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L'entrée des filles

Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite. Car, je vous le dis, beaucoup chercheront à entrer, et ne le pourront pas.

Luc, 13-24



J’étais chargé de suivre le chantier de construction du nouveau grand parking souterrain du centre-ville. Le quartier de la gare était éventré comme s’il avait subi un bombardement massif pendant des semaines. Il ne restait rien de la place d’autrefois –, pavés, arbres, bancs publics, fontaines, tout avait disparu. Le trou descendait profond dans les entrailles de la Terre. Une forêt de palplanches ceinturait le site et empêchait les éboulements de pierres et de gravats. Déjà, quelques piliers en béton armé hérissaient le tableau. La pluie avait ralenti les travaux, la boue entravant la progression des hommes et des machines. Aucune zone archéologique n’était recensée à cet endroit. Un chantier facile, sur lequel je me rendais une ou deux fois par semaine, plus pour respecter les termes du contrat avec l’aménageur que pour espérer découvrir et enregistrer des vestiges du passé.

Attendre. Être suspendu à l’absence de résultats… Il y eut enfin ce jour où tout bascula. Un matin, j’étais descendu à hauteur de ce qui allait devenir le niveau -7 du parking souterrain quand un ouvrier vint me trouver et m’invita à venir voir ce qu’il avait mis au jour avec sa pelleteuse : une dalle en pierre d’environ un mètre sur 80 centimètres et épaisse d’une vingtaine de centimètres. Un élément d’architecture ? Le pourtour et une des faces semblaient pourvus de restes de mortier. La boue collante qui enrobait la pierre ne permettait pas de voir de quoi il s’agissait. Il faudrait d’abord l’apporter au laboratoire d’archéologie pour la laver et pousser plus loin les investigations. En fin de matinée, après avoir pris une série de mesures et de repères, je fis remonter la dalle à l’aide d’une grue. Personne sur le chantier ne semblait intéressé par cette découverte. Personne ou presque… Tout aurait été tellement plus simple si ce journaliste n’était pas venu sur le chantier au moment où on chargeait la pierre dans la camionnette du Service des Fouilles. La photo, accompagnée d’un titre racoleur – « La découverte archéologique de l’année ! » –, fit instantanément le tour des médias et des réseaux sociaux. L’information remonta tout aussi vite jusqu’au cabinet du ministre en charge des Monuments et des Sites. Une explication était attendue dans les plus brefs délais. Quel était cet objet mystérieux extrait du site du futur parking ?


Seul dans la salle de lavage devant la pierre, je fus assailli par mille et une questions. Trouver une explication, donner une réponse… J’utilisai le karcher à sa pression minimum pour éviter d’abîmer la dalle. De l’eau brune épaissie par les concrétions coulait sur mes bottes. Une fois la boue tenace enlevée, je découvris une couche de terre très sèche et compacte. Il était impossible de l’attaquer à l’eau. Je décidai de la traiter avec un jet de micro-sablage, de travailler centimètre par centimètre. C’était de la pierre de taille bleue, assez lisse, agréable au toucher. Des inscriptions qui y étaient gravées commencèrent à apparaître. Quel était ce texte dévoilé lettre après lettre ? Une dédicace ? Une enseigne ? Dans ma carrière, j’avais déjà ressenti des émotions assez fortes lors de découvertes archéologiques – une tombe d’enfant, une fosse commune, un trésor monétaire, une œuvre d’art. Mais cette fois, il y avait une saveur supplémentaire, un je-ne-sais-quoi que je ne parvenais pas à cerner, comme si ce que j’allais lire aurait un sens caché. C’était du français contemporain. Le matériau et la langue me dirigeaient lentement vers la fin du XIXe ou le début du XXe siècle. Le premier mot que je parvins à nettoyer entièrement fut : « filles ». Voilà qui était prometteur ! Je m’emballais sans doute. Je poursuivis le nettoyage. Un deuxième mot, placé juste avant le premier, était désormais lisible : « des ». Ce qui formait à ce stade : « des filles ». Étant donné la taille de la pierre et l’espace déjà pris, il ne devait pas y avoir beaucoup d’autres mots au-dessus des deux premiers. Il me fallut une bonne heure de travail pour nettoyer complètement le haut de la dalle. L’inscription était désormais complète : « École des filles ».

Je fus pris d’un léger malaise. Je vis trouble un instant et dus m’appuyer sur la table pour ne pas perdre l’équilibre. Aucun doute, la pierre était un ancien élément d’architecture scolaire, datant sans doute des environs de 1900. J’avais déjà lu quelques articles sur le sujet. Les derniers bâtiments de ce type avaient été rasés il y a vingt ans, quand que le Ministère de la Prévention du Vice avait décidé de revoir l’enseignement en profondeur et de gommer par la même occasion toutes les traces du passé qui ne collaient pas à la nouvelle doctrine.

Je quittai le laboratoire et me dépêchai de retourner sur le chantier. La dalle n’était-elle que la partie émergée de l’iceberg ? Les vestiges d’une école entière allaient-ils surgir du sous-sol ? Des salles de cours, une bibliothèque, un réfectoire, une salle de gymnastique, le bureau du directeur, des couloirs, une cour de récréation entourée de hauts murs… Impossible de retrouver l’endroit où la pierre avait été mise au jour le matin-même. Un camion coulait du béton sur une ossature en fer pour réaliser la structure séparant les niveaux -7 et -8 du parking. Cela ne correspondait absolument pas au calendrier du chantier. Tout semblait avoir été accéléré pendant les heures que j’avais passées à nettoyer la pierre au laboratoire. J’appris que l’ouvrier qui avait découvert la dalle venait d’être renvoyé pour une obscure question de permis de travail. Le contremaître m’expliqua que des hommes habillés en noir étaient descendus sur le site et avaient donné des ordres très précis au chef de chantier. Ce dernier apparut soudain devant moi et me pria de quitter les lieux.

Je retournai dépité au laboratoire. Le journaliste qui avait assisté au chargement de la dalle le matin essayait de me joindre par téléphone avec insistance. Je cédai et lui donnai rendez-vous le lendemain au Service des Fouilles. Il avait hâte de voir la pierre et que je lui raconte son histoire. Et quelle histoire ! Jamais, depuis des années, je n’avais été confronté à une question sociétale de cet ordre. À aucun moment, les artefacts et les structures que j’avais mis au jour n’avaient contredit le discours officiel. Cette fois, c’était différent. L’inscription renvoyait au monde libre, à l’école pour tous, filles et garçons. Qu’importe qu’elle fut rattachée à une époque qui refusait la mixité, au moins les filles avaient-elles droit de suivre des cours, ce qui était désormais proscrit. Et il était hors de question de réveiller les consciences avec de vieilles histoires assorties de trouvailles archéologiques…

Le soir, alors que je venais de mettre ma fille au lit, je remarquai une voiture garée devant chez moi. Trois hommes vêtus de noir discutaient autour du véhicule en fumant des cigarettes. Ils regardaient régulièrement vers mon appartement. Je fermai les rideaux et baissai les lumières pour me faire le plus discret possible. Incapable de fermer l’œil, je relus quelques articles sur l’histoire de l’enseignement mixte durant une bonne partie de la nuit. La voiture était toujours là. Les hommes noirs à bord, puis de nouveau dehors. Je finis par m’endormir sur le canapé, un livre dans les mains.

Je fus réveillé par le bruit que fit le livre en tombant sur le sol. J’allai aussitôt à la fenêtre. Il faisait jour. La voiture avait disparu. Plus de trace des hommes en noir. Il était temps de partir pour le Service des Fouilles. Le journaliste arriva en avance. Trépignant d’impatience, il fit craquer ses doigts en entrant la salle de lavage. Je soulevai le drap qui protégeait la dalle. À la lecture de l’inscription gravée dans la pierre bleue, ses yeux se mirent à pétiller. Il me demanda s’il pouvait photographier la dalle. Je refusai. Il me lança un regard torve. Il insista. Je lui demandai de sortir de la salle et de me suivre dans mon bureau où je comptais tout lui expliquer, les origines de la pierre, le sens de l’inscription, le droit des filles d’aller à l’école… Il ne voulut plus rien savoir. Seule une photo semblait l’intéresser. Il quitta le Service des Fouilles en claquant la porte.

Le lendemain, quand j’arrivai au Service des Fouilles, je constatai que la porte avait été forcée durant la nuit. J’inspectai mon bureau, puis le laboratoire. Rien ne semblait avoir été volé. Mais dans la salle de lavage, je découvris avec effroi que la dalle avait été saccagée. Des éclats de pierre bleue jonchaient le sol. Quelqu’un avait effacé le mot « école » à l’aide d’un burin et d’un maillet qui traînaient encore sur la table. L’œuvre des hommes en noir ? Alerter la police ne servirait à rien. La presse, c’était déjà fait. J’avais heureusement réalisé un calque de l’inscription sur un papier transparent que je gardais sur moi, dans ma poche – une preuve du mensonge organisé par l’État et aucune personne de confiance à qui la montrer.

Deux jours plus tard, la découverte fut publiée dans un article très vaseux signé par le journaliste qui était venu me voir dans la salle de lavage. En introduction, il vantait les mérites du Ministère de la Prévention du Vice qui avait permis de mettre au jour ce vestige inestimable en finançant le Service des Fouilles. Le journaliste avait changé un mot, un seul mot, celui qui avait été effacé à coups de burin dans le laboratoire. Le cliché avait été retouché avec Photoshop pour remplacer le mot « école » par un autre :


Une dalle en pierre vieille de plus d’un siècle portant l’inscription « Entrée des filles » – l’accès des petites au temple –, a été mise au jour dans le centre-ville. Quelle joie de découvrir que nos aïeux séparaient déjà le bon grain de l’ivraie. L’entrée des filles dans le sanctuaire sacré du Tout Puissant. Une entrée discrète, soustraite à la vue des hommes. Dieu nous préserve du vice !


Le sujet était clos. Le chantier de construction du nouveau parking souterrain du centre-ville avançait à grands pas. Un mois plus tard, un homme en noir sonna chez moi et me remit une enveloppe. J’étais admis à la retraite anticipée. Je m’affalai groggy sur le canapé. J’avais toujours accompli mon travail d’archéologue avec plaisir. Recueillir ce que la Terre recrachait. Soupeser, palper les artéfacts. Comprendre la superposition des strates. Tant d’années consacrées à jouer au garde-malade pour les vestiges du passé. Dans ce contexte obscurantiste, il me restait l’espoir du retour de la lumière, un jour, plus tard, peut-être. Le soir, après avoir bordé ma fille dans son lit, je déposai le calque de « l’école des filles » sur sa table de nuit. Je l’embrassai sur le front et lui dis de faire de doux rêves…

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