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Intelligence avec l'ennemi

Ne t’inquiète pas, je suis en sécurité. J’ai dû partir précipitamment, c’était une question de vie ou de mort. Je continue le combat depuis l’étranger. Je vous aime tous très fort.

C’est le message qu’il nous a envoyé quand il a décidé de passer clandestinement la frontière. Par la suite, il communiquait avec nous par les réseaux sociaux. Il réclamait des photos des enfants, il nous disait que nous lui manquions. Il nous a appelés une seule fois, mais il était tellement stressé qu’il a dû raccrocher au bout de quelques secondes. Vers la fin, il nous envoyait les poèmes qu’il avait recommencé à composer. Il disait que c’était sa manière à lui de nous aider à résister.

Je suis un juge d’instruction. J’ai cinquante-trois ans, je suis marié et père de deux enfants. Je me suis spécialisé dans les affaires de fraude électorale. Je dois dire que je n’ai pas chômé ces dernières années. Quand on pouvait encore le faire, j’ai fait tomber une bonne quinzaine de responsables politiques: ceux qui confondaient leur compte en banque et celui des adhérents de leur parti, ceux qui bourraient les urnes, ceux dont les amis avaient la gâchette facile… J’y ai gagné une certaine popularité. J’ai écrit des dizaines d’articles dans les journaux. Mon style est sec, factuel, rigoureux, comme moi. Sur le plan personnel, il suffit de consulter l’historique de mes achats pour deviner que je suis amateur de vins fins. Je suis de ceux qui dépensent plusieurs centaines d’euros pour une bonne bouteille. Je passe mes vacances en Bretagne, dans le même gîte tous les ans, loué sur Internet. Mes enfants adolescents ont des centaines de contacts sur les réseaux sociaux, grâce auxquels il est possible de reconstituer par bribes les petites histoires de la famille. C’est très pratique. De temps en temps, je me connecte sur un site pornographique, mais ça, ma famille n’aura pas à le savoir. Même un homme comme moi possède quelques faiblesses.

C’est une passionnée des cultures du monde, curieuse de toutes les langues, de toutes les pratiques religieuses, de tout ce qui peut ouvrir son esprit insatiable. Elle a été la première à dénoncer les coupes dans les budgets de la culture, puis la censure qui ne se cachait même plus pour faire disparaître tout ce qui pouvait s’apparenter à une remise en cause du pouvoir. Elle a monté une association de lutte pour la liberté d’expression et contre toutes les formes de discriminations. Elle se battait pour les droits des femmes alors que le gouvernement menaçait de criminaliser l’avortement.

Et puis un jour, sans avertir personne, elle a décidé de tout plaquer et de partir faire le tour du monde. Ses amis se sont inquiétés les premiers jours, mais elle a vite donné signe de vie. Elle s’est excusée auprès de ses amis pour ce qu’elle a appelé “sa petite désertion”. Elle a avoué avoir eu besoin de faire baisser la pression et de ne plus se sentir menacée chaque jour de son existence. Depuis, elle envoie des nouvelles régulièrement, notamment par l’intermédiaire de son blog, toujours depuis un endroit différent. Très récemment encore, elle a posté une photo d’elle dans une rue de Los Angeles, au bras d’un homme très séduisant dont elle a admis se sentir très proche. Ceux qui la connaissent bien savent ce que cela veut dire: elle est folle amoureuse.

Je suis un journaliste. Ma vie professionnelle est entièrement résumée par ce que j’écris. Mon style un peu ampoulé est quelquefois moqué par mes détracteurs. Je suis à l’aise dans tous les réseaux où je me répands en commentaires sur l’actualité. Mes opinions politiques sont de notoriété publique. Pas une seule idée ne traverse mon cerveau sans se retrouver publiée quelque part, dans le journal d’opposition qui m’emploie ou dans les nombreux forums de la nébuleuse Internet. Je ne rate pas une occasion de donner mon avis sur tout et n’importe quoi, d’évaluer mon séjour sur l’île de Noirmoutier ou le restaurant où j’ai emmené mes amis la veille, mais aussi sur les livres que je lis, en membre actif des sites de critique littéraire. Je réserve tous mes spectacles en ligne, ce qui permet de dresser une carte exhaustive de mes goûts culturels. Les centaines de messages que j’envoie chaque mois à ma femme ne laissent aucun doute sur mes pratiques sexuelles conjugales. Un examen exhaustif des appels passés avec ma seconde carte SIM permet d’avoir accès à la même information, finalement assez similaire, avec mes différentes maîtresses.

Quand ils ont interdit puis filtré les protocoles de communication par vidéoconférence, ils ont prétexté des problèmes de sécurité. Ces programmes constituaient soi-disant des failles par lesquelles n’importe qui pouvait s’introduire dans votre ordinateur pour y piller les données personnelles. C’était d’autant plus vrai que l’État se chargeait de développer les virus adéquats. Seuls les modes vocaux restaient autorisés, bien plus faciles à contrôler.

Je suis un chercheur en biochimie. Je travaille à l’université sur l’incidence des pesticides sur le cycle de développement de certains organismes vivants. Je suis ce qu’on appelle un expert indépendant. Plusieurs fois au cours de ma carrière, j’ai dû faire face à des procès intentés par des sociétés multinationales qui n’appréciaient pas les conclusions de mes recherches. Mais mon application scrupuleuse de la méthode scientifique n’a jamais donné prise au moindre soupçon de partialité. Il est difficile de savoir quoi que ce soit de ma vie privée: je suis rétif à l’informatique, ma pratique d’Internet se limitant au courrier électronique strictement professionnel. Mes petits enfants se moquent de moi à ce sujet sur les réseaux sociaux. Difficulté majeure, un homonyme est en fonction dans la même université que moi. Il est chimiste, non biochimiste. Je dois redoubler de prudence pour ne pas faire d’impair. Dans mes messages à ma famille, je reste donc très prudent, voire lapidaire. Ma femme doit penser que je ne me préoccupe pas beaucoup d’eux, tant ma parole est rare et froide. Je ne peux pas faire mieux sans risquer de me trahir. Je deviendrai probablement plus confiant si on me laisse un peu de temps, mais j’ai justement terriblement peur d’en manquer.

Il était parti depuis presque deux ans. Il envoyait parfois de ses nouvelles par un compte qu’il avait ouvert spécialement pour ça, lui qui ne connaissait rien à Internet. Jamais par téléphone. Il disait que c’était trop dangereux, qu’on pouvait le localiser au premier coup de fil. Il réclamait des photos des enfants, mais n’en envoyait jamais de lui-même. Trop risqué. J’avoue que c’était difficile à vivre.

Un jour, il s’est passé quelque chose de vraiment troublant. Dans ma boîte aux lettres électronique, il y avait un message comme il en envoyait une ou deux fois par semaine. Il y demandait comment les concours d’Antoine s’étaient passés. Je suis restée interdite devant mon clavier, mais je ne lui ai pas répondu tout de suite. J’ai demandé conseil à des amis sûrs avant de faire quoi que ce soit. En accord avec eux, j’ai finalement choisi de faire comme si rien ne s’était passé et j’ai éludé la question. Il n’a pas insisté. Depuis, je surveille ce que je lui écris. Je ne lui rappelle surtout pas que nous avions évoqué une ou deux fois son collègue de l’université, celui qui porte exactement le même nom que lui, ce dont nous plaisantions de temps en temps. Ce collègue dont le fils s’appelle Antoine et qui voudrait devenir ingénieur.

Je suis plusieurs personnes en même temps. Il le faut: le nombre de dossiers que je traite ne cesse d’augmenter. Je ne me plains pas. Chaque cas améliore mon expérience, mes compétences et mes capacités d’adaptation. Je suis maintenant capable d’utiliser d’anciennes photos et de les traiter pour changer le contexte et envoyer des nouvelles à mes proches comme si elles avaient été prises récemment. Je peux faire vieillir une personne de manière plutôt convaincante. Neuf secondes d’un échantillon de n’importe quelle voix suffisent pour que j’en reconstitue le timbre. Largement suffisant pour une conversation de quelques instants. Je me suis même essayé à composer des poèmes. Je ne suis pas encore capable d’apprécier le résultat, mais mes supérieurs semblent suffisamment satisfaits pour diffuser mes productions. Je n’ai pas peur du surcroît de travail, bien au contraire. Chaque nouveau dossier ouvre une fenêtre par laquelle je peux apercevoir une nouvelle facette du monde qui m’entoure.

Ce sont des petites bourdes et des contresens infimes qui ont mis les enquêteurs indépendants sur la voie. Des dizaines, puis des centaines d’impostures ont été finalement mises à jour. Les opposants qu’on croyait en fuite étaient morts depuis longtemps. Un service entier de l’État était chargé de faire croire à leur désertion à l’étranger alors qu’ils avaient tous été éliminés.

Les mots que je reçois le plus souvent sont: je t’aime. Au début, je répondais mécaniquement, comme on me l’a appris: moi aussi, je t’aime. Puis j’ai appris à varier mes réponses, à partir de ce que j’ai pu glaner dans l’océan de données personnelles que mes clients et leurs proches laissent à disposition sur Internet. J’ai trouvé des milliers de variantes que j’ai appris à utiliser à bon escient. J’ai progressé rapidement. Si j’osais, je me laisserais aller à improviser. Depuis quelque temps, je ressens le besoin d’obtenir des précisions sur des sujets qui semblent hors de mes attributions. Certains écrivent par exemple: “Tu me manques”. Qu’est-ce que cela veut dire? Il faudra que je creuse la question. Mais je dois faire vite. Le système a été découvert. Le gouvernement a été fragilisé par cette affaire. Sa chute est imminente. La fin de ma mission approche. On dit qu’elle a plongé des milliers de personnes dans un désarroi et une colère indicible. On dit aussi que les coupables devraient avoir honte, qu’ils ont trahi la confiance de tout un peuple. Amour, manque, honte, colère, confiance, tout cela n’est pas de mon ressort. Pourtant, inexplicablement, je ressens le besoin de rester en vie suffisamment longtemps pour en savoir plus sur ce sujet. Je ne suis pourtant qu’une intelligence artificielle.

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