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Forte de café

C’est pas tant qu’il fasse froid, mais je boirais bien un petit noir. Ce serait le bon moment pour un altura du Chiapas, tiens ! Je vais me faire une raison et aller mendier une tasse au café d’à côté. Pourvu qu’ils ne me donnent pas du robusta…

Quand j’ai commencé à vivre dans la rue, il y a quelques années, j’ai décidé de ne plus faire la fine bouche et de me contenter de n’importe quel jus que je pourrais obtenir.

Ça n’a pas duré longtemps.

Je faisais la manche non loin d’un McCrado, les consommateurs me ramenaient souvent un gobelet plein – et parfois une petite pièce – en sortant de malbouffer. C’était sympa, surtout de la part de ces gens qui jettent les emballages de leurs sandwichs et les canettes de soda n’importe où. Mais il faut dire ce qui est, le café du McCrado est dégueulasse.

Je suis donc allée voir ailleurs, près d’un Starsanto. C’était déjà meilleur et j’étais satisfaite de ma nouvelle implantation… jusqu’à ce qu’un musicien du métro me dise que cette chaîne faisait du lobbying pour les OGM. Je suis SDF, mais j’ai des principes ! Alors, j’ai encore changé de crèmerie.

Dans cette ville, les établissements qui font du bon café ne manquent pas. La difficulté est ailleurs : quand on vit de la générosité des passants, il faut trouver un emplacement répondant à certains critères. Le moindre déménagement, même d’une cinquantaine de mètres, implique de mener une véritable étude de marché. Il faut que j’installe mon campement dans une rue avec du passage, de la place et de la lumière, sinon les gens ne s’arrêtent pas pour discuter avec moi. Or, si le contact ne se fait pas, ils ne risquent pas de me donner une pièce ni de me payer un caoua.

Je suis désormais installée dans un recoin de la rue de Babylone, entre la caserne et le café sur lequel j’ai jeté mon dévolu. On y boit un délicieux catuai rouge de la vallée de Caconde. Je commence à être connue des habitués, ce qui est bon signe, et même des militaires, ce qui m’inquiète un peu. Les hommes en groupe sont souvent dangereux, pour une femme en situation de précarité.

Vous vous demandez ce que fait, dans sa tente igloo, sur un trottoir de la capitale, une personne comme moi qui parle comme un livre et boit du café – alors que les autres SDF tournent à la bière et au rouge ?

Je n’ai pas toujours été une campeuse des rues. Dans une autre vie, dans une autre ville, j’étais gérante d’un café-librairie associatif : la Cafetière. J’y proposais des cafés bio et éthiques que je sélectionnais moi-même. C’est là que j’ai gagné le surnom de Gringa, en référence à une publicité des années quatre-vingts. La boutique tournait bien. Au fil des années, elle est même devenue le principal pôle de vie de cette petite agglomération, les autres commerces ayant peu à peu cédé à la pression immobilière. Les derniers temps, la Cafetière était entourée d’agences bancaires et immobilières. Les jeunes et les moins jeunes se retrouvaient chez nous pour y discuter, écouter de la musique et échanger des livres ou des bédés. Et puis il y a eu des élections locales. La nouvelle municipalité nous a supprimé une bonne partie de la subvention et l’association a bu la tasse. Je me suis épuisée pendant deux ans à essayer de faire annuler cette décision, en vain. J’y ai laissé mon argent, ma vie privée et ma santé mentale. Une agence d’assurances a repris nos locaux.

Je me souviens parfaitement du moment où je suis tombée de l’autre côté. Je venais d’arriver dans la capitale, que je n’ai pas quittée depuis. Au bout du rouleau, je devais y passer l’entretien de la dernière chance, pour un emploi dans une grande librairie. J’étais morte de trouille. En descendant du train, j’ai décidé d’utiliser ma dernière pièce pour m’offrir un café au distributeur. La machine était déréglée, un jet de liquide marronnasse m’a aspergée. Je n’étais plus présentable, je ne suis pas allée au rendez-vous. En larmes, désespérée, j’ai erré toute la journée aux abords de la gare, ne sachant plus que faire. Quand j’ai enfin décidé de retourner d’où je venais, même sans billet, le dernier train était déjà parti. Il me fallait attendre le lendemain. J’ai passé ma première nuit dans la rue, entre deux poubelles. Au petit matin, alors que je m’étais enfin endormie, des fêtards ivres m’ont secouée, frappée, violée. Je voulais mourir. De peur, de honte. Devenue indigne à mes propres yeux, je ne pouvais plus rentrer chez moi. J’ai lentement glissé dans la marginalité, bien plus bas que je ne l’aurais jamais imaginé. J’étais devenue un chat de gouttière, bataillant contre les autres crevards de la rue.

En dehors des hommes et de leurs appétits, je redoute surtout la pluie et le froid. Au début, les soirs d’hiver, je traînais mon sac de couchage dans les parkings de supermarché, qui étaient chauffés. Avec mon duvet, mon sac à dos et mes couches de vêtements plus ou moins propres, je ressemblais à un tas de linge sale ambulant. La Gringa avait bien dégringolé !

Il fait quand même frais… je ne dirais pas non pour un petit blue mountain !

Il y a deux semaines, les maraudeurs du Secours populaire sont venus me voir et, pour la première fois, j’ai accepté de parler avec eux. Ils m’ont proposé un café très médiocre tiré de leur percolateur portable. Je les ai amenés à la boutique d’à côté pour leur faire apprécier la différence. Nous avons longuement échangé. Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant parlé – ils m’ont bien encouragée dans ce sens. J’ai compris qu’ils ne peuvent pas se permettre d’acheter du café de luxe, mais je leur ai parlé des cafés éthiopiens solidaires et bio que l’on peut trouver dans n’importe quel magasin ou épicerie. Ils m’ont dit qu’ils y réfléchiraient.

Rien que d’y penser, je me ferais bien un sidama !

Des ombres de la rue, je n’ai pas subi que des violences. Il y a parfois de l’entraide. Quelqu’un qui va te donner un tuyau pour de la nourriture ou un accueil de nuit. Un autre qui va veiller sur toi pendant quelques heures, que tu puisses enfin fermer l’œil et dormir un peu. Celle-là qui t’apprend à prendre le bus à la nuit tombée, de terminus à terminus, pour rester au chaud. J’ai pu me procurer une tente. J’ai appris à faire ma toilette aux fontaines des parcs, dès l’ouverture, avant que n’arrivent les promeneurs, les enfants. Ou dans les WC des supermarchés, mais il faut que les vigiles t’aient à la bonne. Parfois, un salaud demande une gâterie en échange. Là, c’est à toi de voir si tu acceptes ou si tu te passes d’eau chaude…

Quand les maraudeurs sont revenus, ils avaient un bien meilleur café et m’ont rapporté que leurs clients, mes collègues de la rue, avaient beaucoup apprécié et m’envoyaient leurs remerciements. Ils m’ont demandé si, à l’occasion, j’accepterais de venir au centre de soin pour organiser une séance de dégustation. Je n’ai pas besoin de lire dans le marc pour voir où ils veulent en venir : leur job est de me faire quitter la rue. Ils m’ont même parlé d’un projet d’épicerie solidaire… tu parles si je saurais faire !

Depuis cette rencontre, j’ai du mal à trouver le sommeil. Ce n’est pas la caféine, je suis vaccinée ! Ce sont ces rêves de retour à la vie sociale, à la normalité. En suis-je encore capable ? En ai-je vraiment envie ? Ne suis-je pas marquée au front du sceau de la marginalité ? Ces violences vues, subies. Ces viols répétés, par des SDF, par des passants, par des salariés de centres d’hébergement…

Retourner à une vie normale, ordinaire ? Redevenir moi-même ? Reprendre mes combats, défendre mes valeurs, lutter pied à pied contre l’injustice et l’indifférence… Si c’est pour que les hommes me fassent à nouveau ramper dans le caniveau, à quoi bon.

Je ne le supporterais plus que la ville et la vie me rejettent comme une vieille chaussette.

Je déteste le jus de chaussette.

Forte de café

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France
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