternelle, je me sens bien dans ma peau. J’appartiens au monde. Il a suffi de presque rien. Un instant en couleurs.

Vous vous souvenez sans doute de ce curieux fait divers. Tout avait commencé un peu avant l’été. À la recherche de sa vache perdue, Adeline Yon-Berthelot, agricultrice conseillère régionale de Bretagne, avait failli suivre la même voie que l’animal, un trou profond de trois mètres bien caché dans son champ. La génisse qu’elle avait nommée, allez savoir pourquoi, Ukraine, avait ainsi révélé au monde une grotte que la conservatrice du patrimoine des Côtes-d’Armor, Gadea Cabanillas de La Torre, situait à l’âge du fer, dans une bonne fourchette probable d’entre moins 550 à moins 150. La commune de Trébry avait ainsi vécu plus que son quart d’heure de célébrité. La rousse vache limousine ne le raconterait jamais, elle avait passé l’arme à gauche.

Et hier, j’ai failli tomber de ma chaise. J’ai vu double. Quasi le même article dans le journal. Résultat, ma tasse de café répandue sur mon jeans. Ouille. Un mammifère s’est à nouveau offert en martyr pour la science, à Trébry, à côté de Saint-Brieuc. Une grotte préhistorique a vu, une fois de plus, le jour. La nuance? ̶ parce qu’il m’en faut une, sinon vous ne me croiriez pas. Le sort a frappé non une vache, mais une biche. Ne me demandez pas pourquoi le monde va trouver la nouvelle bien plus poétique. Si ce n’est pas juger quelqu’un au faciès…

Depuis lors, je n’ai plus arrêté d’y penser. Dans quel monde je vivais? Étais-je téléportée ailleurs? Et si je me trouvais désormais sur une planète jumelle, copie magnifiée de la nôtre, les lois y étaient-elles plus hospitalières? Je m’en suis voulu, je passais encore ma vie à ronchonner, je n’arrivais pas à digérer mon éviction de la tête de l’usine Macmiche, trop femme, trop… je n’ose employer le mot… Une carrière toute tracée à la gloire des jambons. Mais quelle naïveté! Que Jacques-Édouard ou Simon-Charles m’enviassent, je n’en doutais pas un seul instant. Mais qu’ils se contentassent de suivre mes ordres en m’admirant, comment avais-je pu le croire une seule seconde?

Je n’ai pas tergiversé longtemps. Plutôt que me morfondre, j’ai pris le train. Le journal insinuait que les volontaires seraient les bienvenus pour les fouilles. J’étais folle. Sept heures de voyage depuis Liège. Eurostar puis TGV INOUI. C’était pour le tarif, inouï? Heureusement, je m’étais constitué un pécule. La vie, il fallait la dévorer par les deux bouts.

Je me suis laissé bercer. Je me suis sentie portée par le mystère de l’existence. Pourquoi certains avaient-ils plus le droit de tenir les rênes que d’autres? C’était fou ce que les champs défilaient et même si la vitesse ne me permettait guère de m’attarder, je ne pouvais pas m’empêcher depuis le train de regarder brouter les vaches.

M’était revenu en tête le chagrin de l’éleveuse singulièrement attachée à ses bêtes au point de pleurer la disparition d’une de ses favorites. Il était vrai qu’elles vous regardaient de leur bonne bouille aux oreilles d’un ovale parfait, tendant leur museau en quête de vos bisous et prêtes à vous lécher en retour. Tout vivant mérite des égards.

Respiraient le même air confiné que moi, une Brésilienne de Sao Luis un peu perdue, un couple de Singapour muni d’une valise énorme, une Marocaine, artiste ès pianotage sur iPhone, un Français avec un gamin que je suspectais de compter une dizaine d’années. Il fallait croire que notre rame n’attirait pas les foules. Plusieurs personnes sitôt entrées, avaient d’ailleurs fait marche arrière en courant comme si elles avaient vu un diable.

— Vous croyez qu’ils ont peur? a hasardé le Singapourien.

Le gosse blond au fond du wagon s’est levé et tourné vers nous.

— Peur de quoi?

— Ben, on a tous des gueules d’ailleurs, a rigolé la Brésilienne.

— Sauf toi, a ajouté la Marocaine, les yeux braqués sur l’enfant.

— Mais tracasse, on ne t’en veut pas!

Le petit arborait sur son tee-shirt un # JE SUIS GAULOIS. J’ai frissonné: gaulois égalait dans ma caboche, expert en grossièreté, provoc et idioties. Pauvre gosse! Mais au moins ne nous méprisait-il pas puisqu’il fréquentait notre zone de diversité. L’occasion de me souvenir de tristes épisodes de mon enfance, lorsque de stupides nuances de couleur m’agaçaient. Même Ophélie, ma meilleure amie, s’en était mêlée:

— Oh toi, tu viens d’ailleurs.

J’aurais voulu lui dire qu’il n’y avait pas plus liégeoise que moi, avec l’accent et tout. De rage, je m’étais mise à gratter la terre à mains nues au bord de la cour de récré pour en prélever une bonne portion que je lui avais mise sous le nez:

— Alors, dis-moi, qui a la peau la plus proche de notre terre?

J’aurais dû prendre ce train beaucoup plus tôt. Il m’a redonné la vie. À Paris, j’ai juste le temps d’acheter un sandwich. Je chantonne en m’installant dans le TGV. Je dors beaucoup, comme si j’étais enfin assez en accord avec moi-même pour récupérer ma plus grande part d’humanité.

J’attrape un bus devant la gare et finis le chemin, ballottée entre des bottes de foin sur la remorque d’un tracteur, à admirer les riches nuances de vert dans les champs. L’odeur de la paille vaut tous les parfums.

Sur place, personne n’a eu vent de la grotte bis. Je tourne en rond jusqu’au moment où je croise un groupe de joyeux lurons, armés de pelles, pics, piolets, marteaux… Eux aussi par leur apparence, rappellent divers coins du monde. Je m’imagine l’être humain depuis qu’il a émergé des océans, parcourant comme bon lui semblait, les cinq continents encore soudés aux temps où il cherchait simplement à survivre en accord avec la nature, sans se diviser. Naïf? Les guerres ont imposé bien des échanges génétiques, sans consentement loin de là. Qui peut prétendre à des origines pures?

Chrysostome m’invite à me joindre au groupe. Il m’arrive à peine sous la poitrine et pourrait postuler pour Game of Thrones. Côté Tyrion Lannister évidemment.

— Vous avez trouvé la faille?

— Quelle faille?

— Ben la faille, réplique-t-il comme si j’étais une idiote.

Je décide de ne pas compromettre mon avenir avec l’équipe. Je ne relève pas. Après tout, quelle importance! Je ne détonne pas chez ces passionnés d’archéologie. Je me sens en bonne compagnie. Tous m’accueillent comme si nous nous connaissions depuis la naissance.

Chrysostome, dépêché sur les lieux en sa qualité d’archéologue, croit en son jour de chance. Il va trouver mieux que la vache d’Adeline Yon, mieux que des galeries où entreposer sans doute nourriture et objets précieux, mieux que des fragments de poterie ou du charbon. Sa collègue Sibylle acquiesce. Elle non plus ne peut pas répondre au # je suis gaulois vu ses traits asiatiques et son sexe. Quand je lui parle du gamin dans le train, elle s’énerve:

— Boycotte le mot Gaulois! Laisse-le aux Français, Luxembourgeois, Belges, Suisses et j’en passe, s’ils le veulent. Il porte la trace de l’envahisseur. Selon certains, César appelait ses ennemis des Galli, des coqs pour montrer à tous ses gros bras. Je préfère Armoricains.

Allez savoir…

Je n’en reviens pas. Chrysostome sort de sa poche une espèce de pendule bizarre de forme triangulaire et l’agite dans les fourrés. Il nous appelle au bout d’un moment, nous ordonne de nous glisser sans crainte dans une brèche à peine visible. Je m’y laisse descendre avec une pointe d’inquiétude. Ma dernière heure est peut-être arrivée. Merci, la terre, de m’offrir en cadeau final, une chute en apesanteur.

À l’arrivée sur un sol dur, tout semble se colorer d’une douce lumière bleue dans une odeur de terre humide. Vu le silence, le plic ou le ploc d’une goutte d’eau qui s’écrase nous fait sursauter. Si nous envahissons un monde parallèle, il faut lui témoigner de la reconnaissance, puisque la grotte vaut une cathédrale, magnifiée par des anfractuosités rocheuses, des stalactites et des stalagmites de ouf. Au bout de quelques mètres, Sibylle nous montre une roche légèrement cachée, derrière laquelle hier, elle a senti un vide. Elle nous demande de l’aider à élargir le passage.

— Que cherchez-vous? demandé-je aux deux archéologues.

— L’origine des origines.

— Mais on sait, les dinosaures! s’amuse un jeune prêt à creuser toute la nuit.

— Et puis, nous! dit un autre.

— Pas si vite! Et les dodos? s’interroge une grosse voix.

— Les sirènes? chante quelqu’une.

— Les mouches? ajoute Sibylle.

Je ne sais pas pourquoi subitement, une réplique de mon cousin Gaspard perturbe mes neurones. Elle revient des cloaques de mon enfance. “C’est moi le premier!” m’avait-t-il assené avec des yeux de tueur. Oh, ça aurait pu être Mady, Tryphon, Charline, Jézabel ou Gonzague, aucun cousin ne se gênait pour revendiquer haut et fort une première place que ce soit dans une course ou dans l’obtention d’un hélico téléguidé, du fauteuil face à la télé, de la poupée qui fait blub… comme quand un cosmonaute plantait son drapeau sur la lune ou un alpiniste, au sommet de l’Himalaya, revendiquant désormais ce qui jadis appartenait à tous. Moi, je cherchais à me faire oublier. Mamibijou avait trouvé ce moyen merveilleux pour déminer les situations explosives. La règle donc? La propriété revenait au premier. Merveilleux? Mais qui était le premier? La question avait le chic de relancer les conflits.

Ce vilain jeu avait duré jusqu’au moment où excédée, j’avais lancé au cousin: “Ah! Bravo, tu es le pommier.” Personne n’avait ri. Oui, c’était joli, un pommier, c’était rond comme le fruit, poétique avec son feuillage tendrement taquiné par le vent d’été. Pas rigolo du tout. D’ailleurs, les conflits ne font pas rire. Et surtout, on ne rit pas avec la propriété.

Je me voyais déjà dans une version armoricaine de la vallée des Rois avec un Lord Carnarvon formule nouvelle, demandant:

— Eh bien, voyez-vous quelque chose?

Et moi, l’Howard Carter du XXIe siècle en rêve de toutankhamons nouveaux, répondant:

— Oui, des merveilles.

La réalité est plus rigolote à voir. Bien sûr, nous laissons l’honneur à nos champions. Chrysostome et Sibylle se faufilent en rampant et se cognent la tête pour entrer ensemble. Et puis leurs cris d’émerveillement nous donnent des frissons.

— Oh, on dirait Lascaux!

— Quoi? Des aurochs, des chevaux, des cerfs?

— Non, Lascaux mode humain!

— Paléolithique alors? demande Chrysostome à Sibylle.

— Vivement les analyses of course!

Nous nous avançons ensuite.

— Oh plein d’hommes magnifiques! C’est une première, s’extasie Marsil.

— Mais pas du tout, dit aussitôt Sibylle. Première fois par contre à ma connaissance qu’elles sont entières.

— Elles?

— Malin, tu crois que les seins des hommes ont rétréci au cours des siècles? s’esclaffe Genièvre.

Sibylle m’adresse un clin d’œil:

— Sait-on jamais !

— On ne sait pas, reprend aussitôt Chrysostome. Le bel édifice des livres d’histoire s’écroule peu à peu. Femmes au foyer, hommes à la chasse? Ce n’est plus une certitude du tout. Que s’est-il passé? Il se dit que les savants ont collé les schémas de leur société du XIXe siècle sur la préhistoire comme si la nature avait imposé les rôles une fois pour toutes. Ces hommes ont-ils agi sans réfléchir ou au contraire voulu asseoir leurs privilèges en montrant qu’ils existaient depuis la nuit des temps? Pourtant, voyez les lionnes. Leurs mâles tant magnifiés par certaines nations ne chassent pas.

Nous nous extasions devant la fresque des femmes en mouvement, aussi fascinante que la cavalcade de Lascaux. Nous pressons nos deux archéologues de questions. Elles s’enfuient? S’entraînent à la course? Prennent des forces? Chassent? Adorent ou supplient une divinité?

Aurons-nous un jour la réponse?

Un peu plus loin, autre salle, nouveaux trésors, même si les quelques mains reproduites rappellent plusieurs grottes de par le monde.

— Comparez pour chaque main, la longueur de l’annulaire et de l’index! dit Sibylle.

— Pareilles! Presque pour toutes.

— Et alors?

— Regardez les vôtres!

Différentes voix répondent:

— Comme moi!

Que des voix féminines.

— Vous voyez, dit Chrysostome, le mode de vie des hommes d’il y a tant d’années reste un mystère. Qui sont les femmes dont nous admirons les mains? Des captives? Des divinités? Des personnes en fin de vie dont il faut garder la trace? Des héroïnes au combat? Les artistes des fresques de l’autre salle? Impossible de prouver que les deux grottes sont liées. Elles garderont leur secret.

— Tout mon respect va aux médecins quand ils avouent leurs limites, ajoute Sibylle. Honte à ceux qui font semblant de savoir! Inventer n’est pas condamnable, loin de là, ni imaginer différentes hypothèses, mais bien tromper. La préhistoire est truffée de zones d’ombre. Et pourquoi l’école nous a-t-elle appris jadis que les artistes sont des hommes? Rien ne prouve une séparation des tâches selon le sexe, genre hommes artistes, femmes cueilleuses. Certains spécialistes soutiennent que le travail était réparti selon les possibilités de chacun à différents moments de leur vie, le feu, la cuisine aux femmes en fin de grossesse, aux personnes âgées; les combats aux jeunes musclés quel que soit leur taux de testostérone… Certains squelettes de femmes préhistoriques présentent des os de chasseurs, comme nos lanceurs de javelot.

— Waouh! Vous avez trouvé le sexe des os?

— Au creux de l’oreille. La cochlée presse différemment selon le sexe l’os du crâne qui l’entoure.

— Gargantua le savait. Il est né par l’oreille.

Chrysostome prend une voix douce.

— Que pouvons-nous faire d’autre que rêver sur l’humanité, forte des richesses et des mystères de son passé comme de son avenir?

— J’en veux à ceux qui consacrent et perdent par conséquent leur vie si précieuse à gâcher celle des autres par leurs luttes pour le pouvoir, dis-je.

J’entends bien? Il est près de moi. Chrysostome a envie de me parler. Il m’invite à boire un verre ce soir. Cette fois-ci, j’en suis sûre, je me trouve vraiment dans un monde parallèle. J’ai envie de laisser exploser ma joie. Je reste un instant en arrière. Je hurle à l’aise. Puis je cours pour rattraper le groupe. C’est alors que le sol me happe. Je glisse dans les abîmes de la terre. L’horreur. Mais qu’est-ce que je m’en veux! J’avais trouvé un monde où je croyais que chacun avait sa place, où il était reçu pour ce qu’il était, un humain comme un autre, sans que lui soit nommé son handicap, ses origines, sa couleur de peau, son sexe, sa taille, son nez, son poids ou un prétendu défaut… et voilà que ce monde me recrache. Il a fallu que bêtement, je m’isole une minute. Pourquoi ne me suis-je pas contentée de rester auprès de Chrysostome? De m’accorder à lui comme le lichen à la pierre? Suis-je condamnée à errer indéfiniment dans les entrailles de la terre? La descente est vertigineuse. Puis-je encore espérer décrocher mieux, atteindre une terre illuminée en lilas dans un solo de guitare dont les notes fendraient l’obscurité et dévoileraient sur les parois d’une grotte, un ballet de femmes et d’hommes épanouis parmi des arbres en fleur?

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