Éternel retour
C’est à partir du mois de mai qu’elles commencèrent à occuper la rue et à défiler. Cela faisait maintenant cinq ans que les militaires avaient pris le pouvoir et la répression n’en finissait plus de s’accentuer. Au début, il y avait bien eu quelques règlements de compte, quelques exécutions, quelques accidents survenus opportunément à des personnalités de l’opposition, mais c’était la règle habituelle en cas de changement de régime. Cependant, avec le temps, la junte s’était faite plus dure, afin de bien asseoir son pouvoir. Les syndicats avaient été interdits, les lois sociales restreintes, les contrats de travail supprimés. Chaque jour, on voyait des files de chômeurs s’agglutiner devant les usines ou le portail des grandes haciendas dans l’espoir de décrocher un emploi précaire, ne serait-ce que pour un jour ou deux. Il faut dire que la pauvreté s’était amplifiée et que dans les chaumières on avait faim. Chaque fois qu’un mouvement de révolte s’était manifesté, les militaires l’avaient réprimé dans le sang et ils avaient fini par anéantir toute velléité de contestation. Mais cela ne s’était pas arrêté là. La junte avait voulu étouffer toute envie de s’opposer au régime avant même qu’elle ne se manifeste. Et c’est là que les disparitions ont commencé à se multiplier. En pleine nuit, des agents cagoulés des forces spéciales rentraient dans les maisons des banlieues populaires, on frappait, on matraquait, et on poussait dans les fourgons des hommes hagards, qui ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait. Ce qui est certain, c’est qu’on ne les revoyait jamais. Ou alors on retrouvait leur cadavre le long d’une route et la police concluait à un accident de la circulation.
Personne n’avait une idée précise du nombre de personnes qui avaient ainsi disparu, mais elles étaient des milliers, quelques dizaines de milliers même. Les hommes se taisaient, n’osant plus parler. Ils cherchaient du travail la tête basse et le soir, en tentant de s’endormir, ils se demandaient si à l’aube ils seraient encore dans leur lit ou ligotés au fond d’une cellule de la prison centrale. Les femmes, en revanche, s’étaient mises à chercher après les disparus. Elles faisaient le pied de grue devant les commissariats, se renseignaient auprès des hôpitaux, visitaient les morgues municipales. Ce qu’elles découvraient là était une horreur. Des dizaines et des dizaines de cadavres étaient étendus sur des tables ou s’entassaient le long des murs. Beaucoup de corps étaient dénudés et on pouvait voir les séquelles des tortures subies : ongles arrachés, mains coupées, longues estafilades sur tout le corps, visage brûlé à l’acide… Parfois, au milieu de tous ces hommes, il y avait le corps d’une femme, suspendu à un croc de boucher, pour qu’il soit bien visible. Une véritable horreur ! Au milieu de toutes ces dépouilles, les femmes cherchaient à reconnaître leur mari, leur fiancé, leur frère, et c’était avec un soulagement tout relatif qu’elles ressortaient, n’ayant rien trouvé.
Mais le lendemain ou le surlendemain il fallait recommencer et c’était à chaque fois la même crainte et la même terreur. C’est alors qu’elles commencèrent à discuter entre elles. Parler de leurs malheurs leur faisait du bien. Au début, elles n’étaient que quelques-unes, mais bientôt elles furent des dizaines, ce qui alerta les autorités. On les pria de rentrer chez elles et de ne pas rester en rue. C’est ce qu’elles firent, mais elles se réunirent aussitôt dans des hangars, des usines désaffectées, d’anciens gymnases. Bientôt elles furent des centaines. C’est alors qu’elles décidèrent d’occuper la rue et de s’exprimer publiquement. Le premier jour, elles étaient près de mille à défiler devant le siège du gouvernement, le deuxième jour, elles étaient dix mille, et le troisième jour, près de cinquante mille. Elles venaient demander justice pour leurs hommes disparus. Elles voulaient une explication, on la leur devait.
Les responsables de la junte sentirent tout de suite que la situation allait leur échapper. Il y eut bien quelques militaires qui proposèrent d’envoyer la troupe et d’ouvrir le feu, mais c’était impossible. On avait à faire à des femmes sans défense et la presse internationale avait déjà eu vent des manifestations. Si on faisait un massacre, cela allait se retourner contre le pouvoir en place. Les grandes puissances, qui avaient favorisé le coup d’État pour mieux piller les ressources économiques du pays, avaient été claires : elles ne voulaient pas d’histoire. Les militaires pouvaient s’emparer du pouvoir (ils le devaient même), mais la répression devait être discrète. Efficace mais discrète. Mais là, avec ces milliers de femmes qui défilaient en silence, cela devenait compliqué. Impossible de laisser faire et impossible de réprimer. Il y eut bientôt des divergences au sein de la junte, les hauts gradés s’accusant mutuellement d’incompétence, discréditant ainsi leurs rivaux dans l’espoir d’occuper leur poste. Il y eut de nombreux règlements de compte. La répression ne visait plus le peuple mais les officiers eux-mêmes. Pendant ce temps-là, les femmes continuaient de défiler devant le siège du gouvernement et l’ancien palais présidentiel. La presse européenne et CNN étaient là en permanence, filmant et photographiant ces femmes courageuses et imperturbables qui avaient bien l’intention d’aller jusqu’au bout.
Alors la junte céda, il n’y avait plus d’autre solution. Les militaires regagnèrent leurs casernes et on annonça la tenue d’élections libres. Ce fut un soulagement immense ! Six mois après ces événements, tout était redevenu normal et le pays avait retrouvé la voie de la démocratie. Les portes des prisons furent ouvertes, mais bien peu de personnes en sortirent. Ceux que l’on recherchait depuis des mois avaient définitivement disparu. En revanche, on retrouva des charniers et des fosses communes par dizaines. Une page sombre de l’Histoire venait de se clôturer.
La vie reprit son cours. Le nouveau gouvernement rétablit les libertés individuelles et politiques. Le droit social et le droit du travail furent rétablis également et un grand plan de relance économique vit le jour afin de combattre efficacement le chômage.
Quelques années se passèrent ainsi. Le niveau de vie s’améliora et la population reprit confiance en l’avenir. Plus personne n’avait faim, l’éducation nationale recevait des subsides pour améliorer l’enseignement et les soins de santé étaient devenus gratuits. Dans un tel contexte, on pouvait donc se permettre de revendiquer de nouveaux droits. Ce sont les femmes, une nouvelle fois, qui prirent les choses en main, pour réclamer une loi qui légaliserait officiellement l’avortement. Mais l’Église restait puissante dans le pays, elle qui avait soutenu la junte militaire soi-disant pour rétablir la morale ! Elle s’opposa fermement à ce projet et toutes les commissions parlementaires qui se penchèrent sur ce sujet échouèrent à trouver un compromis. Alors on revit les femmes défiler dans la rue. Ce n’était plus les mêmes. Ce n’étaient plus des mères de famille de quarante ans cherchant à savoir ce qu’était devenu leur mari, mais plutôt des jeunes filles et des trentenaires qui réclamaient le droit à disposer de leur corps. Les hommes, qui se sentaient peu concernés par ce problème, étaient plutôt contre l’avortement. Les femmes, quant à elles, étaient divisées, à cause du grand pouvoir qu’exerçait toujours sur leur conscience la toute puissante Église catholique. Les semaines passant, elles furent cependant de plus en plus nombreuses à manifester au point qu’on en compta près de cent mille le jour de la fête nationale. Il allait falloir prendre une décision afin d’apaiser les esprits, mais laquelle ?
Un pays voisin, soutenu par les grandes puissances économiques du moment, observait attentivement ce qui se passait. Il n’avait aucune envie que ces problèmes d’avortement fissent irruption chez lui. Les grands patrons des firmes étrangères qui tenaient les rênes de l’économie locale abondèrent dans ce sens. La paix sociale était nécessaire pour la prospérité des affaires et on n’avait nul besoin de manifestations perturbatrices. Le haut clergé était d’accord également. La stabilité devait l’emporter avant tout. C’est alors que quelqu’un fit remarquer (qui ? Et dans quel but ?) qu’on avait un vieux différend sur le tracé exact de la frontière. En soi, ce n’était pas très grave, car c’était une région de marécages sans grand intérêt. Mais certains savaient que se trouvaient là de riches réserves de gaz. Pourquoi les laisser inexploitées ? Le voisin ne semblait pas s’y intéresser, ayant déjà bien du mal à tenter d’apaiser les manifestations. Tout le monde s’accorda pour dire que c’était le bon moment pour annexer ce territoire.
Ce fut fait en une journée et sans prévenir. L’effet de surprise fut total et la presse étrangère fort discrète sur cet événement qu’elle considéra comme mineur. Pourtant, pour le pays attaqué, cela avait de graves conséquences. Non seulement il perdait une partie de son territoire et les réserves de gaz si elles existaient, mais son honneur même était en jeu. On a beau être une démocratie exemplaire, cela ne donne à personne le droit de vous marcher sur les pieds. Il fallait riposter et sans attendre encore bien ! On appela les militaires à la rescousse et on vit les soldats ressortir des casernes. Pour un peu on les aurait applaudis ! Il faut dire que la télévision nationale multipliait les discours patriotiques et qu’il était difficile d’y résister. De la haute bourgeoisie au menu peuple, tout le monde tomba d’accord pour dire qu’il fallait aller reconquérir les territoires perdus.
Mais l’opération, qui ne devait durer que quelques jours, s’éternisa. Embourbés dans les marécages, les chars furent une proie facile pour l’ennemi, qui occupait, lui, les endroits stratégiques. Les obus d’artillerie sombraient lamentablement dans l’eau boueuse sans exploser et il fallut secourir de nombreux soldats qui s’enfonçaient jusqu’à la taille. Bref, le conflit dura. De quelques jours on passa à quelques semaines, puis à plusieurs mois. Le jour anniversaire du début des hostilités, il fallut se rendre à l’évidence. La guerre coûtait cher, très cher, et les finances publiques, à la différence des marécages gorgés d’eau, étaient à sec. Il fallut rogner sur le montant des retraites, sur le salaire des fonctionnaires, sur la durée autorisée du chômage, ainsi que sur les soins de santé. Ne parlons pas de l’enseignement, qui n’était évidemment plus une priorité. Tout le monde accepta la situation, car finalement il n’y avait pas d’autre choix. On avait déjà trop dépensé dans ce conflit pour abandonner la partie. Et renoncer, il ne pouvait en être question ! C’était une question d’honneur national.
Sans le dire, on laissa donc faire les militaires, qui étaient les seuls à pouvoir sauver la situation. Pour que ceux-ci puissent mieux exprimer leurs besoins, on leur offrit quelques places au sein du gouvernement. Puis, la situation étant critique, on supprima les élections au profit d’un régime d’union nationale. Quand le Président de la République mourut inopinément, on le remplaça par un général. Le budget de l’armée fut aussitôt multiplié par dix, sans que cela eût de grandes conséquences sur l’avancée de la guerre. On continuait à s’embourber dans ce conflit. Les autres, en face, avaient commencé à extraire le gaz, avec l’aide de grandes compagnies internationales. Il était clair que personne n’avait intérêt à revenir à la situation antérieure. Mais abandonner et s’avouer vaincus, c’eût été une gifle pour l’armée, qui n’aurait pas pu le tolérer, surtout qu’elle aurait dû renoncer au pouvoir.
Alors on décréta la mobilisation générale. Tous les hommes entre vingt et quarante ans devaient aller combattre. Ce que ni les chars ni l’artillerie n’avaient pu faire, on supposait que les fantassins y parviendraient. Soulevés par un élan de patriotisme, beaucoup acceptèrent. Mais il y eut des récalcitrants aussi. Des citoyens inciviques qui préféraient se cacher plutôt que de se battre pour leur pays. Alors on créa une milice spéciale et, la nuit, on revit des hommes encagoulés entrer dans les maisons et en extraire les traîtres pour les exécuter sur le champ. Les femmes n’eurent pas à chercher leurs maris. Au petit matin, on retrouvait leurs corps déjà tout raides gisant en pleine rue, les vêtements éclaboussés de sang.
Les femmes rentrèrent chez elles et s’enfermèrent dans leur malheur. Il n’y eut plus jamais de rassemblement devant le siège du gouvernement ni devant le palais présidentiel, pour la plus grande satisfaction des militaires. L’ordre allait enfin pouvoir régner !