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Beyrouth, 1960

Au début, mes ancêtres n’étaient pas les Gaulois. Ils étaient les grands-parents des grands-parents de mes grands-parents. C’était là du moins l’explication de papa quand je lui avais posé la question. Une filiation en ligne directe. Très clair.

— Et avant? avais-je demandé.

— Avant, ça fait loin. On manque de témoignages.

Mais mon oncle Joseph remit un jour les choses en perspective.

— Ton père est un ignare, m’indiqua-t-il. Il confond nos ancêtres à tous avec les siens. Son arrière-grand-père n’est pas peut-être pas l’ancêtre de nos voisins Jamil, pourtant nous avons une histoire commune, des ancêtres communs.

— Qui?

Joseph est le lettré de la famille. Il porte des lunettes pour lire le journal à la terrasse de chez Tony, en face de l’immeuble où nous habitons tous. A la maison il parle français mais jure en arabe. Il vit chez nous en attendant de trouver une femme à son niveau. Ses critères sont la beauté, l’intelligence et l’amour de la littérature française. Il cite souvent Molière, Racine et Corneille, trois types morts il y a longtemps. Aucun de mes copains n’en a jamais entendu parler.

— Nos ancêtres sont Perses, Romains, Arabes, Turcs et Français. Ils sont innombrables et ont fait de nous ce que nous sommes. Surtout les Français, qui nous ont sortis de l’illettrisme et de l’obscurantisme.

— Mais comment?

— Les Lumières! Tu n’as jamais entendu parler du siècle des Lumières? Mais que vous enseigne-t-on à l’école?

Tonton Joseph discute souvent avec papa de culture. Enfin Joseph parle et papa fait semblant d’écouter. Il préfère regarder la télé et les émissions de variétés pendant que maman fait la vaisselle. Je pensais que la culture c’était pour les paysans qui produisaient le blé pour faire de la farine pour faire le pain dans lequel maman glissait du fromage, des tomates et des olives. Mais pour Joseph, la culture, c’était autre chose.

— J’apprends le calcul. Je suis très fort en tables de multiplication.

— Le calcul, c’est bon pour les commerçants! s’exclama Joseph. On en a marre d’être catalogués commerçants, redoutables Phéniciens, maitres du commerce en Méditerranée pendant des siècles! Le Liban c’est autre chose! Tu dois lire les grands auteurs, comprendre le sens du mot culture, t’élever intellectuellement. Tu saisis?

Je hochai la tête, imitant en cela mon père lorsque Joseph lisait des poèmes d’Arthur Rimbaud qui n’en finissaient pas. Je me rappelle d’un titre, Les Illuminations, qui avaient surement un rapport avec ce siècle des lumières. On n’y comprenait rien sauf maman qui trouvait ça très beau.

— Évidemment, tu défends toujours ton frère, se plaignait papa. Il m’endort avec ses textes à la noix.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ! Joseph a étudié à l’université, il connait des écrivains, des artistes. Tu connais qui, toi, à, part tes amis du football?

Papa grommelait et rallumait la télévision. Maman haussait les épaules et sortait fumer une cigarette sur le balcon.

Après diner, après nous avoir lu des poèmes de Victor Hugo ou des monologues de Corneille, Tonton Joseph sortait boire un verre avec des intellectuels. Comme à Paris, disait-il, on se réunit dans un bistrot et on discute philosophie et littérature. Il nous arrive même d’improviser une scène d’un grand classique. Hier, c’était Cyrano. “C’est un roc! c’est un pic! c’est un cap! que dis-je un cap, c’est une péninsule!” Tu devrais nous accompagner, disait-il à papa. On en sort différent, plus intelligent, plus cultivé.

— C’est pas avec ça qu’il va nous payer un loyer, ronchonnait papa après son départ.

— C’est quoi un bistrot? demandai-je.

— Un café comme un autre, mais à Paris.


*


“Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?” L’oncle Joseph était un amoureux de la France. Il considérait que le Liban avait eu de la chance d’être sous protectorat français pendant une vingtaine d’années. Il avait appris à lire et à écrire une langue universelle, la langue des lumières, celle qu’utilisaient les plus grands auteurs, Voltaire, Pascal et Stendhal. Ses parents l’avaient inscrit chez les jésuites qui lui enseignèrent l’histoire. L’histoire de cette nation qui avait partagé ses lumières avec le monde entier. Du Québec à la Côte-d’Ivoire, du Cambodge à l’Inde, du Congo au Liban.

— Les ancêtres du monde entier sont français, jubilait Joseph.

— Tu exagères, tempérait maman.

— À peine, ironisait papa. Pourquoi n’irais-tu pas t’installer à Paris? Je t’offrirais de nouvelles lunettes de soleil pour te protéger de tant de lumière!

Maman sourit. Joseph hésita un instant puis éclata de rire.

— “Il n’y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre”, déclara-t-il.

— Zola, tenta papa.

— Ignare, conclut Joseph.


*


Joseph m’expliqua que l’histoire et la culture étaient liées; voilà pourquoi il était important de connaitre les rois de France même s’ils n’avaient jamais mis les pieds à Beyrouth. Et d’apprendre la Révolution française puisque c’est elle qui avait permis de développer cette philosophie des Lumières.

— On ne vient pas de nulle part, dit-il, c’est la France qui a appris aux peuples à se soulever et à prendre le pouvoir. Autrement nous serions toujours à l’époque féodale. D’une certaine façon, le Liban vit encore à l’époque des féodalités, ajouta-t-il dans un soupir. Il nous faudrait un grand homme, un visionnaire pour sortir le pays de cette impasse.

— Comme qui?

— De Gaulle, répondit-il. Le général qui a sauvé la France de l’occupation barbare. Un ami précieux du Liban. Sais-tu qu’au plus fort de la deuxième guerre mondiale, en aout 1942, il est venu chez nous, accueilli comme un héros, une tournée triomphale dans tout le pays? Il y a séjourné presque un mois. Qui s’en souvient?

— Avec lui, ajouta Joseph, les problèmes de ce pays seraient vite résolus!


*


— Ce n’est pas compliqué, plaidait tonton un soir que nous discutions en famille autour d’un kebbé au four. Je ne dis pas qu’on n’est pas arabes, je dis que notre culture est française. Et je le démontre.

Il se tourna vers moi.

— Tu te souviens quand tu étais petit? Je veux dire plus petit, quand ta mère te mettait au lit et qu’elle te chantait des chansons ou te lisait des histoires?

— Oui.

— Que chantait-elle?

— “Frère Jacques, frère Jacques, dormez-vous?”

— Quoi d’autre?

— “Meunier tu dors, ton moulin va trop vite, meunier tu dors ton moulin va trop fort.’

Mais encore!

— “Au clair de la lune, mon ami Pierrot”. “Maman les petits bateaux”. “La mère Michel”… Il y en a plein.

— Où veux-tu en venir? demanda maman.

— Ce ne sont que des chansons françaises, triompha tonton. Et je suis sûr que le livre que tu lui as lu le plus souvent était…

Le petit Prince.

— “On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux”…

— Et alors? intervint papa. Ta sœur et toi avez étudié chez les jésuites. Ils vous ont formés comme si vous étiez français. Vous connaissez l’histoire de France, les rois de France, la révolution de France. On dirait que vos grands-pères ont pris la Bastille et que vos grands-mères ont écrit La Comédie Humaine. Vous êtes incollables sur les comptoirs français en Inde, sur les victoires de Napoléon, sur les dates des batailles de Marignan ou d’Austerlitz.

— Marignan, 1515, s’exclamèrent maman et Joseph en riant.

— C’est ça, poursuivit papa, faites les malins. Vos grands-parents ne parlaient pas un mot de français et se foutaient complètement de Montaigne et La Boétie. Pourquoi mon fils apprend-il “Le Corbeau et le Renard”?

— Mais La Fontaine est universel! répliqua mon oncle. “Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute/Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute”. C’est vrai pour tous, partout dans le monde!

— La faim et la soif sont universelles. La guerre est universelle. La douleur est universelle. Maitre corbeau est perché sur un arbre qui n’est pas un cèdre et bouffe un camembert de Normandie! Et toi, tu rêves de croissants et de café crème mais tu fourres chaque matin ta pita de labné et tu bois un café turc à tous les coins de rue.

Tonton demeura pensif.

— Pourquoi nous parles-tu en français? ironisa-t-il.

Et cela me fit sourire.


*


Quelques mois plus tard, tonton Joseph nous quitta. Grâce aux relations de papa, il avait trouvé un travail dans une banque internationale. Le poste à pourvoir était à l’étranger mais le voyage était entièrement payé par la firme. Maman l’aida à préparer ses bagages, essentiellement des livres qu’il emportait partout avec lui, et lui glissa quelques Kaaks dans son sac à dos. Nous l’accompagnâmes à l’aéroport. Dans la voiture, papa était d’excellente humeur mais maman pleurait. Joseph regardait par la fenêtre ce ciel qu’il ne reverrait peut-être jamais. Avant de partir, il m’avait offert une BD: Astérix le Gaulois. Un grand résistant, m’avait-il expliqué en riant.

Nous étions en avance. Les bagages enregistrés, nous nous installâmes au café de l’aéroport pour prendre un verre. J’étais chargé de vérifier l’horaire du vol sur le tableau des départs ainsi que le numéro de la porte d’embarquement. À l’appel du vol Pan Am 869 pour New-York, Joseph se leva et nous prit dans ses bras à tour de rôle.

— À toi, l’Amérique! lui glissa papa, le sourire en coin. La terre de tous les possibles…

Beyrouth, 1960

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