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À couteaux tirés

Malik fume une clope. Adossé contre le mur de la boucherie El Bougar, il attend. Les bus sont ponctuels quand deux tiers des Bruxellois dorment encore. Il est toujours le premier. Dans trois minutes il reconnaitra le bruit de la Ford Transit. Bingo ! La camionnette déboule du coin de la rue, s’arrête le temps d’en déposer trois, repart aussitôt. 

Tout le monde se salue. 

Ils sont quatre à attendre maintenant. Malik ne dit rien. Il fume. 


L’enseigne rouge électrique clignote dans les restes de la nuit. Les trois nouveaux parlent entre eux. Malik écoute leur babil incompréhensible. Les lampadaires s’éteignent. Il ne fait pas vraiment chaud. Il ne fait pas froid non plus. 


Un 59 arrive, crache son petit nombre de lève-tôt dont Ahmed qui, écouteurs aux oreilles, les rejoint. Il est généreux, Ahmed, sa musique, il la partage avec le reste de la rue.

— Salam ! 

Suivi d’un check à Malik avec qui il échange quelques mots en arabe tandis que les trois autres continuent de parler entre eux. 


Arrive le patron. Il salue rapidement les cinq hommes, relève la grille métallique dans un fracas de tôle pliée. L’équipée se met en branle comme tous les jours. Avec les mêmes gestes. Toujours les mêmes.


Malik lave le sol. Tout de suite l’odeur d’eau de javel sature les narines. Ahmed enfile son tablier, organise l’étalage. Il sort de la chambre froide côtes et côtelettes, jarrets et rumsteak, puis dépose un agneau sans tête sur le comptoir, dont il entame la découpe. Hyper concentré, il lève les bavettes avant de séparer les gigots. 

Les trois autres, eux, sont descendus tandis que Malik astique couteaux et planches à découper. Le patron tolère un fond de musique.


Les premiers clients arrivent. Malik dépose sceau et torchon dans un coin, troque gants de caoutchouc jaune contre gants de latex blanc et sert derrière le comptoir.

Imperturbable, Ahmed continue d’installer la viande. 

De temps en temps il revient d’en bas, les bras couverts de pièces sanglantes pour renflouer la chambre froide. 


*


Le réveil sonne trop tôt. Catherine s’extrait de son lit et s’engouffre dans la salle de bain. Ce matin, les gestes sont exécutés machinalement. Trop tôt pour penser. 

Catherine allume le percolateur. L’odeur de café se répand dans l’appartement, tandis qu’elle réveille la petite, lui débarbouille le visage, l’aide à enfiler les vêtements préparés la veille. La petite a la mine chiffonnée de sommeil, ne dit rien, s’endort dans son bol de Nesquick qu’elle n’a même pas la force de touiller. Catherine mélange le cacao. Les tartines sautent du grille-pain, elle étale la confiture sur les tranches, prépare les sandwichs au gouda du midi, avale un café. 

Catherine dépose la petite à la garderie. Elles sont les premières. Nathalie, l’éduc, emmène la petite par la main. Elles vont s’asseoir dans le coin coussins où elle lui raconte une histoire. Catherine fait un petit signe de la main. Elle viendra la récupérer ce soir. C’est une grosse journée aujourd’hui.


Catherine roule vers le bureau. Au moins, à cette heure-ci, le trafic est fluide. En écoutant les infos, elle a une pensée solidaire pour les journalistes qui se sont levés plus tôt encore. Arrêtée au feu rouge, Catherine pense que c’est fou le nombre de gens actifs alors que c’est encore un peu la nuit quand même. Les lampadaires s’éteignent. Le feu passe au vert. Catherine roule dans le petit matin de Bruxelles.


Au bureau, Jean-Christophe monopolise déjà les conversations, assénant ses blagues lourdes au reste des collègues qui ne l’écoutent pas vraiment.

Catherine se prépare un café. Elle attend que l’équipe soit au complet. Puis, rapidement, rappelle les différentes opérations du jour, les itinéraires, les procédures. 

Des renforts sont prévus. Ils ont été demandés lors du débriefing de la précédente opération. Plus on est nombreux, plus on est efficace. Tout dépend du résultat que l’on veut atteindre, avait rappelé Catherine au directeur de section.

Cette fois elle avait été entendue. D’autres collègues attendraient à l’extérieur avec leurs voitures de fonction.


*


Un petit verre de café à la main, Malik discute sur le seuil avec le patron. La semaine prochaine, il part au Maroc pour une dizaine de jours. Il veut que ce soit Malik qui gère la boutique pendant son absence. C’est le plus ancien ici, il sait comment ça se passe. Il faudra faire attention aux recettes, ne pas oublier d’aller à la banque tous les deux jours. Ne jamais garder de l’argent sur place, c’est la règle numéro 1. Pour les trois, c’est à la semaine, comme d’hab. Le patron tape amicalement Malik dans le dos. « T’es un bon gars ». Malik lui serre la main et retourne à l’intérieur. Ahmed est occupé avec des clients qui n’achètent rien, mais qui bavardent volontiers. Ahmed est toujours en train de parler. Il raconte ses sœurs et leurs enfants, mais aussi ses histoires avec les filles. Pas celles du pays, non, les autres. Sa mère voudrait qu’il se marie, lui, il dit qu’il a encore le temps. Il a une fiancée, là-bas, à Marrakech. Elle lui est promise. Ils se marieront. 

Les clients aiment bien venir à la boutique. Ça occupe. Ils sont là dès le matin. Dedans, dehors, fumant et buvant de très petites gorgées d’un café fort. L’après-midi, les femmes se retrouvent devant la vitrine, avec les poussettes ou jetant un œil sur les enfants qui jouent, plus loin, dans la rue. 

Et dans le ciel, le clignotement de l’enseigne rouge électrique qui, imperturbable, continue de s’égrener sans bruit.


Catherine répartit l’ensemble de l’équipe dans les voitures. Cinq en tout. Seul Jean-Christophe continue de faire des blagues. Le reste des collègues semble concentrés.

— C’est parti, lance Catherine, la mâchoire crispée.


Ahmed tend le paquet de viande à Monsieur Aït-Moussou et lui rend la monnaie. Monsieur Aït-Moussou sort de la boutique.


Des voitures s’arrêtent en pleine rue. Cinq.


Tout se passe en un instant. Les hommes et les femmes débarquent à toute vitesse. Ils entrent dans la boucherie comme s’ils connaissaient le lieu. Ils se précipitent dans chacune des pièces. Une femme en uniforme engage la conversation avec les deux hommes au comptoir. Un homme en civil revient, suivi du patron. 

Dans la rue, on entend des cris. Une femme en uniforme court. Elle poursuit à toute allure un homme qui s’enfuit.

Catherine descend les escaliers. Elle pousse la porte d’une pièce éclairée aux néons et dans laquelle règne une odeur écœurante de désinfectant mêlée à celle de la viande faisandée. Des poubelles éventrées d’où sortent restes de tripes, déchets d’animaux et cause du remugle qui prend Catherine à la gorge, lui donne envie de vomir. Le sol est jonché de traces de pas imprimées dans des coulées de sang séché. Un tablier blanc roulé en boule témoigne d’une présence humaine quelques instants plus tôt.

Catherine lève les yeux. Une fenêtre ouverte donne sur une cour. Catherine y voit Jean-Christophe, son collègue, passer les menottes aux poignets d’un homme noir en tablier blanc maculé de taches rouges.

Catherine se replie à l’intérieur de la boutique.  

La femme qui courait revient, essoufflée. Rejointe par un de ses collègues, ils ont pu rattraper le fugitif. Interrogé par Catherine, l’homme qui fuyait bredouille un français d’où transpire la panique.

Catherine essaie de savoir combien d’hommes travaillaient en bas. Un des trois leur a échappé.

Elle s’approche du patron, demande à vérifier les contrats de travail des employés.

Seuls deux sur cinq possèdent un contrat de travail réglementaire. 

Les trois du sous-sol, sont des « sans-papier ». 

Le patron se défend. Peut-être n’ont-ils pas de papiers, mais au moins ici ils gagnent leur vie. Les trois touchent un salaire variable de 4 à 5 euros de l’heure. Ils commencent leur journée à 6 h 30 et la terminent 12 heures plus tard.

Catherine emmène deux des trois, Elimane et Latif et les remet aux mains de son collègue policier. On dit « vous êtes en situation illégale ». Latif regarde droit devant lui. Le visage fermé, il ne dit rien. Elimane tremble. Il parle, demande au policier de le relâcher, de faire comme s’il n’avait rien vu : « qu’est-ce que ça change pour vous ? Et si je n’avais pas été là ? Si je m’étais enfui, comme Masseck ? ». Il implore. Le policier exécute la mission. Catherine referme la portière de la fourgonnette. Elle regarde le véhicule disparaître au coin de la rue et avec lui, Latif et Elimane.

Elle leur rend service. S’accrocher à cette idée. Ne pas penser. De toute façon, elle n’a pas le temps de penser. L’inspection de cet établissement terminée, ils continuent de suivre le programme de la journée selon une procédure très précise. Il ne s’agit pas de juger. Il s’agit de suivre le règlement et la loi. Il faut tout mettre en œuvre pour la faire appliquer, la loi. Elle est faite pour protéger les hommes. Tous se remettent en route. Les voitures démarrent. Ces hommes et ces femmes continuent leur travail. Ils s’en vont contrôler d’autres patrons, d’autres employés. Les lois sont là pour les gens et non contre eux. Le feu de l’action empêche de penser. Catherine roule vers une autre boucherie.


*


Les clients et voisins curieux se regroupent devant les vitrines de la boutique. Le ciel est clair, presque trop. Les yeux se plissent. On boit du café, on fume. Chacun y va de son commentaire sur l’amende que le patron aura à payer. Lui, le patron, il n’aime pas ces surprises. Il est nerveux. Il demande à Ahmed et Malik de continuer leur boulot et de reprendre les conversations là où elles s’étaient arrêtées. Retrouver l’ordre normal. Faire comme si rien ne s’était passé. Il pensera aux conséquences quand elles se présenteront. En attendant, il a une boutique à faire tourner. Le patron aide Ahmed et Malik. On nettoie le comptoir, on place la viande dans la chambre froide. On éteint les néons.

Le patron abaisse la grille métallique toujours dans le même fracas. Malik et Ahmed attendent leur bus. On se dit au revoir, à demain.

Le ciel se laisse habiter par des stries plus sombres. Dans l’ébauche de la nuit, l’enseigne rouge électrique clignote.


*


Catherine dépose sa collègue à la gare du Midi et part chercher la petite à la garderie. La journée touche à sa fin. Elle réfléchit à ce qui reste dans le frigo, pense au souper, ce soir. 

Quand la petite la voit, elle court dans ses bras. On lui dit que tout s’est bien passé, la petite est calme, elle a joué. Catherine caresse les cheveux de sa fille, la prend dans ses bras. Elles s’en vont. La petite lui raconte Yassin et Ludmilla avec qui elle a joué, aujourd’hui. Elle demande s’ils peuvent venir à la maison, mercredi. Catherine dit qu’on verra. Dans son sac, elle a une surprise. Elle sort un œuf Kinder. La petite avale le chocolat puis se concentre sur le petit jeu à monter. La voiture est au pas. Elles sont au chaud. Elles écoutent la radio qui fait état de la circulation dans le centre-ville. Bientôt, elles regagneront l’appartement de Catherine. Elles souperont. Catherine donnera le bain à la petite, la prendra sur ses genoux en regardant la télévision puis la mettra au lit. 

Au feu rouge, plus loin, un homme noir fait la manche. 

Catherine regarde par la vitre de la voiture. Le ciel se lézarde de noir. Les couleurs se mélangent. Bientôt il fera nuit. Elle sent quelque chose qui monte dans son estomac. Elle s’ordonne : Ne pense pas. Ne. Pense. Pas. 

Sinon elle sait que cette chose-là, tapie en elle, deviendrait un cri.


À couteaux tirés

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Belgique
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