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Dans le musée de l’homme triste

dans le musée de l’homme triste

les poussières de l’empire colonial

te font éternuer


tu traverses les salles d’un pas rapide

ton regard est attiré

par une photographie sépia


exposée dans un cadre

de cuir rouge ridé

comme une peau de vieillard


danse rituelle de Haute-Volta 1931

est écrit sur le cartel jaune

encre presque effacée


des villageois

vêtus de simples pagnes

dansent sous un grand arbre


devant des colons

au casque blanc

ventrus et rigolards


des femmes aux seins nus

et aux bras fins

cheveux tressés


ont l’air si abattu

que leurs yeux de fer

semblent morts de rouille


un photographe à la mode

venu de métropole

fait un reportage


sur les sauvages

sur les coutumes exotiques

sur les bienfaits de la civilisation


pour un magazine chic

papier glacé couverture en couleurs

réclame pour Banania


et supplément sur l’Exposition coloniale

qui promet au visiteur le tour du monde en un jour

dans le bois de Vincennes


page après page

l’auteur se plaint de la soif

des moustiques de la chaleur


et du sorcier qui refuse

de poser devant son objectif

par crainte de l’appareil photographique


il raconte que pour se venger

il lui vole un fétiche en bois

avant de quitter le village


et le cède quelques semaines plus tard

à un marchand parisien

qui vend de l’art nègre à des collectionneurs


tu apprends que les habitants de la Haute-Volta

étaient nommés les Voltaïques

toi qui croyais qu’A.-O.F. était une marque de ventilateur


tu regardes par la fenêtre

il pleut

il pleut des lianes t’amuses-tu


un homme ivre

titube sur le boulevard

en gueulant


les étrangers sont des salauds

des bêtes enragées

des sauvages des terroristes


ils volent les gens ils vont les bouffer

ils violent nos femmes ces fils de pute

s’en débarrasser il faut et vite


un couple de bourgeois

la soixantaine vêtements à la mode

s’arrête sur le trottoir et applaudit


un cycliste leur crie connards

et brandit le poing en faisant une embardée

un autobus klaxonne


tu entends tousser

tu te retournes vers le gardien martiniquais de la salle

il te sourit gêné en disant excusez-moi


tu t’aperçois fortuitement de la présence

sur la cheminée en stuc

d’une statuette en bois sombre


elle te regarde fixement

ses yeux de pierre fine brillent

à cause d’un projecteur mal placé


elle est née dans le ventre du peuple Lobi

qui a connu les noces rebelles

et le corps-à-corps de la guerre


là où les femmes tamisent l’eau des mares

pour trouver de l’or

là où la terre et le ciel dansent ensemble


le regard de l’idole te trouble un peu

mais tu te dis que le folklore

c’est vraiment dépassé


aujourd’hui on sait tout sur tout

et tout sur tous

il n’y a plus besoin d’explorateurs


personne ne revient plus du Tchad avec Gide

personne ne regarde plus le fantôme

montré du doigt par Leiris


toi quand tu étais petit

tu lisais Tintin au Congo

en mangeant du chocolat


tu imitais le petit nègre

parlé par les Ba Baoro’m

tu admirais le héros blanc qui massacre les antilopes


en sortant du musée

tu croises un grand type noir

très maigre les yeux rouges


il veut te vendre avec insistance

une tour Eiffel pas chère

dans une boule de neige en plastique


considérable te dis-tu

est la capacité de l’homme

à vivre comme une taupe au bout de la nuit


tu marches l’esprit léger

tu penses à ton prochain voyage au Sénégal

dans un club de vacances


les clients y sont heureux

souligne en gras le dépliant

que tu caresses délicatement de la main


camp protégé par une clôture

plage surveillée 24 heures sur 24

démoustication quotidienne


chambres climatisées

trois restaurants avec service à volonté

deux pistes de danse


cours de yoga

cinéma en plein air

visite d’un village traditionnel reconstitué


il y a une boutique à l’entrée

tu rapporteras des souvenirs

pour tes collègues de travail

Dans le musée de l’homme triste

?
France
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