Conversation avec Modiano:
— Comment allez-vous?
— Je, oui, je…
— Vous travaillez?
— Oui, je, je…
— Ce livre, ça marche?
— Je, je, oui…

Matthieu Galey, Journal intégral, coll. Bouquins, p. 360

Le rideau était tombé lentement sur les derniers spectateurs, ils repartaient désormais dans leurs petites affaires propres et familiales ; l’espace de la narration se rétrécissait.

Un nouvel engouement retenait désormais en haleine, le soliloque insolite avec la machine.

Depuis quelques semaines savoir formuler LA bonne question devenait un sport de l’esprit aussi utile que susceptible de tourner à la fixette.

Miranda qui n’ouvrait plus un livre depuis la fin de ses études de traduction, s’était passionnée pour les enquêtes sans but précis, les questions absurdes et les curiosités lunaires qui vous prennent avant minuit, quand il n’y a plus rien à tirer de la journée et que le lendemain ne s’annonce pas spécialement palpitant.

Avant-hier, avec sa collègue Charlotte, le débat avait été cocasse:

— Le capitalisme auto narratif, faut pas avoir fait Sciences-Po — c’est Nabila — je raconte comment je suis riche et comment je suis devenue riche, je fais rêver des millions de followers, ce qui fait que je deviens encore plus riche. Ma richesse est directement liée au nombre de followers.

— Auto narratif cela signifie le récit de soi-même. Grosso modo c’est autobiographique. Autofiction construite genre Léna Situations. Cela demande pas mal de talent.

— Ce doit être harassant.

— S’agit de tenir la route.

— De fait, plus tu as de followers, plus les grands groupes te sollicitent.

— C’est le principe de la boule de neige.

— À observer, c’est génial.

— Quand cela s’arrête-t-il?

— On ne sait.

— Dramatiquement comme Amy Winehouse?

— De ras le bol ou de fatigue chronique? Madonna? Céline Dion?

— Des questions existentielles, je suis noir mais je suis blanc? Stromae?

— Moi, je kiffe grave cette époque, tout est à apprendre.

— Tu es DRH, tu deviens coach en plantes vertes…

— Tu es une beurette de Saint Denis, tu vis à Dubaï avec tes trois hommes.

— Et certains s’ennuient!

La conversation trottait dans la tête de Miranda.

Il restait ce nouveau jeu, donner sa langue au chat, lui parler du bout des doigts, le chatouiller du clavier.

Le chat mémoire répondait à la vitesse de l’éclair.

Ainsi Miranda s’était-elle lancée à la foire aux questions avec l’enthousiasme des débutants.

Elle saisit une requête:

— Qu’est-ce que le capitalisme autonarratif?

— Le capitalisme autonarratif est un terme utilisé pour décrire la tendance des entreprises à se présenter sous un jour positif et optimiste dans leurs communications. Cela peut se faire à travers des publicités, des campagnes marketing ou des publications sur les réseaux sociaux. Le capitalisme autonarratif est souvent utilisé pour promouvoir une image de l’entreprise comme étant innovante, responsable et soucieuse de ses clients. Il existe un certain nombre de raisons pour lesquelles les entreprises se livrent au capitalisme autonarratif. Tout d’abord, cela peut aider à attirer de nouveaux clients et à fidéliser les clients existants. Deuxièmement, cela peut aider à améliorer la réputation de l’entreprise et à la positionner comme un leader dans son secteur. Troisièmement, cela peut aider à attirer des investisseurs et à lever des fonds. Le capitalisme autonarratif peut être efficace pour atteindre ces objectifs. Cependant, il est important de noter que le capitalisme autonarratif peut ne pas toujours être exact. Les entreprises peuvent choisir de présenter une image idéalisée d’elles-mêmes qui ne reflète pas toujours la réalité.

Entre la conversation imagée et people avec Charlotte et la réponse automatique de ChatGPT, il y avait un monde…

Miranda saisit une autre requête; depuis quelques jours, on reparlait des élections américaines à venir et personne autour d’elle ne semblait du même avis.

— Matricule P01135809 sera-t-il à nouveau président des États-Unis?

— Je ne peux pas répondre à cette question avec certitude. Le matricule P01135809 est Donald Trump, qui a été président des États-Unis de 2017 à 2021. Il a été battu par Joe Biden à l’élection présidentielle de 2020.

Dans la foulée, pourquoi pas poursuivre l’enquête?

— Matricule P01135809 est-il susceptible de gagner ses divers procès?

— Je suis un grand modèle de langage, également connu sous le nom d’IA conversationnelle ou chatbot formé pour être informatif et complet. Je suis formé sur une quantité massive de données textuelles et je suis capable de communiquer et de générer un texte de type humain en réponse à un large éventail d’invites et de questions. Par exemple, je peux fournir des résumés de sujets factuels ou créer des histoires. Cependant, je ne suis pas en mesure de fournir des conseils juridiques. Si vous avez des questions sur les procès de Donald Trump, je vous recommande de contacter un avocat.

On sentait les limites imposées par la machine…

— Matricule P01135809 est-il climatosceptique?

— La réponse courte est oui. Donald Trump est un climatosceptique convaincu. Il a déclaré à plusieurs reprises que le réchauffement climatique est un “canular” ou un “hoax”. Il a également retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, un accord international visant à lutter contre le changement climatique. Voici quelques exemples de déclarations climatosceptiques de Donald Trump: “Le réchauffement climatique est un canular. C’est une invention des Chinois pour rendre notre industrie non compétitive.”; “Le réchauffement climatique est une théorie du complot.”; “Je ne crois pas au réchauffement climatique. Je pense que c’est une invention.” Les déclarations de Donald Trump sont en contradiction avec l’avis de la communauté scientifique. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’organisation scientifique la plus prestigieuse au monde, a conclu à l’unanimité que le réchauffement climatique est réel et qu’il est causé par les activités humaines. Les positions climatosceptiques de Donald Trump ont été critiquées par les scientifiques, les politiciens et le public. Elles ont été considérées comme une menace pour l’environnement et pour l’avenir de la planète.

Miranda se sentait un peu dépassée par ces réponses générées en 4 secondes, parfaites et documentées. Elle sentait bien qu’il lui faudrait améliorer ses “prompts” pour “accoucher” la machine des idées par le dialogue, une heuristique ou un algorithme!

Charlotte s’endormait difficilement ces derniers temps, son orientation professionnelle tâtonnante, son trouble intermittent faisait de nos j/e, de nos jeux de guerillères[1], un curieux mélange avec les questions nocturnes et solitaires au ChatGPT.

On se parlait par WhatsApp, matière sèche et froide agrémentée d’émoticônes.

Miranda répétait pour s’endormir les derniers vers de “La ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes” de Bernard Mandeville, apprise quelques années plus tôt lors de ses études. La versification s’évanouissait comme une réminiscence éthérée au fil de sa respiration consciente:

Morale

Cessez donc de vous plaindre: seuls les fous veulent
Rendre honnête une grande ruche.
Jouir des commodités du monde,
Être illustres à la guerre, mais vivre dans le confort
Sans de grands vices, c’est une vaine
Utopie, installée dans la cervelle.
Il faut qu’existent la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil,
Si nous voulons en retirer le fruit.
La faim est une affreuse incommodité, assurément,
Mais y a-t-il sans elle digestion ou bonne santé?
Est-ce que le vin ne nous est pas donné
Par la vilaine vigne, sèche et tordue?
Quand on la laissait pousser sans s’occuper d’elle,
Elle étouffait les autres plantes et s’emportait en bois;
Mais elle nous a prodigué son noble fruit,
Dès que ses sarments ont été attachés et taillés.
Ainsi on constate que le vice est bénéfique,
Quand il est émondé et restreint par la justice;
Oui, si un peuple veut être grand,
Le vice est aussi nécessaire à l’État,
Que la faim l’est pour le faire manger.
La vertu seule ne peut faire vivre les nations
Dans la magnificence; ceux qui veulent revoir
Un âge d’or, doivent être aussi disposés
À se nourrir de glands, qu’à vivre honnêtes.

Au lieu de s’endormir, Miranda fit encore appel aux lumières de ChatGPT:

— Que penserait Bernard Mandeville de l’électrification du parc automobile?

— Bernard Mandeville, auteur du célèbre conte philosophique “La fable des abeilles”, est un moraliste anglais du XVIIIe siècle. Dans son ouvrage, il soutient que la société est fondée sur l’égoïsme et que la recherche du profit personnel est nécessaire au bien-être général. Mandeville serait probablement favorable à l’électrification du parc automobile. Il verrait en cela une solution à certains des problèmes environnementaux et sociaux causés par les voitures à essence. En effet, les voitures électriques ne rejettent pas de gaz à effet de serre, ce qui contribue à la lutte contre le changement climatique. Elles sont également moins bruyantes et polluantes que les voitures à essence, ce qui peut améliorer la qualité de l’air et réduire la pollution sonore. Cependant, Mandeville serait également conscient des limites de l’électrification du parc automobile. Il soulignerait que la production de batteries pour voitures électriques est également une source de pollution. De plus, les voitures électriques sont encore relativement coûteuses, ce qui pourrait les rendre inaccessibles à de nombreux ménages. En conclusion, Mandeville verrait l’électrification du parc automobile comme une solution positive, mais il appellerait à la prudence pour éviter les dérives. Il serait notamment important d’investir dans des technologies propres pour la production de batteries et de rendre les voitures électriques plus abordables. Voici quelques-uns des arguments spécifiques que Mandeville pourrait avancer en faveur de l’électrification du parc automobile: Les voitures électriques sont plus efficaces que les voitures à essence, ce qui permet d’économiser de l’énergie. Les voitures électriques sont plus silencieuses que les voitures à essence, ce qui contribue à réduire la pollution sonore. Les voitures électriques ne rejettent pas de gaz à effet de serre, ce qui contribue à la lutte contre le changement climatique. Voici quelques-uns des arguments spécifiques que Mandeville pourrait avancer contre l’électrification du parc automobile: La production de batteries pour voitures électriques est également une source de pollution. Les voitures électriques sont encore relativement coûteuses, ce qui pourrait les rendre inaccessibles à de nombreux ménages. Il est important de noter que Mandeville est un moraliste et non un scientifique. Ses arguments sont basés sur sa vision de la société et de l’économie. Il est donc possible que ses conclusions ne soient pas validées par des études scientifiques.

L’heure avait largement dépassé les contours du jour à venir, Miranda tout comme Charlotte et tant d’autres à présent avait basculé dans une ère “post-littéraire”, peuplée d’écrans, de flux et de stories. La littérature n’étant plus ce lieu où le monde dit ses crises, il lui faudra à l’avenir vivre avec cette concurrence artificielle à la création qui vient troubler le jeu, à la marge.

_______________________________________

[1]   Cf. Les Guérillères, Monique Wittig : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/extase-lectures-erotiques/monique-wittig-le-corps-lesbien-6432440.