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Aïe !

“Obéir à l’intelligence artificielle ou la dompter: il faut choisir maintenant…”

Le Soir, édition du 4 avril 2023.


— Aïe? Tu as mal?

— A. I.! In english, please Mamie.

— Eh aïe, ah bon, en anglais, c’est la même façon d’avoir mal?

— Mamie, tu le fais exprès!

Gros soupir de Séverine, ma petite-fille. Elle a quatorze ans et moi, je suis Sabine, sa grand-mère. Je l’adore puisque c’est ma petite-fille, mais elle m’énerve de plus en plus et j’ai peur. J’ai peur qu’elle finisse par s’éloigner de moi. À la vérité, le fossé existe déjà. Elle évolue dans un autre univers, alors que moi, je suis coincée dans le mien, le vrai, le bon. L’ancien, quoi.

Je conserve précieusement une carte postale. Celle qu’elle m’avait envoyée quand elle avait sept ans. Ses parents lui avaient imposé cette corvée de vacances. “I fé pa bo”, pas de signature et une écriture désordonnée sur une carte représentant un dessin grotesque de singe en bikini. Séverine avait pourtant suffisamment de langage pour bien écrire et je suis persuadée qu’elle avait pris le temps de choisir la plus moche des cartes dans le présentoir avec l’intention de ne pas plaire. J’avais été déçue en me remémorant mon enfance et le plaisir que je prenais à envoyer des cartes à mes grands-parents et à toutes mes copines. Je pensais leur envoyer du bonheur. Mon bonheur. Une innocente hypocrisie.

J’ai gardé cette carte, le temps d’encaisser, d’essayer de comprendre son attitude envers ses parents, envers moi.

Dans ma jeunesse de gamine, puis d’adolescente, je n’avais pas envoyé que des cartes postales. J’avais aussi confié à la Poste des lettres d’amour en espérant un retour. Une autre époque avec de longues phrases et une écriture appliquée sur des lignes parallèles. Un apprentissage de la patience, de l’exploration de ses sentiments, avec le doute, l’angoisse exacerbée par l’attente et, en récompense, le bonheur sublimé. Ou la désillusion…

Je ne suis pas si naïve. Je sais que j’ai régressé. Ce qui, naguère, me semblait facile, devient de plus en plus compliqué et fatigant. Je m’adapte, au fur et à mesure, avec un temps de retard qui s’accroît. L’expansion de l’Univers à la taille familiale.

Aujourd’hui, quand Séverine fanfaronne comme une “je sais tout”, je la taquine. Je fais l’ignorante. J’en rajoute. Pourtant, je parle parfaitement anglais et je sais ce que veut dire “A. I.”. “I. A.” en français. L’intelligence artificielle. Je sais et, en même temps, je ne sais pas. Laissez-moi un peu de temps pour naviguer…


*


— Je t’ai posé une question. Tu pourrais me répondre!

— Mais je t’ai répondu! Je t’ai envoyé un V-V.

Gros soupir de Séverine, ma fille. Elle a quatorze ans et moi, je suis Jeanne, sa mère. Je l’adore puisque c’est ma fille, mais elle m’énerve de plus en plus et j’ai peur. J’ai peur de l’avoir éloignée de moi…

Par ma faute.

Son V-V m’est bien arrivé. Une tartine, alors que je lui avais simplement demandé quel était le sujet de son prochain exposé et si elle l’avait préparé. Nous étions assises face à face à la table du petit-déjeuner. Je lui avais posé cette question de vive voix et elle m’a répondu sur sa tablette sans lever la tête.

Pourquoi ce refus de communication de Séverine? Ce refus d’utiliser les voies, les voix traditionnelles? Parce que ce n’est pas un refus!

Je sens qu’elle me fuit. Elle refuse de suivre le chemin classique que n’importe quel parent espère pour sa progéniture. Je pourrais dire que c’est normal, que c’est un conflit de générations passager, et attendre que jeunesse se passe. Sauf qu’elle a des idées bizarres. Par exemple, depuis son entrée au collège, elle est régulièrement classée dans le milieu de sa classe et elle a avoué qu’elle le faisait exprès. Elle préfère qu’il y ait le même nombre d’élèves avec de meilleures notes devant elle et autant d’élèves avec de moins bonnes notes derrière elle. Elle “préfère”. Quand j’ai insisté pour comprendre, que j’ai exigé une explication, elle a dit:

— C’est la meilleure place. Les profs te laissent tranquille.

Et elle s’est tue.

Entretemps, elle a téléchargé VoilàVoilà.

Il y a une vingtaine d’années quand je terminais mon cursus d’ingénieure, j’ai créé VoilàVoilà, V-V pour la pratique, “Vi-Vi in english”, un logiciel basique de réponses circonstanciées, une version personnelle type ChatGPT. Des sites internet qui vous proposaient un laïus complet sur n’importe quel sujet, il en existait déjà. Wikipédia en tête, presque fiable, ou tout simplement Google qui a réponse à presque tout. Internet fourmillait de multiples et gigantesques bases de données et les nouveaux logiciels étaient désormais capables de résoudre des problématiques de plus en plus complexes.

Ma petite personne avait toutefois une demande particulière. J’en avais assez de répondre aux questions débiles de mes partenaires de recherche et de rabâcher les mêmes discours qui me semblaient devenir aussi débiles que leurs questions, ce qui n’était pas, dans les deux cas, tout à fait, la réalité.

Alors, j’ai créé une application qui répond à ma place. Elle ne va pas vous dire pourquoi Napoléon a perdu la bataille de Waterloo ni comment sera la météo dans un mois à Arcachon. Tout cela, Google peut le faire. Plus ou moins…

Non, ce logiciel est intime. Il me connaît. Il sait tout de mon environnement, de mon bagage culturel et, surtout, de mes compétences professionnelles, de mes dossiers en cours et de mes humeurs. Quand une personne me pose une question, V-V lui propose une réponse la plus exhaustive et concise à la fois pour éviter que cette personne enchaîne sur une autre question. Plus besoin de se casser la tête pour être précis et, au final, cette application me fait gagner du temps.

Gagner du temps!

Mais que ma fille l’utilise pour fuir une discussion avec moi, un peu dans l’idée de me clouer le bec, n’est pas une fonctionnalité prévue. Chapeau à elle, malgré tout!

Aujourd’hui, je suis à la tête d’un département de recherches, experte en Intelligence Artificielle. C’est moi qui l’ai décrété. La quantité d’experts qui s’incrustent sur les chaînes de télévision ou sur les médias sociaux m’a toujours agacée. Sortis de nulle part, ils savent tout, de la portée exacte d’un missile patriote à l’envergure d’une poignée de porte, du point de rupture d’un faisceau de fibres optiques au mystère de l’onctuosité d’une sauce tomate… Je n’ai pas pu faire autrement que d’ajouter ce titre sur LinkedIn car la concurrence est rude, même si, paradoxalement, les opportunités sont infinies. Chaque jour et, peut-être, chaque minute, naît un nouveau progiciel, une nouvelle application.


*


— Ta machine pourrait dire quel est le futur d’une personne ?

— Ma “machine” n’est pas une cartomancienne.

Je me suis d’abord moquée de ma mère. Elle s’inquiétait, comme moi, du comportement amorphe de Séverine et elle voulait savoir ce que sa petite-fille allait devenir.

Puis, j’ai levé les yeux en l’air. Le temps d’une pause, le visage d’Éric s’est invité. Nous étions amants depuis vingt ans, puis il avait changé. Quelque chose d’infime, les épaules… Et surtout, le regard.

Je l’avais admiré, dès notre première rencontre. Une stature rassurante. Année après année, j’étais fière de mettre mon bras léger sur son bras solide. Mais plus que son allure imposante, c’était l’éclair dans son regard qui me scotchait. Entre celui de l’aigle déterminé qui piste sa proie et celui du labrador qui vous fait fondre de tendresse, un improbable mélange sur lequel je n’ai jamais su trancher. Puis, cet éclair s’est adouci. J’ai fini par admettre qu’il s’était éteint. Notre médecin ne lui a rien trouvé d’anormal. Sous ma pression, il a bien voulu refaire tous les examens et les analyses possibles. Rien. À part, la possibilité d’une dépression débutante. Peut-être.

Cela ne me satisfaisait pas et j’ai créé un logiciel qui a mouliné toutes les données médicales le concernant, les nouvelles et les anciennes, et qui a craché des graphiques et des histogrammes. Et j’ai encore créé un autre logiciel qui a comparé l’évolution de ses données médicales avec l’évolution constatée habituellement dans la population “normale”. Une masse de comparaisons impossible à traiter par une personne, ni même une centaine ou un millier de volontaires. Une anomalie est apparue sur un anticorps anodin.

Anticorps anodin? Il n’y a jamais rien d’anodin dans la mécanique humaine.

Il n’a pas été facile de trouver la parade. Aujourd’hui, il va mieux. Il ne sera plus l’homme fort qu’il a été, néanmoins il a retrouvé le sourire et parfois, une étincelle éphémère traverse ses yeux.

— Tu répètes sans cesse que les possibilités de l’informatique sont extraordinaires et qu’elles dépassent l’entendement.

Ma mère revenait à la charge. Oui, je l’avais déjà expérimenté. Alors, stupide, tellement confiante dans la qualité des gènes de ma fille et dans la pertinence de mes super “machines”, je l’ai fait. J’ai posé la question.

Et nous avons pleuré toutes les deux.


*


Moi, Séverine, j’ai passé le cap de la trentaine. Je connais bon nombre de personnes qui ont une belle intelligence naturelle. Capables de sublimes discours ou d’innovations prodigieuses. Mais la nature humaine a ses tares. Capables des pires déviations. Il faut qu’ils shuntent, qu’ils dévient, qu’ils trompent, qu’ils manipulent, qu’ils profitent, qu’ils exploitent, qu’ils écrasent, qu’ils abusent. La liste est inépuisable.

Ma grand-mère n’en fait certes pas partie, mais elle a une force de résistance et ce petit côté corsaire, pour ne pas dire pirate…

Un jour, alors que je glandais sur Internet, j’ai demandé à V-V:

— Que pourrais-je faire aujourd’hui?

Une liste étonnamment longue s’est affichée. Grosse surprise. Il y avait même des offres d’emploi. J’ai postulé à la première et, nouvelle énorme surprise, j’ai reçu une convocation à un entretien. Une petite porte favorable venait de s’ouvrir devant moi et j’ai eu l’intelligence de m’y faufiler.

Un déclic dans ma tête m’a soudain fait admettre que la voie du milieu ne permettait pas de sortir du lot et, en définitive, j’étais fatiguée de m’ennuyer.

Merci Mamie! Car je n’avais pas été dupe de cette embellie et j’ai retrouvé ses traces. J’ai su qu’elle avait, tout d’abord, cuisiné ma mère pour engranger suffisamment de connaissances sur l’I.A. Ensuite, elle s’est immiscée comme une petite main dans le système pour alimenter ChatGPT et d’autres bases de données. Elle a tout bonnement modifié mon profil. Elle a changé la donne. Elle ne pouvait pas modifier le passé, ni même le présent. Elle ne s’en reconnaissait pas le droit, ni même la possibilité. En revanche, elle a inséré des articles avec des indices, des coïncidences pour biaiser mon scénario. Des ancêtres, soudain prestigieux; un domicile bien placé; des analyses médicales parfaites (eh oui!); des compliments d’entraîneurs de patinage (là, elle a exagéré). Elle n’a pas osé m’ajouter un cursus scolaire flatteur et je l’en remercie sur ce point.

Et aujourd’hui, moi Séverine, je suis en partance pour Mars en tant qu’experte mondiale en technologies spatiales, de reconstitution géomatricielle avec pour mission: sauver la Terre…

Ma mère est satisfaite que je sois “experte” et ma grand-mère peut vous faire un topo si vous en avez besoin.

Aïe !

?
France
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