En bon français
Purnier faisait les cent pas devant son bureau et, tous les trois ou quatre allers retours, s’arrêtait, le doigt pointé vers Edmond.
Il éructait, la lèvre humide.
— Sicler! Sicler! Mais où allez-vous chercher cela!
Reprise de la navette.
En passant, la grande et maigre carcasse de Purnier masquait un bref instant la photo officielle du président Pompidou sur laquelle Edmond se concentrait pour échapper à la situation.
Pompidou, plus Pompidou, Pompidou, plus Pompidou…
— Sicler! J’ai accepté Gaber, bien sûr. Ragotin, pas de problème! Datisme, si vous voulez. Vous voyez que j’ai l’esprit souple, accommodant.
Il se frappa le front, au désespoir, et postillonna.
— Mais Sicler! Sicler! Quelle idée! Regardez-moi, Edmond!
Edmond, visage de cire, quitta le président, fixa Purnier et chercha, nouvelle astuce pour s’esquiver quelques secondes, le mot juste pour qualifier l’état de son supérieur.
Son rédacteur était énervé, bien sûr, mais son tempérament était-il colérique? Irritable? Ou plutôt irascible? Cette quête de précision lexicologique l’isolait de la tempête qui s’abattait sur lui.
— Et votre définition! “Crier à tue-tête au bord du lac Léman”.
Le responsable des pages Jeux et Loisirs s’arrêta, enfin fatigué, et lâcha d’une voix devenue plaintive, les bras battant les cuisses puis se tendant pour soutenir son lamento:
— Batouque, il y a deux semaines, cela ne convenait pas, bien sûr. Vous vous en doutez, Edmond. Gratteux, dimanche dernier, j’aurais dû vous en parler. Nous avons eu des courriers de lecteurs, Edmond. Des courriers! Pourvu que tout cela ne remonte pas jusqu’à l’Ours!
Mais vous comprenez que votre Sicler, c’est trop. Vous allez nous attirer des ennuis avec votre Sicler!
Je suis tout à fait d’accord pour que vous introduisiez dans vos grilles du dimanche des mots anciens, obsolètes, des préciosités qui mettent nos lecteurs en difficulté. Ils ont la belle vie toute la semaine… Enfin quand vous ne mettez pas trop d’humour dans vos définitions. Mais c’est un autre sujet! Nous en parlerons une prochaine fois.
Purnier reprit ses allers et venues, ralenties par la perspective de trinquer auprès des autorités pour le dérapage de son collaborateur.
— Sicler!
Pour relâcher la pression Edmond fixa la tenue de son chef et, en particulier sa large cravate qui s’étalait sur une chemise beige, quadrillée de rouille.
Loin du vert épinard, à coup sûr. Plus clair. Un vert d’eau, pistache? Une pointe de bleu, sans conteste, mais plus légère que celle d’un turquoise. Vert, vert… prasin! Vert prasin, évidemment.
Des lèvres et des yeux, Edmond dessina un très léger sourire.
Purnier s’arrêta, décontenancé. Il respira profondément, narines pincées, les yeux mi-clos et poursuivit son laïus d’un air docte, presque précieux, en maître qui réalise soudain qu’une explication patiente est plus efficace que tous les emportements.
— Revenons aux mots de vos grilles. Mon petit Edmond, restons français, que diable! Les limites sont claires: le dictionnaire, rien que le dictionnaire. Robert ou Larousse peu importe, mais des mots de chez nous, pas des fantaisies venues d’outre-Quiévrain, de la Belle Province, de nos anciennes colonies ou d’ailleurs. Vous comprenez?
Vous travaillez pour un journal de traditions. De traditions adaptées à la modernité. C’est notre ligne. Que le président mette des canapés bleu pétrole à l’Élysée, c’est son affaire. Nous, nous avançons ancrés dans ce qui a toujours fait la grandeur et le rayonnement de la France. Et le socle de son éclat, c’est…
Edmond conserva son regard neutre et fit un effort pour ne rien laisser paraître de son rire intérieur.
“Le socle de son éclat…”! Remarquable! Se poser en défenseur de la langue française et se laisse aller à cet étonnant amphigourisme…
— Sa langue, mon petit Edmond, le socle de son éclat c’est sa langue. Celle que nos aïeuls nous ont transmis. Pas un français déformé par toutes les peuplades qui l’ont adopté. Nous sommes d’accord?
Devant le visage neutre de son vis-à-vis, il poursuivit, pratique:
— Ce Sicler est très embêtant. Nous sommes jeudi et tout part à la mise en page ce soir. Il est trop tard bien sûr pour changer la grille. Vous n’avez pas de grille d’avance, je présume?
— Non, Monsieur Purnier…
Il faillit ajouter quelque chose, mais se retint. À temps.
Purnier retourna derrière son bureau et, la crise passée, fit signe que la leçon était terminée et que Edmond pouvait quitter son bureau.
Sans un mot celui-ci se leva, sortit de la pièce et, comme il le faisait chaque fois qu’il passait près d’elle, regarda avec tendresse la petite Clarisse, du pool des dactylos.
Comme à chaque fois, il faillit lui parler. Se pencha vers elle. Murmura un “Non, tout compte fait” qui n’était flatteur ni pour lui ni pour elle, se prit l’épaule dans le chambranle de la porte et regagna, tête basse, l’antre qu’il partageait avec les autres rédacteurs des pages Jeux et Loisirs, à l’entresol.
***
— Si j’avais des thunes, je les laisserais là avec leur conservatisme progressiste. Je ne supporte plus ce canard. Je me creuse les méninges pour leur fournir chaque semaine six grilles de mots croisés, dont une de quinze par quinze pour le numéro du samedi-dimanche, le tout pour un salaire misérable et voilà que les mots que je choisis d’y placer ne plaisent pas au Purnier! Quelle brêle de compétition, celui-là! La semaine, pas de problème. Mais Môssieur Purnier ne veut pas dans ses grilles du vikand de termes “qui sortent de l’usage hexagonal”!
Tout ce qui vient de Belgique, du Congo ou d’ailleurs, à la poubelle!
Le problème, Phil, c’est que j’ai déjà terminé les grilles de la prochaine semaine. Et comme je pars voir maman au Havre, pas le temps d’en pondre des nouvelles. Et dans celle du samedi, il y a de quoi faire crever Purnier. J’y ai placé Dodine, Huitante et Drache!
Je vais me faire virer, Phil.
Ça, ce n’est pas le plus grave. Mais je n’ai pas encore parlé à Clarisse. Je n’y arrive pas. Et si je me fais virer, c’est foutu!
Phil remua son quintal sur la banquette du bistrot, chipota les lettres du Scrabble qu’ils s’apprêtaient à commencer et prit une gorgée de son Picon bière. La situation était sérieuse. En cinq ans d’amitié, Edmond ne lui avait jamais tenu un discours aussi long.
— Tu as raison, Edmond, c’est débile, ce brol… comme disent les bruxellois.
Coup d’œil complice, sourire revenu, les deux amis se penchèrent sur la partie du jour.
***
Dans l’escalier, avant même qu’il ait eu le temps de quitter son trench, Purnier l’interpella.
— Edmond, en vitesse! Chez l’Ours! Bon dieu de bonsoir! Cette fois, c’est l’engueulade suprême. Votre Dodine ne sera pas passée. Nous aurons eu des lettres, c’est sûr. Des lettres, Edmond! Le rédac chef doit être furieux. Vous êtes viré, Edmond. C’est fait. Mais vous l’avez bien cherché. Je vous avais prévenu, Edmond.
Ebahi, il restait là, sur la seconde marche, levant les yeux vers Purnier qui le pressait.
— Allez, dépêchez-vous. Ne restez pas là comme une gourde. L’Ours déteste attendre.
Edmond rejoignit son supérieur et grimpa derrière lui les deux étages qui menaient au bureau de Monsieur Martin, maître absolu des choix éditoriaux et de leurs destinées. Monsieur Martin, dit l’Ours, surnom facile, mais évident pour un rédacteur en chef.
Purnier pénétra sur la pointe des pieds dans le bureau de la secrétaire du patron, craintif et prudent. Pour que l’Ours le convoque, la situation devait être délicate…
— Monsieur Martin nous a demandé de passer. Edmond qui m’accompagne est la personne qui nous fournit les grilles de mots croisés.
La main déjà posée sur l’interphone, la sévère Christine lâcha:
— Je sais. Depuis hier, j’en ai entendu parler de votre Edmond.
Baissant les yeux et appuyant sur le bouton gris, elle annonça, enjouée:
— Monsieur Martin, Purnier et le responsable des grilles sont dans mon bureau. Je les fais entrer?
Se relevant elle reprit son air fermé et indiqua la porte capitonnée.
— Vous pouvez y aller. Bonne chance Purnier.
Après une inutile frappe du doigt sur le matelas en skaï qui protégeait le battant, Purnier entendit la voix de Christine qui le houspillait.
— Allez-y Purnier. Bon sang! Un peu de courage!
Humble et prêt à reconnaître ses fautes, il pénétra dans le saint des saints, se plaça comme un enfant puni face au bureau du chef, rejoint bientôt par Edmond.
Propulsé par l’enthousiasme, ce fut vers celui-ci que l’Ours se dirigea, les yeux rieurs.
— Edmond! Je suis content de vous rencontrer enfin! Formidable! Le journal vous doit une fière chandelle! Vous êtes un type épatant, mon vieux. Faudra que nous prenions le temps de parler un peu, tous les deux, un de ces jours.
Devant ce tour imprévu, Purnier ne savait que penser et, bloqué dans l’idée du savon qu’il avait imaginé recevoir, lâcha une tirade aussi hachée qu’incohérente.
— Je suis désolé, Monsieur Martin, vraiment désolé. Ce n’est pas faute de l’avoir prévenu. Je lui ai dit. Mais il n’en fait qu’à sa tête. En bon français! Je lui ai dit. Le dictionnaire, rien que le dictionnaire. Pas des inventions de sauvages. Mais il ne veut rien entendre. Vous avez raison, Monsieur Martin. Nous ne pouvons pas le garder.
L’Ours, ses mains encore posées sur celles d’Edmond, le regarda comme s’il découvrait un ver de terre sur la moquette.
— Décidément Purnier, vous êtes pénible.
Et il enchaîna.
— Asseyez-vous Edmond. Vous nous avez tiré d’une merde noire.
Incrédule devant ce retournement de situation, Edmond pris place sur le fauteuil que le rédac chef lui indiquait. Purnier, estomaqué par la tournure des événements, resta debout.
La fesse posée à moitié sur son bureau encombré de dossiers l’Ours reprit:
— Votre Batouque il y a quelques semaines, c’était génial! Gé-ni-al!
Et Dodine, samedi, ver-ti-gi-neux! Je vous explique.
Figurez-vous que nous avons des soucis pour le montant de l’aide à la presse. Oui, des jaloux, comme toujours. Bref, on voulait nous la raboter. Et votre Batouque a tout sauvé!
Ce Batouque, vous l’avez trouvé dans un poème d’Aimé Césaire, le martiniquais, c’est ça?
Edmond opina.
— Et qui est l’ami de Césaire? Son frère en négritude? Hein?
— Senghor?
— Évidemment! Léopold Sedar Senghor, président du Sénégal! Et Senghor, avec qui a-t-il fait ses études au lycée Louis-le-Grand? Avec qui est-il resté ami depuis lors?
— ........
— Avec Pompidou! Avec Pompidou, Edmond! Michel Jobert, le secrétaire général de l’Élysée, m’a appelé hier. Lors d’un échange téléphonique avec le président, Senghor lui a parlé de votre Batouque. Il lui a mentionné votre Dodine aussi puis un autre mot, dont je ne me souviens plus. Et le président a beaucoup aimé que ses amis africains et caraïbes soient mis en valeur d’une façon aussi subtile dans un journal français.
Il paraît que le président s’est emballé suite à cela. Le rayonnement de la France, la francophonie, l’amitié entre les peuples, un Commonwealth à la française…
Bref, vous voyez le genre, Edmond.
J’ai pu glisser à Jobert qui me transmettait les félicitations du président le petit souci que nous avions avec cette aide à la presse. Il m’a promis qu’il suivrait ce dossier sans faute. Edmond, merci. Vraiment merci.
Sonné, Edmond ne trouva rien à dire et murmura:
— De rien. C’est un plaisir d’avoir pu vous aider.
Négligeant toujours Purnier, planté comme un poireau, l’Ours poursuivit:
— Que diriez-vous, mon petit Edmond, pour la période de l’été, d’une rubrique quotidienne “Français d’ici et d’ailleurs” ou quelque chose comme ça?
Une façon de faire découvrir toutes ces inventions, ces richesses qui nourrissent notre langue aux quatre coins du globe.
Qu’en pensez-vous?
Revenu de sa surprise Edmond trouva l’idée excellente et promit à l’Ours de lui faire un topo là-dessus dans une quinzaine de jours.
Le rédacteur en chef décolla du bureau, vint serrer chaleureusement la main de ce collaborateur si précieux, lui passa le bras autour des épaules et le raccompagna à la porte de son bureau.
— Bon boulot, Edmond. Bravo! Ma porte vous est toujours ouverte, vous le savez, n’est-ce pas?
C’est en revenant s’asseoir qu’il découvrit Purnier, figé.
— On m’a dit que vous aviez engueulé ce petit parce qu’il mettait des mots “exotiques” dans ses grilles? Tout se sait ici, Purnier. La petite Clarisse, qui en pince pour lui, en a parlé à Christine, mon radar dans cette maison.
Dégagez, Purnier.