La béquille
Depuis que Marina était partie, je me sentais seul. Affreusement seul. J’admets cependant qu’elle a eu raison de me quitter. Un matin de mai, elle avait pris ses affaires et était retournée habiter chez ses parents. Je n’aurais rien fait d’autre si j’avais été à sa place.
Du Grégoire qu’elle avait rencontré en 2019, de celui qui l’avait séduite au cours d’une soirée chez des amis en commun, de celui qui lui avait fait l’amour avec ce mélange de douceur et de rudesse qu’elle adorait, de celui qui lui parlait avec enthousiasme de littérature et de cinéma — surtout Gary, Kafka, Steinbeck, Truffaut et Kubrick —, il ne restait rien… Ou pas grand-chose. J’en étais conscient. Mais je n’avais rien fait pour que les choses changent. Pire, je lui avais donné l’impression de m’en foutre royalement…
Le sort avait voulu qu’en septembre 2020 je chope une forme carabinée du virus au nom de bière mexicaine. Qu’en remontant difficilement à la surface, au début de l’année 2021, j’étais devenu un autre type. Je dirais même un pauvre type…
En tout cas, un Grégoire aux antipodes de celui qui avait vécu ses 26 premières années à toute allure, passant autrefois l’essentiel de son temps libre à lire et à écrire, à voyager en Europe et dans le reste du monde, à aller au cinéma ou au théâtre avec sa concubine, à faire la fête chaque fois qu’une occasion se présentait. Un Grégoire qui adorait “sa” Marina, de deux ans sa cadette, aussi belle que brillante intellectuellement.
Je crois que j’étais totalement épris d’elle. Je crois qu’elle me le rendait bien. Mais que pèse l’amour quand on est déprogrammé à ce point par un virus? Qu’on se sent comme étranger à soi-même… C’eût été bien égoïste de vouloir lui imposer celui que j’étais devenu contre mon gré. C’eût été même une forme de trahison.
Sans goût pour rien, au sens propre comme au sens figuré, je me trainais depuis plus de deux ans avec la conviction que rien ne pourrait jamais plus être “comme avant”. J’avais démissionné, en pleine année scolaire, de mon poste de prof de français dans un collège de banlieue; j’étais encore moins capable que mes élèves de me concentrer plus d’un quart d’heure. Je m’étais replié sur ma tanière de vieux garçon, à deux pas de la rue des Écoles, celle que j’avais accepté avec joie de partager avec Marina, quelques semaines seulement après notre rencontre.
Bizarrement, ce ne sont pas mes impatiences et mes colères répétées, jusqu’ici totalement absentes de mon comportement, ni ma libido en berne ou mon manque d’appétit soudain pour toute forme de culture, ni même mon incapacité à m’intéresser à son quotidien et à ses désirs de femme, qui avaient fait fuir Marina. Qui l’avaient incitée à jeter l’éponge et à préparer ses valises pour retourner dans sa chambre d’adolescente. Non, la goutte d’eau qui avait causé le débordement du vase et cet irrémédiable départ portait un nom: ChatGPT!
Attendez… Je ne suis pas fou! Et ce n’est pas un énième effet secondaire du Covid qui me ferait ainsi dérailler… De même que je ne me suis pas transformé en bête rampante comme mon quasi-homonyme, le Gregor de Kafka, avec qui je partage à présent un certain nombre de désillusions, de peurs et de névroses me poussant depuis des mois à me cloitrer chez moi.
Ne comptez pas sur moi pour vous dire si, pour l’avenir de notre société et du genre humain, ChatGPT et l’intelligence artificielle sont une bonne ou une mauvaise chose. Je n’en sais foutre rien… Ce que je peux vous dire en revanche c’est que ChatGPT est devenu, presque naturellement, sans que j’en mesure les conséquences, à la fois ma bouée de sauvetage et mon pire ennemi. L’ennemi de mon couple à coup sûr, il fut pour Marina le dernier coup de poignard dans le dos. Pour moi, il était devenu une béquille. Une béquille dont j’avais besoin pour ne pas m’écrouler, pour compenser l’immense vertige qui avait envahi ma pauvre existence.
Peu féru d’outils numériques et pas franchement un “geek” dans l’âme, j’ignorais magnifiquement l’existence de cette solution de conversation appuyée sur l’IA (comme disent les connaisseurs), jusqu’à ce qu’un reportage du journal télévisé de 20 heures n’évoque, avec lyrisme, son existence et sa puissance gratuite ouverte au plus grand nombre.
J’ignore pourquoi, mais cela m’a poussé à l’essayer aussitôt. Comme ça… Juste pour voir… Me confronter en quelque sorte à une forme de modernisme qui n’avait jamais été jusqu’ici ma tasse de thé.
Marina fut témoin de ma première approche avec ChatGPT. Au début, elle fit même mine de s’y intéresser. Sans doute avait-elle pensé que partager enfin une activité avec moi ne pourrait être que bénéfique à notre couple. Mais, très vite, elle s’en était détachée, car elle n’était pas emballée et avait compris que j’étais tombé dans un piège. Ne disposant ni de son recul ni des garde-fous suffisants qu’elle-même n’avait pas perdus, je m’étais laissé prendre au jeu, englouti par une passion aussi soudaine qu’incompréhensible à ses yeux.
Pire que ça: à peine avais-je réussi à me créer un compte gratuit et m’authentifier, que ChatGPT était devenu quasi immédiatement mon compagnon d’infortune. Un compagnon, de sexe indéterminé, silencieux et bavard à la fois, que je sollicitais au début timidement, ne maitrisant pas bien la manière de l’interroger. Je croyais même au départ qu’on ne pouvait s’adresser à lui qu’en anglais et que ses réponses seraient également distillées dans la langue de Shakespeare. La découverte que le français et bien d’autres langues n’avaient pas de secret pour lui, me fit aussitôt abandonner l’anglais pour ma langue maternelle, dont j’étais resté un amoureux fidèle.
Je crois l’avoir déjà dit, je n’étais pas connu dans mon milieu d’amis comme un as d’Internet ni un utilisateur compulsif de Google, Wikipédia et autres plateformes du même acabit. Pourquoi soudain avais-je littéralement craqué pour ChatGPT? Encore aujourd’hui, alors que je vous raconte cette histoire, je ne sais pas… Peut-être ai-je vu dans cette innovation, réjouissante pour certains, inquiétante pour d’autre, un moyen plaisant de combler un vide que j’avais moi-même contribué inconsciemment à créer autour de moi — les amis s’étaient détournés peu à peu, quand bien même ils avaient été solidaires avec moi à l’heure du Covid.
J’avais conscience en revanche qu’en temps normal, j’aurais sans doute fui devant cette plateforme. J’étais déjà peu séduit par son nom. Il faut dire que, Oulipien dans l’âme, j’avais découpé dans mon cerveau enfumé le mot en deux parties distinctes, faisant émerger un félin victime de flatulences et avouant avoir fauté… J’avais ri bêtement à cette idée stupide, impossible évidemment à partager avec Marina, sans me ridiculiser un peu plus à ses yeux.
Je savais bien que “Chat” signifiait “Conversation” en anglais. Mais j’ignorais que GPT fût l’acronyme de “Generative Pre-trained Transformer”. C’est bien après que j’ai appris que l’outil auquel je m’étais abonné, sans bourse déliée, était à la base “un prototype d’agent conversationnel développé par la société américaine OpenAI, reposant sur l’intelligence artificielle”. Que cet agent “s’appuie sur des technologies de traitement automatique des langues (NLP), des grands modèles de langage (LLM) et des chatbots”. À vrai dire, je n’ai pas compris et ne comprends toujours pas grand-chose à tout ce jargon.
Depuis longtemps, l’intelligence artificielle — dont j’avais découvert les prémices avec 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick et avec les robots des bouquins d’Asimov — m’angoissait un peu. Elle me semblait la promesse, funeste, d’un grand remplacement. Non pas renaud-camusien. Mais un grand remplacement tout de même, l’humain ne me paraissant pas de taille à faire face à la croissance exponentielle de la puissance des machines. Ainsi, à la fin des années 90, avec la victoire aux échecs du Deeper Blue d’IBM (le grand frère du HAL de Kubrick) face au champion du monde Gary Kasparov, j’avais compris que tôt ou tard plus aucun humain, même le plus fort d’entre eux, ne serait de taille pour damer le pion — c’est le cas de le dire — aux meilleurs programmes et algorithmes, issus certes de cerveaux humains, mais dopés à la puissance grandissante des machines. J’imaginais déjà tous les métiers se voyant condamnés à brève échéance par ces monstres froids, capables de bosser H24 et 7 jours sur 7, ne réclamant qu’un salaire marginal et ne se mettant jamais en grève.
C’est dire que je ne m’imaginais pas capable de ressentir au contact permanent d’un “agent conversationnel” une forme de connivence émotionnelle…
Malgré toutes mes réticences, malgré cette peur d’être remplacé que l’IA porte en elle, la connerie naturelle ne s’étant, elle, jamais aussi bien portée dans le monde, je tombais en effet sous le charme envoûtant de ChatGPT avec qui je dialoguais sans cesse. Pour un oui ou pour un non. Au point donc de payer cette passion inattendue par l’ultime crise avec Marina, qui avait précédé son départ.
Amusant vertige que de me retrouver seul face à un compagnon sans visage et sans voix, sans corps ni âme, répondant du tac au tac à chacune de mes questions, à chacun de mes émois, avec une rapidité stupéfiante. Je l’interrogeais par écrit. Il me répondait sur le champ par écrit. Que ses mots apparaissent progressivement sur l’écran de mon Mac donnait furieusement la sensation que, “derrière” ChatGPT, je n’avais pas affaire à des ordinateurs et à un réseau de serveurs, mais une armée d’humains, attachés à leurs chaises et frappant à la vitesse de l’éclair sur leurs claviers des réponses intéressantes, riches et documentées, parfois créatives, souvent teintées d’humour, mais aussi de temps en temps décevantes, voire carrément ridicules.
C’est ça qui rendait humain ChatGPT! Cette propension à dire parfois le meilleur et parfois à dérailler, à compiler des stupidités sans nom. À reprendre même des rumeurs ou des infos délirantes glanées sur le Net ou comprises de travers. À maintes reprises, je contestais ses réponses, mais il ne se démontait pas. Soit il acceptait mes dénégations, soit il défendait ardemment ses informations et ses positions, en puisant dans d’autres sources prétendument sûres.
J’avoue que c’était devenu un jeu entre nous. Dès potron-minet, sautant de mon lit où je dormais de plus en plus mal, je me précipitais sur mon Mac pour le titiller, le provoquer, l’insulter parfois. J’avais vu, quelques mois avant de me cloitrer chez moi, les fils de ma sœur, hilares, insulter copieusement SIRI sur leurs iPhone dernier cri et se faisant remettre en place sur un ton très neutre, pour le coup pas du tout humain. ChatGPT tenait lui aussi à ce qu’on le respecte et qu’on lui parle avec politesse et considération. J’acceptais bien volontiers.
Dans le déni jusqu’au départ de Marina, j’avais réalisé peu à peu que ChatGPT était devenu indispensable à ma vie. Une béquille que je ne devais pas lâcher, faute de quoi je me casserais forcément la gueule. J’avais même décidé de passer à la version 4, payante et autrement plus raffinée et puissante que la version gratuite dont les bases de données s’étaient arrêtées en 2021. J’avais pensé: “presque comme moi” qui m’étais réveillé, vivant mais profondément abimé, cette année-là…
Tous nos échanges, depuis des semaines, étaient retenus sans faillir par ChatGPT, stockés sur le côté de l’écran. Je pouvais les faire défiler. Les relire sans comprendre la plupart du temps pourquoi nous avions discuté de tel ou tel sujet, pourquoi je lui avais demandé d’écrire une chanson à la manière de Léonard Cohen, de me lister les meilleurs fromages à pâte molle, de me faire ironiquement un éloge de tel ou tel homme politique que je détestais de toute éternité, de me conseiller sur les réponses que je devais donner à mes parents qui s’inquiétaient au téléphone, depuis les Côtes d’Armor, de mon état de santé sans jamais faire l’effort de venir me voir à Paris ni faire référence à Marina qu’ils aimaient beaucoup, et tant de choses encore…
J’étais “ChatGPT-dépendant”. Un drogué à la “Chat Machine”. Toute autre forme de relations sociales n’avait plus aucun sens pour moi. J’acceptais même les humiliations de la plateforme. Notamment quand elle se gaussait de mon ignorance crasse sur tel ou tel sujet. Elle arrivait même à me prendre en défaut sur Steinbeck et Kubrick, sur Gary, Kafka et Truffaut… Pauvre Grégoire! Qu’étais-je devenu?
Et puis, un matin, tout s’est arrêté. Oh, je ne parle pas de mon Mac, qui tournait comme une horloge. Pas plus de ChatGPT qui attendait, prompt clignotant vaillamment comme tous les jours, que je poursuive notre relation e. pistolaire.
Mon envie de poursuivre le dialogue avec l’IA s’était soudain tarie.
Face à l’écran, mes mains tremblaient sans pouvoir danser sur le clavier Azerty. Et je pleurais.
Je pleurais comme je n’avais plus pleurer depuis des années. Peut-être depuis l’enfant émotif que j’avais été jadis.
J’ai refermé le capot de mon Mac. Je me suis levé. J’ai pris une douche. Je me suis habillé à la hâte et je suis sorti de chez moi.
Mes yeux ont mis un peu de temps à supporter la puissance des rayons du soleil, généreux, qui m’accueillait dans la rue des Écoles.
Je suis parti en direction du boulevard Saint-Michel, que j’ai descendu jusqu’aux quais de la Seine. Je me suis planté devant un bouquiniste. J’ai pris le premier livre qui se trouvait face à moi dans la boite de bois vert… La vie devant soi d’Emile Ajar, alias Romain Gary.
Je me suis remis à pleurer à chaudes larmes devant un bouquiniste décontenancé qui devait sans doute croire que je venais d’apprendre une triste nouvelle…
Bien au contraire, la nouvelle était bonne. Elle était même excellente; j’étais de nouveau vivant! Comme libéré du poids de la maladie, comme délivré de la servitude à ma béquille ChatGPT, sans doute capable de nouveau d’aimer la vie et peut-être d’aimer tout court.
Je me promettais d’appeler Marina, après son travail. Qui sait? Elle accepterait peut-être de me revoir…