Comment peut-on être Gaulois?
J’ai raconté, dans La Transmission (roman, Gallimard, 2002), comment mon père, lors de conversations serrées avec ma mère, recourait aux proverbes français qu’il assénait avec autorité, espérant ainsi clore à son profit un échange qui menaçait de tourner à son désavantage. Si cette tactique lui conférait un avantage incontestable, car ma mère n’avait pas été à l’école occidentale alors que son mari en avait hérité des charmes, le stratagème ne fut pas toujours victorieux. Mère avait l’art de la réplique et pouvait compter sur sa puissante éducation traditionnelle. Elle possédait aussi un vif esprit et une connaissance des sagesses patrimoniales africaines qui lui permettaient, puisant dans les expressions de sa langue et de la philosophie béti, de répliquer et, parfois, d’avoir le dernier mot. Père rendait les armes en soupirant:
— Tu as raison, on fera selon tes vues.
— Nala! concluait Mère, en béti, ce qui signifiait “c’est entendu.”
Le rappel des joutes oratoires entre mes parents et, singulièrement, l’usage de la langue française, introduite comme un élément décisif, m’ont marqué. Parmi mes souvenirs d’enfance, il est resté à ma mémoire comme le moment où un enjeu, plus que linguistique, mais civilisationnel, s’invitait à la vie familiale. Derrière celui-ci, se déployait une appartenance revendiquée à un modèle culturel précis et la compétition qui prenait ainsi place opposait le modèle gaulois au modèle béti. Il y avait une langue française anoblie par les processus d’écriture, revêtue des moyens de la puissance de commander et d’assimiler les colonisés considérés comme dépourvus de tout héritage respectable et à transmettre, et en face le béti, pris comme un simple patois. Ce dernier, vu comme un véhicule uniquement oral et privé des atouts du raffinement et du rayonnement, ne pouvait pas être en compétition avec le français, langue de la Gaule antique, porteuse de sa faculté à dominer et à resplendir sa culture.
Mère, à force de l’entendre dans la grande métropole qu’était Douala, avait fini par la comprendre et par la baragouiner. Elle pouvait ainsi assister aux conseils d’école, relayer auprès de nos aînés les consignes qu’elle mémorisait, savait aussi, dans un milieu où, en apparence, elle semblait n’avoir aucune force pour s’y mouvoir à son aise, se faire comprendre et respecter.
Aussi, ses ripostes et répliques aux proverbes utilisés par son mari comme des arguments définitifs, puisaient expressément dans le réservoir des sagesses des anciens. “Be tara…”, commençait-elle alors ses phrases, s’adossant “aux anciens” et à leur héritage et enseignements. Ce qui marquait ces diatribes ne mobilisait pas le traditionnel et inépuisable affrontement si courant dans nos aires géographiques. Il ne se situait pas autour de la question du genre, autrement dit qui oppose le masculin et le féminin. Une chose était aussi constamment écartée: la prééminence du patriarcat. Un long passé de contestation de celui-ci par les femmes béti et leurs cercles privilégiés de formation, les mevungu, avait définitivement rangé la morgue patriarcale au rayon des cocasseries. Il subsistait néanmoins, par la brutalité mâle que l’avantage physique met parfois piteusement en action. Dans ces cercles d’apprentissage à la dure réalité féminine, à l’art de la persuasion et non de la dissuasion musculaire et à la ruse, les femmes mariées ou en voie de l’être constituèrent des catégories autour de matriarches qui leur apprenaient le métier de directrice de foyer, de coépouse, de conciliatrice, de cultivatrice, de pleureuse pendant les deuils ou d’accoucheuse, pour ne citer que ces métiers.
Mère n’avait pas été à l’école gauloise, mais à celle des matriarches; les “Nnana” de son village. Ces “Nnana” étaient peu citées en public, mais elles ne désertaient jamais la mémoire des femmes et leurs noms n’étaient librement convoqués qu’auprès de mes sœurs, et lors des tontines. Dans les villes surpeuplées, l’épargne servait aussi de prétexte, au cours de ces réunions féminines, et de résurgence de pratiques anciennes sous le label des cercles de parole. La transmission de connaissances, la possibilité de régler les problèmes de fécondité, la solidarité féminine et la culture des sagesses ancestrales que le monde urbain tendait à broyer constituaient les centres d’intérêts de ces palabres.
La langue française, tout en apportant à nos latitudes un supplément d’horizon, pouvait aussi susciter, à travers la vaste entreprise de déforestation de nos langues et dialectes qu’elle représentait, une légitime interrogation: comment peut-on être Gaulois en Afrique? C’est mon père lui-même qui, de manière humoristique, illustra le mieux la difficulté d’être quelqu’un d’autre qu’Africain. Quand il avait essuyé un échec, c’est-à-dire lorsque son proverbe français avait été pulvérisé par un mot d’esprit ou par une expression imparable tirée de la sagesse africaine, mon père allait se consoler autour d’un verre de vin rouge. Nous l’entendions alors s’écrier, après une revigorante rasade: “C’est en buvant le vin rouge que je reconnais que nos ancêtres étaient vraiment les Gaulois!”
Loin de toute forme d’autodérision — que son humour savait aussi dispenser — Jean D’Ormesson a eu ce trait d’esprit à l’usage de tout homme d’Asie, d’Occident ou d’Océanie: “Nous sommes tous des Africains modifiés par le temps.” Autrement dit, une humanité commune nous appelle à partir de nos diverses civilisations et cultures à partager.