A.R.T. - Avouer ou non les ruses de (l’amour et du) talent
Presque. Elle était parfaitement heureuse ou presque. Depuis quelques mois elle avait vingt et un ans, du succès, et le désir, en train de se réaliser, d’être mieux aimée. Bientôt l’amour serait moins intermittent, moins alternant, moins tumultueux. Elle et Gérard trop souvent se sont disputés. Gérard Landolphe l’aime avec des interruptions, avec des crises. Les gens et les choses changent. La réussite les change. Elle sera, grâce à sa réussite, mieux aimée.
Elle donne à l’amour autant d’importance qu’à son activité préférée. Elle tenait à Michel Biais, un ami, les propos suivants (à peu près: Michel ne s’en souvient pas mot à mot):
— Je ne suis pas naïve au point de demander l’impossible. Personne n’est aimé du matin au soir tous les jours de l’année. Tant mieux. Un amour présent sans cesse nous écraserait ou nous paralyserait. Les absences de l’amour, légitimes et même indispensables, laissent de la place et du temps pour d’autres élans et d’autres activités. Cependant, les absences de l’amour de Gérard sont trop longues et trop fréquentes. Parfois même, il me méprise. Par moments, depuis quatre ans, il aime me mépriser autant qu’il aime m’aimer. Parfois même, il pousse des soupirs d’homme lassé.
Que me manquait-il, pour qu’enfin je reçoive un amour qui moins souvent s’évanouisse? Sûrement pas l’énergie. À moins qu’il ait cru mon énergie malchanceuse et incapable d’obtenir les résultats qu’elle méritait. Elle a cessé d’être stérile, mon énergie. S’il n’est pas une petite nature, ma nouvelle vie va lui plaire.
Son livre ayant été bien accueilli, elle allait toucher des droits d’auteur. Les sentiments, les mots, l’argent partagé, les dépenses partagées, dorénavant tout serait bien.
En effet, pendant deux ans, tout est allé très bien.
Il est rare qu’un recueil de poèmes soit tiré à des milliers d’exemplaires. Comment expliquer le succès de Faune Pastel, le livre de Sarséa Vénughel?
Tantôt ses strophes évoquent des lieux et des saveurs qui donnent envie de s’y trouver, qui donnent envie d’y goûter, tantôt elles expriment des désarrois qui ne deviennent pas des amertumes, des souffrances qui ne deviennent pas du défaitisme. Les vérités tristes et les bouffées de joie à fois butent les unes sur les autres et se soutiennent, comme si les souffrances devenaient généreuses, ne surgissant pas sans offrir le moyen de les endurer.
Très tôt, un de ses poèmes a été traduit en italien, mis en musique et chanté. On l’invitait à Rome, en Toscane, à Naples. Reçue en Italie aussi bien qu’au milieu de sa langue natale.
Tout va très bien jusqu’au jour où elle passe à la télévision.
À l’émission littéraire de Louis-Félicien Desson, Gérard lui conseillait de ne pas participer.
La vedette de la soirée serait Philippe Lorsine, l’essayiste admiré, l’autobiographe beaucoup lu, qui était invité en même temps qu’elle. Il venait de publier Amour secret, sixième volume de son journal intime.
Marchant vers le studio de télévision sans du tout regarder par terre, elle est passée devant un commerce qui lavait son trottoir à grandes eaux et à grand savon. Elle a glissé sur les dalles mouillées et savonneuses, est tombée, s’est tordu la cheville. Elle pouvait encore avancer. Dès que la captation de l’entretien a commencé, elle a oublié son corps, son pied, sa foulure.
Devant Lorsine et devant les téléspectateurs, très vite Desson a insinué que le succès de Faune Pastel n’était pas mérité:
— Quelle est la part, dans votre travail, de l’élan spontané, sincère, naturel? Il paraît que vous vous servez d’un ordinateur, d’un logiciel, et des suggestions d’un site d’intelligence artificielle.
— Il m’arrive de prendre des notes à la main, dans un petit carnet, dit Sarséa Vénughel, mais aussi, oui, je recours à des outils.
— Si beaucoup de ce que vous écrivez vous vient des autres, dans quelle mesure évitez-vous le plagiat?
— J’espère être longtemps du nombre des plagiaires à succès, dit-elle.
Elle mentionne trois auteurs notoirement plagiaires, dont le public pourtant ne se détourne pas.
— Quelques tricheurs ont des admirateurs, dit-elle.
— Ce n’est pas très propre, dit Desson.
— De quoi parlez-vous? De qui?
— De ceux qui présentent comme de la littérature ce qui n’est que soumission à des procédés douteux. Ceux qui se laissent manipuler par des sondages, des statistiques, une étude de marché… qui leur disent comment augmenter leurs chances de plaire, qui leur disent comment piller les œuvres de leurs prédécesseurs.
— L’intelligence artificielle ne m’a pas transformée, dit-elle. Un jour, bien avant de la connaître, je me suis dépouillée des routines qui m’encombraient.
— Racontez-nous l’expérience qui vous a éveillée, dit Desson. Vos lecteurs ont le droit de savoir ce qui vous guide.
— C’était pendant le récital d’une femme chantant l’amour. L’amour qu’elle recevait. Elle chantait la liste de ce que son amoureux chérissait en elle ou même vénérait. Grosso modo voici quelles étaient quelques-unes des paroles de l’amoureux:
Tes yeux sont des bijoux
Tes lèvres ont la rondeur
et la saveur des raisins
Je caresse l’albâtre
de tes épaules et de ta nuque
Tes jambes d’ivoire
sont belles comme des colonnes
Ta queue de cheval brille
comme le jour la noirceur des corneilles
comme la nuit la touffe blanche des chouettes.
Un jeune spectateur, soudain debout, a déclaré, toute la salle l’entendait: “Avec vos prothèses d’ivoire et d’albâtre, avec des boursouflures ressemblant à des fruits avariés, avec des cailloux à la place des yeux, vous êtes choyée quand même. Vous en avez de la chance.”
Aussitôt j’ai compris ce qu’il fallait faire. Éliminer.
J’ai lu d’un autre œil et d’une autre oreille plusieurs poètes de ma bibliothèque, principalement ceux dont les visions et les affirmations sont audacieuses:
La rêverie du ciel glacé calme la colère des muscles du fleuve
Sur les champs de l’étang nu, avec son eau de soleil vert, marchent les gendres des Princes
La gloire et la poudre descendent sur les parvis du peuple
Vers les pays refroidis descend un glaive qui remuera leurs braises.
Les lèvres graciées transmettront le récit des astres, trop longtemps solitaires et muets.
Le cri de l’aube, promesse de soleil, est le couteau de la justice.
J’accueillais ces énoncés, et en même temps je décidais d’être différente. Un enchanté n’a pas à être suiveur. Quel que soit le charme éventuel de mots ainsi disposés, jamais je ne ferais comme eux.
Je veillerais à ne tromper personne.
Les matières et les choses ne sont par mes poèmes ni accusées, ni ennoblies. Pas besoin de leur donner une âme, une sensibilité, un but, des torts, un blason. L’astre restera muet.
Autonomes, le fleuve aura sa strophe, et la colère la sienne. Ne les marions pas. À quoi bon des mariages fictifs ou mauvais?
— Quelle erreur! Quelle prétention! Quelle violence! dit Desson. Éliminer les métaphores! Cette folie décapiterait la civilisation! Depuis Homère et Salomon, dans tous les pays, les métaphores sont le sel de la littérature, des discours, de la politique. Ce saccage provoquerait l’apocalypse! Je suppose que l’intelligence artificielle s’en fiche! Elle ne cherchera pas à nous sauver!
Philippe Lorsine est intervenu:
— Vous la surestimez. L’intelligence artificielle n’est pas un génie, pas non plus un monstre. Toute seule elle ne créera rien. Toute seule elle ne détruira rien.
Ensuite il a parlé de Venise, de l’île de Ré, de New York, ses lieux préférés, et du livre qu’il venait de publier, et de notre époque.
— Pas pire qu’une autre, notre époque est cependant morose, dit-il. Tant de gens parlent de leur vie comme d’une chose qu’ils n’aiment pas. Une des qualités de l’intelligence artificielle est qu’elle ne se plaint pas.
De Faune Pastel il a dit du bien:
— L’écoulement que nous ne pouvons saisir, l’écoulement de nos pensées, de nos désirs, pourtant produit parfois du tangible, pourtant produit parfois une œuvre. Il ne le fait pas par magie ni dans la confusion. Dans la poésie de Sarséa Venughel, l’impalpable et le concret ne laissent pas croire que leur rencontre au sein d’un poème résout des contradictions et des conflits. La poésie n’est pas magie. Sarséa Vénughel n’est pas une charlatane. Son impalpable… son traitement de l’impalpable est lucide, attentif, patient, travailleur, et de temps en temps réussit à lui donner la saveur du concret.
Après avoir, devant cet éloge, bougonné un instant, Desson a demandé à Sarséa Vénughel de réciter l’un de ses poèmes.
Elle a refusé:
— Je n’apprends pas par cœur ce qui sort de moi.
À la fin de l’émission, il a demandé à Lorsine, sans s’assurer que cet aparté ne soit pas entendu d’elle:
— Pourquoi la défendez-vous? Vous dites du bien d’un talent que vous savez très inférieur au vôtre.
— Mon attitude ne fait aucun perdant. Il sera difficile de se conduire mieux. Un auteur est gratifié d’un compliment, et quand on compare un de mes livres à celui dont j’ai dit du bien, aussitôt la supériorité du mien est évidente. Tout le monde est content.
Quelques jours plus tôt, Sarséa avait entendu déjà des paroles à la destination incertaine. Qui voulait ou ne voulait pas qu’elle entende quoi?
Gérard faisait à Michel des confidences que dans la pièce d’à côté elle entendait:
— Sarséa me quitterait, j’en souffrirais. En même temps, quand je pense à notre éventuelle séparation, parfois je la souhaite. Je me vois vivant ailleurs et sans elle.
— Tu te vois où?
— J’écoute l’idéal.
— Quel idéal? Qui te dit quoi?
— Un idéal s’empare de moi et pense à ma place. Idéal méprisant ou même féroce. Il me dit: “Elle est bien, mais il y mieux.” Je me vois à Los Angeles avec une femme de Los Angeles ou de Virginie. Je me vois à Londres avec une femme de Londres ou des Cornouailles. Je me vois à Rome en compagnie d’une Romaine ou d’une Calabraise. J’imagine un monde, j’imagine une vie, j’imagine une femme… qui seraient… “mieux”…
— As-tu pris un billet pour un autre continent? Ou pour au moins un autre pays? Non. Tu restes ici. La constance t’attire autant que l’escapade. La constance avec Sarséa.
— Aurai-je le choix? Ou l’aura Sarséa? Ou le hasard… Sarséa pourrait me quitter. Je n’ai pas l’illusion d’être le seul maître de ma vie. Une femme a son pouvoir. Le hasard a son pouvoir.Comment me conduirai-je devant elle et devant lui? Suis-je, à vingt-huit ans, puéril, excessif, anormal? Ou le désir et l’espoir ont-ils à tout âge des bouffées les faisant sortir du raisonnable?
Deux consœurs et un confrère de Louis-Félicien Desson, qui ont la réputation de ne pas l’apprécier du tout, cependant se sont comportés comme lui. Presque en chœur, eux aussi s’en sont pris à Faune Pastel.
Un quotidien a publié un article comportant les mots: Sarséa Vénughel écrit des poèmes incolores, aux images faibles et peu nombreuses.
Dans un hebdomadaire, on pouvait lire:
Madame Vénughel a l’ambition de rendre la langue plus agile et plus légère. En réalité, sournoisement, ses poèmes sont assez belliqueux pour s’en prendre aux manières d’écrire d’autres poètes, qui ont pourtant le mérite, eux, d’être profonds et de ne pas oublier l’essentiel.
Moins agressif était l’article d’un blogueur, dont le site est très suivi. Après avoir déclaré Faune Pastel décevant, il cite, sans porter aucun jugement sur lui, un extrait d’un long poème:
Plus aucun auteur n’en parle,
la couleur chlore a disparu.
Des couleurs meurent
ou plus jamais ne sont nommées,
ou n’ont jamais été tout à fait vues.
Au mont Sinaï, Dieu
était-il rose? Était-il bleu?
Ou de toutes les couleurs…
Ou strictement tout feu,
tout tonnerre, tout mystère,
avec quand même un peu d’hébreu,
pour plus ou moins s’expliquer un peu.
Sur un pont près de chez moi,
même la nuit passaient autrefois
des trains aux wagons jaunes.
Le train de Pâques transportait des pèlerins,
à destination d’une ville sainte espagnole.
Ce soir tôt les volets déjà sont fermés,
le parc aussi, et le musée.
Les réverbères sont allumés
le long du fleuve et du canal.
Debout sous cette lueur jaune,
un vendeur à la sauvette
vante la saveur et les vitamines
de luisantes tomates jaunes.
Il est aussi, dit-il, messager.
La nouvelle qu’il diffuse
affirme que Dieu aimait Babel
et parler toutes les langues.
Tous les vocabulaires l’enchantent,
et les dictions les plus diverses,
Il parle l’Ahura.
Il parle l’Osiris.
Il parle le Moïse.
Il parle le Jésus.
Il parle la Mecque et le Médine.
Il parle le Luther et le mormon.
Il parlera à Tegucigalpa.
à Bali, à Jéricho, à Sfax.
Il a pris des gâteaux et du thé
chez des poètes de la rue Defacqz.
Il n’est pas au bout de ses rendez-vous,
dit le vendeur missionnaire,
qui de temps en temps
fait sonner sa clochette.
L’hiver il vendra des marrons chauds.
Soudain son plus beau souvenir lui passe par l’esprit:
la Louisiane.
Elle est pour lui le paradis.
Il rêve de vivre à Audubon-Chénier,
sa terrasse descendra vers le Mississippi.
Sa peau ne les attirant pas,
les insectes ne seront pas une plaie.
Il dit que la chaleur non plus,
ni l’humidité.
À lui là-bas rien ne déplaira,
pas même les marécages,
ni les crocodiles.
À Gérard, le casanier qui voit peu d’amis, arrivera-t-il tout de même d’écouter l’un d’eux? Michel en tout cas lui dit:
— Excuse-moi si je suis intrusif, mais ton fantasme est trop envahissant. Essaie d’éviter deux attitudes négatives. Ne laisse pas ton fantasme, au sujet d’un ailleurs avec une vie meilleure, d’un ailleurs en autre compagnie, dire du mal de ta vie actuelle et la dévaluer. Il finirait par la gâcher. Ne tombe pas non plus dans la mollesse et la résignation. N’éteins pas ton imagination. Elle est un jeu de plus, elle est un plaisir de plus.
— Connais-tu, pour ne pas tomber dans une sagesse fade, la solution?
— Je te crois capable d’avoir des moments de fantaisie joyeuse et de jouer.
— De jouer à quoi?
— De préférence un jeu sans gage, sans argent, sans demande. Une activité sans gain ni dégât. Si j’ai l’air de te faire la morale, dis-le, j’arrêterai. Faire la morale n’est pas, surtout à un ami, le rôle que je préfère.
Sarséa résiste. Elle persévère. Elle a rarement passé une journée sans y travailler, et au bout de quatorze mois achève un second recueil, qu’elle propose aux éditions Quilar.
Gérard, qui voyage peu, pourtant cette fois-ci l’accompagne. Invités à Pitigliano, ils passent quinze jours dans ce village à la beauté austère et perchée. Depuis la falaise, le panorama de la vallée toscane subjugue. Il remarque aussi des détails de l’architecture, de l’artisanat, de la gastronomie. Le restaurant à côté de leur palazzo sert un dessert au miel, à l’orange, aux noix. Dans leur chambre une vitrine pas fermée à clé donne accès à des livres de Svevo, Gadda, Sandro Penna.
Aux éditions Quilar personne ne défend Sarséa Vénughel. Ce refus de Quilar est suivi par d’autres et par des silences. Une abondance de refus et de silences.
Il est peu probable qu’ils se quittent. Quand il pense à ses amis Gérard et Sarséa, Michel ne voit dans un proche avenir ni rupture entre eux ni amélioration.
Être mieux aimée par Gérard est remis à plus tard.