Le Ciel prétendu
Elle prit place en face de l’inconnu, et comme cela, malgré la tasse de matcha qui ne suffisait pas à la cacher, malgré le brouhaha ambiant, toutes les digues tombèrent et elle se mit à pleurer, Diane,
c’est le prénom qu’elle avait donné à la demande du barista, Diane parce que c’était un prénom que l’on n’avait pas besoin d’épeler, Diane parce qu’elle ne se sentait pas comme un événement inattendu et incongru lorsqu’elle le prononçait, Diane parce que son vrai prénom était un non-événement qui s’en croyait et qui n’aurait pas dû exister, Diane éclata en sanglots devant un inconnu qui n’avait rien demandé, et les paroles de sa cousine lui couraient dans la tête,
Il n’y a pas de ciel pour nous, disait Ancha, sa cousine, quelques années plus tôt, avant le départ de Tahia — Diane pour le pays de tous les possibles,
quand le badakome aura sonné l’apocalypse, ajoutait Ancha, on réunira les Hitler de la Terre et tous seront jugés; les Marley, les Mandela, les Pierre, les Theresa; oui, ils et elles ne sont pas du même bord de ce que c’est qu’être humain mais ils et elles sont grandes, au sens de signifiantes, dans la dignité comme dans la bêtise, on leur demandera ce qu’ils ont fait de leur court séjour sur Terre et ils auront de quoi répondre, ensuite moi, disait encore Ancha, moi on m’appellera pour me demander ce que j’ai fait de grand, et tout ce que je répondrai, c’est que j’ai servi de la banane verte au ragoût de coco à des ventrus inutiles, ce sera tout ce que j’aurai à dire et Allah aspirera de la salive entre ses dents divines pour me signifier son dédain,
elle pensait à tout cela, assise en face de l’inconnu qui se garda bien de la regarder ou de lui demander ce qui lui prenait de pleurer ainsi en public, et à travers le rideau de buée elle vit une phrase-néon fixée au mur du café d’en face, Paradise is where I am, elle se demanda pourquoi nous nous mentions ainsi à longueur d’époque pour justifier l’absurdité de notre apparition sur Terre, cela lui donna l’envie de pleurer de plus belle et c’est ce qu’elle fit, laissant le dôme exploser encore une fois sans pouvoir se l’expliquer,
elle avait laissé une main rôder sur la table, comme dans les films, mais l’inconnu n’y posa pas la sienne, il prépara son sac et se leva, non sans avoir allumé ses écouteurs Bluetooth pour être certain que la misère humaine n’atteindrait au moins pas ses oreilles, et ce fut une autre main qui se posa sur la sienne; elle leva les yeux et vit une femme couverte d’au moins six couches de vêtements qui lui disait ben alors Madame, ça va aller regardez, je pue et pourtant je souris, il faut sourire Madame, et elle sourit, pas sincèrement mais pour lui faire plaisir, c’était ce qu’elle savait faire le mieux, plaire, même à cette femme qui puait, qui schlinguait, qui empestait la chips et la cigarette et peut-être un peu les sécrétions vaginales et le chewing-gum à la chlorophylle
elle a levé la tête et le fil de ses pensées s’est rompu
*
Diane c’est le prénom de son amie d’enfance, une fillette à la coiffure de dame: peu fournie à la base de la nuque puis de plus en plus volumineuse à mesure que l’on montait vers le sommet de la tête, pour finir en apothéose sur un carré long flottant qui lui allongeait le visage et soulignait, on ne sait comment, ses yeux sombres délicatement posés sous son front bombé, elle voyait encore Diane penchée sur un cahier écrivant la lettre à n’ouvrir sous aucun prétexte tant qu’elle ne serait pas de retour sur son île, cet endroit lointain où elle s’en allait, lâchant la main de ses amis, les abandonnant à l’amorce du carnage qui s’annonçait aux portes de ce petit pays où elle vivait en visiteuse,
la guerre ça fout en l’air, rien d’autre, ça détruit ce qui construit le mieux l’esprit d’un enfant: la continuité; le temps ne passe plus, ne guérit plus: il fuit et on passe sa vie à lui courir après, parce qu’on sait que sous ses airs de route, c’est un pont, et qu’au moindre poids supplémentaire votre univers peut s’effondrer comme un seul homme,
depuis trente ans elle court,
et elle s’étonne aujourd’hui d’être essoufflée,
le poids, peut-être, pourtant pas si important;
les enfants, la maternité;
le divorce, la décennie à tenter de faire couple;
toutes les raisons, tout, pourvu que l’on n’évoque pas la vraie, la seule, celle qui sourd en elle par flots irraisonnés depuis ce jour de fuite 1994, c’est ainsi qu’elle nomme le mois de son départ, Fuite, et ce torrent sous-terrain charrie les hurlements qu’elle n’a jamais entendus, les bras qu’elle n’a pas rattrapés, les têtes qu’elle n’a pas enterrées, les vies dont elle ignore si elles ont été sauvées ou happées par la lame, les vies abandonnées à leur sort et dont elle s’attribue à elle seule, quelle arrogance, la responsabilité, parce qu’elle a pu partir, elle,
elle était jeune avant tout cela, mais avant le départ tout était simple, un bungalow de paille avec un palmier nain au centre qui perçait le toit — fantaisie paternelle — une cour de gravier et de galets, un coin pour jardiner avec Doriane, Landry, Valéry, Pablo et Badaoui, son frère, sous la supervision de Jérôme le gardien qui semait à ses heures perdues des pervenches, des roses et un hibiscus, celui aux fleurs bien garnies bien rouges qui évoquaient la danseuse de flamenco qu’elle regardait à la télé,
son univers était fait de cela, et d’autres terres aussi, qu’elle s’interdisait d’évoquer à présent qu’ils étaient de retour sur l’île natale, parce que tout le monde venait de quelque part, et elle venait de partout, et l’idée de provenir de tous les endroits était si incompréhensible que le fait de l’expliquer dévorait toute la conversation, c’est ce qu’on lui disait sans cesse, tu manges toute la conversation, tu parles trop, on te pose une question simple tu réponds par une histoire rocambolesque où il est question d’avions et de départs précipités, on dirait que tu n’as rien à dire alors tu brodes pour meubler, ou alors tu as trop à dire,
elle n’y comprenait rien, à ces oppositions, puisqu’à priori elle racontait, comme les autres, ce en quoi consistait son être; n’était-ce pas ainsi que l’humanité procédait, ne s’agissait-il pas, pour se faire accepter d’un groupe, de raconter d’abord un bout de son histoire afin de lier son existence à celle de l’autre, de dire que l’on venait aussi d’un point A pour aller vers un point B, n’était-ce pas là l’essence de toute conversation humaine, mais la sienne semblait-il était si riche qu’elle en appauvrissait chaque rencontre, puisqu’aucun aspect de sa personnalité n’était construit de manière simple; telle habitude avait été contractée à l’occasion de tel épisode qui avait commencé dans tel pays pour finir dans telle ville, durant les cahots d’un trajet intempestif, et il fallait saisir chaque élément de l’histoire pour comprendre le tic en question ou l’aversion pour un fruit; mais qui es-tu à la fin, n’y a-t-il aucune boîte dans laquelle on puisse te faire rentrer,
la guerre ça fout en l’air tout ce qui fait sens, pour ceux qui la vivent comme pour ceux qui la fuient, seulement quand on la fuit, et ce n’est pas pour se plaindre surtout pas, il ne faudrait pas exagérer, mais pour tenter de comprendre, quand on la fuit, donc, on ne porte aucune écorchure pour preuve de ce que l’on a enduré, mais on en porte en soi l’imminence, l’empreinte du seuil de l’horreur; quand on l’a échappé belle, siffle toujours à notre oreille la douille de Kalachnikov qui nous a manqué de peu, un vague arrière-goût de et si infuse notre langue et notre palais et nos mots et nos gestes,
nous nous tenons ainsi dans l’antichambre des probabilités, réfractaire à toute prise de décision pour la suite de la vie, car quelque chose en nous sait, au fond, ce que cette dernière signifierait: que l’on a tourné la page, que ce qui a failli nous arriver s’est bien produit pour d’autres après notre départ,
d’autres que nous connaissions, d’autres avec qui j’avais l’habitude de jouer, d’autres qui ont été là pour m’écouter pleurer, d’autres avec qui j’ai fui les aboiements d’un chien ou bu un verre de soda, d’autres qui m’ont montré les étoiles un soir d’anniversaire et avec qui j’ai contemplé les hippopotames qui déboîtent leur mâchoire en se prélassant dans un lac dont je ne connaissais pas le nom, celui au bord duquel se sont installés plusieurs restaurants et j’ai encore le goût des poissons minuscules dans la bouche;
de cela il est hors de question parce que ce serait déchirant que de l’accepter, non pas l’événement en soi — pas le choix — mais le fait d’avoir tourné le dos, l’acte d’avoir fui,
et elle a beau se dire qu’elle n’était qu’une enfant à l’époque, elle n’en a pas moins fui l’évidence, l’innommable,
aussi dans ce café elle hésite à sortir une pièce de sa poche pour la tendre à la dame puante car si elle lui donne ce qu’elle réclame, elle accepte dans la même action que cette dame pue et manque de tout, alors que si elle reste là, dans son indécision, ou dans son incapacité à donner — je ne peux pas, c’est tellement plus confortable que je ne veux pas —, elle lui assure sa volonté de l’aider tout en refusant qu’elle puisse être dans pareille situation,
alors elle sourit avec dépit, hausse les épaules, et espère, espère pour cette femme que la vie sera plus douce et que l’effort se fera plus grand, que la rage de vaincre inondera ses jours,
juste après le départ dépité de la femme, son téléphone sonne: c’est Nour, son amie d’enfance, non, l’amie de la seconde enfance, celle qui a débuté après le grand départ, Nour la première à lui avoir cédé une place à ses côtés le jour où elle est arrivée en classe, cheveux tressés à la va-vite, Maman qui marchait vite, trop heureuse d’avoir pu l’inscrire, et elle qui regardait ses propres vêtements, son jean fleuri et sa chemise par trop solennelle, les regards des autres en demi-sourire, de moquerie ou de surprise elle n’aurait su le dire,
dans cette classe où les clans s’étaient déjà formés, elle avait bien intégré l’interdiction de parler comorien, sous peine de recevoir un jeton de la part du directeur; certains contournaient ce relent de l’ère coloniale mais elle, elle s’y accrochait comme à une bouée, parce que si elle parlait comorien, alors elle perdrait toute attache avec ce présent devenu trop vite un passé, ce lieu d’où elle avait été déracinée brusquement par la chance d’être étrangère sur une terre en phase d’être brûlée, ce lieu qu’elle avait, elle le pensait sincèrement, trahi après qu’il l’eût accueillie et nourrie dans tous les sens du terme,
si elle parlait comorien elle disait adieu à l’École Internationale des enfants de diplomates, elle quittait Pamela et ses confidences graves qui parlaient de frottements des corps à un âge bien trop précoce, elle quittait le chien du voisin qui les poursuivait elle et son frère quand ils rentraient de chez Pamela ou de chez Jihanna, si elle renonçait au français à l’école elle épousait un combat qui n’était pas celui de ses semblables puisque ses semblables elle les avait abandonnés, nos semblables ne sont pas ceux qui partagent avec nous le même lieu de naissance, nos semblables ce sont ces cœurs qui ont vibré aux mêmes sons que nous, nos semblables c’est un terme qui change de forme au fil des âges, on ne peut l’assigner à une seule catégorie de personnes sinon on le fige et il ne saurait être figé,
si elle renonçait au français elle perdait la seule origine qu’elle se connaissait, puisqu’elle était arrivée dans ce pays qu’elle venait de quitter à l’âge où l’on commence à créer les souvenirs que l’on visitera toute sa vie durant,
si elle renonçait au français, langue vernaculaire chez les enfants de diplomates en pays étranger, elle perdait ce qu’elle avait comme repère et sa vie se perdait dans l’inconnu, mais pas seulement, dans le néant,
et comme elle refusait de renoncer au français même entre élèves, les autres enfants lui intimaient l’ordre de taire son enfance selon eux privilégiée, puisque passée à l’étranger; les autres s’écoutaient entre eux raconter leurs souvenirs, et dès qu’elle ouvrait la bouche pour évoquer les siens et l’incertitude et la sidération d’avoir dû laisser son lieu suspendu au-dessus de l’horreur, entre les “et si” et les “certainement la laideur”, on se taisait, on parlait d’autre chose, on se mettait à parler comorien, parce que tu comprends à demi-mot que personne ne veut t’entendre te plaindre, petite privilégiée, de ce à quoi tu aurais échappé, tu es partie, non? Tu as été sauvée, d’un conflit qui ne te regardait pas, cela ne nous regarde pas, nous ne sommes pas ainsi, nous, nous ne nous réveillons pas un matin pour nous découper les uns les autres, et que faisais-tu dans cette contrée sauvage de toute façon, eh bien voilà, alors, de quoi te plains-tu, puisque cela ne te concernait pas,
elle fermait les yeux et pensait à son père resté sur place, au milieu des corps qui déjà jonchaient les routes, elle ne le savait pas mais son corps s’en doutait, une nausée imparable s’emparait d’elle chaque fois qu’elle pensait à son père et elle priait car une fois, en allant au bord du lac manger des glaces, un restaurateur l’avait pris pour un Burundais et s’était mis à lui parler en kirundi, alors elle se demandait à présent “si ce même restaurateur est devenu comme ceux qui ont arraché un œil à l’épicier qui nous vendait du Fanta, à Maman et à moi, est-ce qu’il le prendra pour un Tutsi ou pour un Hutu?”, et elle s’en allait, où elle ne savait, mais s’en aller c’était cela la priorité, et puis ce qui concerne un humain ne nous concerne-t-il pas tous, pourquoi nous sentions-nous en sécurité quand nous étions loin de la tourmente, pourquoi,
elle appuie sur la touche verte pour répondre à l’appel de Nour, mais il y a trop de bruits, je ne t’entends pas, dit Nour, elle se lève et sort du café, Nour l’a appelée pour lui dire au revoir car elle se trouve à l’aéroport, et alors cela la saisit d’un coup, la culpabilité de ne pas avoir accompagné Nour à l’aéroport, sa seule réponse quand elle ne contrôle rien, pardonne-moi, Nour,
— mais de quoi, mon amie?
C’est moi qui aurais dû t’accompagner,
et elle sourit,
— toujours prête à dégainer la culpabilité, toi, pour éviter le sentiment d’impuissance, n’est-ce pas? Fahid est là, ne t’en fais pas, allez rentre chez toi chercher tes enfants, nos enfants puisque ce qui te fait du bien me fait du bien, et cesse donc de te tourmenter,
elles font leurs adieux, se promettent ce que les amis se jurent en sachant que cela ne se produira probablement pas, mais l’amitié c’est peut-être avant tout une alliance autour de l’espérance;
elle ne rentre pas tout de suite, son mari récupérera les enfants, elle a rendez-vous avec Metaxas la psychologue,
la porte est lourde mais elle pousse, la première fois elle avait exercé une pression trop faible et Metaxas s’était gentiment moquée de sa réserve, eh bien Madame, apprenez aujourd’hui que les portes de l’inconscient sont aussi lourdes que celles d’un château fort et que vous venez ici pour gagner du muscle dans les bras, elle entre et respire l’air rafraîchi par le bananier mâle trônant dans un pot, admire les couleurs des coussins de soie sur le lit adas, s’y assoit et regarde Metaxas qui a pris place dans son fauteuil,
vous avez pleuré, vous, n’est-ce pas, si j’en crois ces sillons sur vos joues, elle acquiesce timidement et lui dit que son titre de séjour n’a pas été renouvelé, parce que la préfecture est bondée et mal organisée, donc pas de panique elle sera en règle, mais il faudra encore se battre et elle en assez de se battre, toute sa vie il a fallu qu’elle se batte seule pour les choses élémentaires et elle s’en sent incapable et elle se trouve faible et capricieuse de reculer devant la moindre difficulté, à croire qu’on lui a trop mâché le travail lorsqu’elle était enfant alors que pas du tout, on lui a appris à se débrouiller, elle a vu son père soulever des montagnes en tant que ministre d’un pays où tout est toujours à construire, sa mère toujours présente s’est démenée pour que chaque jour il y ait sur la table de quoi se nourrir au retour de l’école, alors elle ne voit vraiment pas ce qui a pu lui manquer, ni pourquoi elle faiblit dès qu’il s’agit d’insister auprès des instances administratives,
peut-être parce que vous avez dû, toute votre vie, insister non pas pour avoir à manger ou un toit sur la tête, mais pour que l’on accède à vos demandes, pour gagner un peu de considération? peut-être portez-vous le poids, non seulement le vôtre, mais celui de vos parents, les choix qu’ils ont dû faire à contresens de leurs tripes, ceux de vos ancêtres?
elle rétorque immédiatement que ses parents ne pouvaient lui donner plus, ils faisaient de leur mieux, comme nous tous et toutes, la vie c’est le contexte et les possibilités, et des possibilités elle en a eu, on l’a envoyée en France afin qu’elle poursuive ses études ce n’est quand même pas rien, ils méritent le respect et la bienveillance et pas ma colère,
qu’a-t-on fait pour faciliter votre séjour en France, demande Metaxas? Eh bien on m’a envoyée chez ma sœur, et qu’a-t-on fait pour faciliter à votre sœur la prise en charge de la jeune femme que vous étiez? Eh bien,
les larmes remontent et il lui demande ce qui se passe, là, dans son corps, et où,
elle désigne sa poitrine, une immense détresse, l’impression de tomber dans un abîme à rebonds, départs et chutes sans fin, le besoin de s’accrocher à quelqu’un, vite, pour perdre cette sensation de sombrer,
vous rendez-vous compte, dit enfin Metaxas, que votre refus d’en vouloir à vos parents ne dessert que vous? Leur en vouloir ce n’est pas les insulter, ni être ingrate, c’est accepter de ressentir au plus profond de soi la tristesse que l’on vous ait lâché la main alors que vous ne saviez pas encore marcher, et que comble du comble on soit resté aveugle à votre détresse plutôt que de vous rassurer, puis que l’on ait ensuite exigé de vous que vous rentriez dans le rang, que vous deveniez une femme de société, que vous trouviez un travail dont on serait fier, que vous fassiez plus que vous ne pouviez, c’est cela l’abîme que vous ressentez, et l’urgence aussi, l’urgence d’y arriver pour prouver votre valeur, et le sentiment que parce que rien n’est exceptionnel puisque nous vivons tous les mêmes sentiments, alors le vôtre ne compterait pas, c’est de tout cela que vous avez le droit d’en vouloir à vos parents, non parce qu’ils sont mauvais, mais justement parce qu’ils étaient bons, parce qu’ils sont là pour qu’on leur en veuille, parce que si le mur ne peut offrir un appui pour se reposer, alors il ne peut être qu’un mur contre lequel frapper du pied pour s’envoler vers l’avenir, et un jour, une fois prête, pardonner
il vous faut pardonner, et pour pardonner il vous faut en vouloir, car on ne peut tenir rigueur ni pardonner à qui que ce soit de ce pour quoi on ne lui en veut pas,
sur la pointe des pieds,
je me suis approchée
en regardant marcher
tout mon passé derrière…
c’est ce que chantait M’âme, la chanteuse interprète guitariste qui avait conçu, avec Hortense et Diane, ce beau spectacle musical autour de la maternité puis qui avait disparu sans laisser de trace, comme un courant d’air,
mais se demandait-elle, cesse-t-on jamais de regarder notre passé marcher derrière nous, et celui-ci cesse-t-il jamais d’exister?
voulez-vous me raconter, dites, à quoi ressemble votre abîme?
Elle baisse la tête, sa gorge se serre, d’instinct elle rentre les pieds en arrière, comme une voiture qui freine devant un passage clouté désert pourtant, mais sait-on jamais, c’est sa phrase fétiche, sait-on jamais, je pourrais blesser en hurlant ma blessure, c’est ainsi que la plaie s’est retrouvée coincée dans sa gorge, coupant le corps en deux,
parler, il lui faut parler pour pardonner, exposer pour voir, et tout le monde verra mais tant pis, tant pis, fini de louvoyer, elle aussi sera exposée un jour par ses enfants et s’en excusera, alors autant y aller, et elle y va, démêle une à une ses cordes vocales et chante les rebonds de son abîme,
celui de vos commencements qui ne sont pas les nôtres
des combats que nous ne porterons pas
le relais, je vous le laisse: c’est le monde d’après que je prépare
celui des rêves, celui des mythes, celui qui attend derrière la porte de la caverne de vos peurs et de vos rêves brisés
les nôtres ne s’y briseront pas: non pas que nous valions mieux que vous, ô non:
mais à y user furieusement vos ongles vous avez creusé des tunnels
laissez-nous y entrer, c’est suffisant si on s’y faufile un à une
vous avez mangé, pour nous, l’obscurité
laissez-nous, pour vous, boire le soleil.