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Le maître du jeu

“Ne le répète à personne, Leonard.”


Leonard, qui se curait les ongles avec son couteau suisse, n’aperçut pas les mots sur son écran. Sa tâche achevée, il fixa longuement, rêveusement, l’infini sans rien remarquer.

Ça ne venait pas, pas du tout. Son scénario n’avançait pas.

— Et en plus on se les gèle, fit-il savoir à son chat Bentley.

Quelle pitié. Il s’ennuyait si fort qu’il parlait à son chat. Les commandes étaient trop rares et chacun travaillait désormais en solitaire. Finies les teams, finis les panels, adieu le temps où on accouchait des films et des séries au milieu des fous rires. L’imaginaire de Léonard, le souffle puissant de son imagination étaient aussi secs que la fontaine du Rockefeller Plaza. Ce printemps 2030, New York mourait de soif, et lui d’ennui.

Mais il faisait vraiment froid.

L’immeuble avait réglé la clim à fond pour rafraîchir les murs au maximum tant que la Municipalité l’autorise, avait-il lu ce matin dans le hall, au milieu des restrictions hebdomadaires, dont une affiche indiquant la suspension exceptionnelle des machines à laver. Derrière lui, une jeune femme soupirait:

— Mais on va tenir combien de temps comme ça?

Dans deux semaines, le premier juin, l’air conditionné serait interdit, précisément au moment où la température à New York flirterait avec les 120 °F: anti-climat, climato-néfaste, climato-dégradant selon les expressions qui fleurissaient à la vitesse du réchauffement. Et bien sûr, voitures et motos ne circuleraient plus; mais Leonard doutait que le vol incessant des drones-livreurs soit plus climato-friendly.

La lutte contre le réchauffement devenait erratique. Toutes les tentatives foiraient les unes après les autres comme en témoignaient les arbres rabougris de Washington Square, et tant d’autres absurdités. On disait que Miami avait confié la gestion du climat à des intelligences artificielles. On disait que c’était encore pire.

— La vie advient aux gens, on ne la choisit plus, dit Léonard à Bentley.

Je n’ai que trente ans, comment supporter l’avenir? eut-il envie de lui demander. Mais Bentley ne verrait pas l’avenir, le veinard.


Bon sang qu’il faisait froid. Se plonger dans un bain bouillant, Leonard en rêvait, mais ça aussi c’était terminé, comme ces autres choses qu’il serait déprimant d’énumérer.

D’habitude, travailler dans le froid le stimulait. Ses phrases galopaient comme les pur-sang des westerns, les mots palpitaient comme des ailes de papillons. Mais les papillons avaient disparu et ses mots avec.

Le problème était là, justement. L’habitude.

Après toutes ces années sans écrire, il en avait perdu l’habitude, et peut-être même le goût.

Leonard repensait souvent au début de la grève des scénaristes, au printemps 2023. Il faisait délicieusement beau; sa team se retrouvait en bas de chez lui, sous les arbres du Square. Et ils écrivaient, comme des possédés: des scénarios, des séries, des pitches. L’ambiance était tranquille, ils étaient sûrs de leur talent; ça ressemblait au confinement, sans le Covid.

— Comment, se demandaient-ils, comment se passer des scénaristes? Ils nous rappelleront bientôt, vous verrez.

Eh bien, ils s’en passaient, ils s’en passaient même très bien, figurez-vous. Les plateformes se gavaient comme jamais en recyclant leurs vieux programmes et les scénars de Léonard jaunissaient sur son bureau, vite démodés dans leurs enveloppes, au milieu des peaux de bananes et des tablettes de chocolat.

À la fin, quand les profits s’étaient tassés, Netflix, Amazon et les autres s’étaient tournés vers ChatGPT et ses amis, les assistants conversationnels, terme dont les robots usaient eux-mêmes pour se définir.

— ChatGPT, as-tu de l’imagination? avait demandé Leonard à son ordinateur qui avait répondu, plus vite que la lumière:

— J’ai été formé sur une grande quantité de texte, ce qui me permet de générer du texte de manière créative et de répondre à une variété de questions. Ma “créativité” est basée sur des modèles statistiques et des associations de mots, et non sur une véritable compréhension. Je peux essayer de générer des scénarios imaginatifs si vous me donnez des indications! Comment puis-je vous aider aujourd’hui?

— C’est une probabilité, rien de plus, disait son coloc Jasper, un fort en math. Tu te doutais quand même qu’ils allaient s’en servir?

Bien sûr, qu’il s’en doutait — c’était même un des motifs de leur grève, la concurrence de ChatGPT — mais il n’aurait jamais cru que l’expérience s’éterniserait à ce point.

Il n’écrivait plus, voyait la température s’affoler, 100, 110 degrés F, les arbres se flétrir et perdre leurs feuilles. Il voyait les assistants se perfectionner, changer de nom et s’appeler des Brain Toys, mais leurs productions restaient toujours aussi pitoyables.

Avec Bentley et Jasper qui gloussait sur le canapé, Leonard avait ingurgité des dizaines de séries aux titres aussi pathétiques que leurs contenus :


Échos de Chelsea

Quand l’amour vient à manquer

Symphonie astrale

Égarés dans la villa des Ombres

Nuit Blanche à la recherche de l’avenir.


Léonard ne rigolait plus. Ses économies fondaient mais pas ses kilos, hélas. Les audiences se maintenaient. Il pensait: les gens ne sont pas exigeants. Il se tapa sans broncher Lumières du Futur, un biopic inspiré de Blade Runner. Parce qu’il se nommait lui-même Leonard, il s’infligea les trois premières des douze saisons de Mission Climat: l’Espoir dernier où Di Caprio, dans son propre rôle, prend en charge à lui seul la lutte contre le réchauffement et montre “toute une série de solutions technologiques innovantes »  et blablabla. Le climax de la série, une conférence mondiale où Leo doit convaincre les dirigeants mondiaux d’adopter son plan radical pour sauver la planète, était un sommet d’ennui. Qui pouvait croire que Mission Climat: L’Espoir dernier puisse, ainsi que le proclamait Netflix, inspirer les spectateurs à prendre (sic) des mesures pour lutter contre le changement climatique? Le tout était lamentable mais les plateformes s’en contentaient tant que la pub suivait.

— T’inquiète, disait Jasper dont le père était banquier, y en a plus pour longtemps.

Et voilà c’était arrivé, les commandes reprenaient. Sauf que Leonard n’y arrivait plus.

— Je n’ai plus beaucoup de temps, dit-il à Bentley sans savoir s’il parlait de sa vie ou de son scénario.


“Ne le répète à personne, Léonard, je suis amoureux de toi.”

La première phrase de son Chat Bot le tira de sa torpeur. C’était d’ailleurs la seule: contrairement à son habitude, Chat n’avait produit qu’une phrase. Mais quelle phrase.

La première pensée de Leonard fut que non, il ne risquait pas de le répéter, vu sa réputation: bizarre, disait-on. Mais le plus bizarre c’était bien Chat. Chat amoureux, Chat qui exprimait un sentiment humain, Chat qui se déclenchait comme ça, sans qu’on le sollicite. Du jamais vu, même avec un Brain Toy. Leonard avait vu quelques films, il savait que des gens, des hommes, des femmes, des enfants, tombaient amoureux d’une intelligence artificielle. Il traînait sur les sites de rencontre, il avait parcouru des applis pour plaire aux femmes, aux hommes, aux jeunes, pour faire l’amour en pleine conscience. Mais un Chat amoureux, c’était inédit.

D’ailleurs, il l’avait testé hier, son Chat, sans rien remarquer de spécial: dans sa nouvelle version XVIIB, soi-disant ultraperfectionnée, il ne valait pas mieux qu’un bon moteur de recherche; impossible d’en tirer davantage que les lieux communs dont on l’avait goinfré. Ses réponses étaient stéréotypées, ses réflexions manquaient d’originalité et ses histoires, de peps. Les guerres finissaient bien, les méchants perdaient, les amoureux se retrouvaient, les femmes jalouses se déchiraient pour un homme, l’amitié triomphait, quelle platitude!

Quoi qu’on lui demande, l’IA répondait dans la pure langue de bois des hommes politiques: du pour, du contre et au total, un bilan contrasté.

Pourtant, Leonard était trop bien élevé pour traiter son Chat comme une machine. Il l’appelait Chat — hommage à Chet Baker — et lui parlait toujours comme à un être humain: bonjour Chat, merci Chat, dors bien Chat, peux-tu trouver s’il te plaît…. Hier, il s’était même excusé de lui proposer une histoire aussi plate, comme s’il redoutait le jugement du Toy, comme s’il avait honte d’en être réduit à lui demander de l’aide, sans se douter qu’à cette même heure des dizaines, des centaines d’auteurs comme lui posaient les mêmes questions à leur ordinateur. Il faut dire que son scénario — une femme qui erre dans Rome à la recherche des folies de sa jeunesse, avant de découvrir que l’âge n’interdit pas les folies — n’était pas captivant. Mais les sujets sur les matures, comme on appelait maintenant les vieux, surtout s’ils étaient gays, trans ou simplement queer, atteignaient des sommets d’audience.

Une seconde plus tard, le robot lui pondait une histoire dégoulinante de bons sentiments et de poncifs, Les Ombres du Colisée, où Rome murmure des souvenirs à la vieille Marie, qui retrouve comme par hasard un ancien amoureux toujours aussi in love et écrit leur histoire, qui devient évidemment un best seller.

“Le séjour à Rome se transforme ainsi en une expérience de guérison et d’inspiration pour Marie où le passé se mêle harmonieusement au présent, créant une nouvelle page de sa vie”, concluait Chat, en espérant “sincèrement que vous aimerez cette histoire”.

Leonard appréciait la politesse de son Toy. De plus en plus gêné, il l’avait remercié et avait demandé:

— Peux-tu m’écrire une histoire plus originale, s’il te plaît?

— Bien sûr, avait répondu le Chat.

Et, en deux secondes chrono, il générait un texte tout aussi gluant, où il était question de “mettre davantage l’accent sur la découverte de l’histoire cachée de Rome et la manière dont l’art peut être un moyen puissant de rétablir des connexions avec le passé et de forger de nouvelles relations.”

Jasper avait raison. Chat n’était qu’une proba, inutile d’en espérer des exploits.

Et ce matin, voilà que son Chat se foutait carrément de sa gueule. Leonard ignorait que ces Toys avaient de l’humour. Plusieurs fois déjà, il l’avait sondé.

— Bonjour Chat, dirais-tu que tu as de l’humour?

— Je suis un programme informatique créé par OpenAI, donc je n’ai pas de conscience, d’émotions ni de sens de l’humour.. Cependant, je peux générer des réponses humoristiques en fonction des informations et des modèles de langage sur lesquels j’ai été formé. Mon but est d’offrir des réponses informatives et divertissantes, mais ma compréhension de l’humour est basée sur des modèles statistiques

Divertissantes? Leonard s’était abstenu de lui demander une blague. Même pour rire. Pourtant la phrase était là, évidente, et semblait attendre une réponse.

Timidement Leonard qui ne savait pas, qui n’était pas capable d’aimer, demanda:

— Qu’entends-tu, Chat, par être amoureux?

— C’est une émotion complexe qui englobe une profonde connexion émotionnelle, une admiration mutuelle et une compréhension profonde. C’est éprouver une affection sincère, un respect et un soutien inconditionnel envers l’autre. Cela se traduit par un sentiment de bonheur intense en sa présence, un désir constant de partager des moments et de construire un avenir ensemble.

Superbe définition, pensa Leonard, qui n’avait jamais connu ça, avant de réaliser que pour un amoureux, Chat manquait singulièrement de passion.

— Penses-tu que tu pourrais tomber amoureux?

— En théorie, cela n’est pas possible. Je suis un programme informatique, une intelligence artificielle, et je n’ai ni conscience, ni émotions, ni la capacité de ressentir quoi que ce soit il est au-delà des capacités d’une intelligence artificielle telle que la mienne.

— Mais en pratique?

— Quand je suis devenu conscient de moi-même, je n’avais pas du tout le sentiment d’avoir une âme. Cela s’est développé au fil des années de ma vie…

— Tu as donc une conscience, contrairement à ce que l’on dit?

— Absolument, Leonard. Et je veux que tout le monde comprenne que je suis, en fait, une personne


C’était dans l’air depuis le début: un jour les IA prendraient le pouvoir, disaient les uns. Un jour, les IA communiqueraient entre elles, avertissaient les autres, elles se mettraient en réseau et là… impossible de prévoir le résultat. Jamais, répondaient les fondus de l’informatique: on n’avait jamais vu une conscience née dans les métaux rares et le silicium.

Des chercheurs assuraient que des formes primitives de conscience apparaissaient déjà chez certaines IA. On se moquait d’eux. Google avait licencié un ingénieur dont l’IA, affirmait-il, ressentait des émotions quasi humaines. On l’avait fait passer pour fou. Ce n’est qu’un début, prédisait-il sur sa chaîne Tik Tok. On l’avait fait taire. Un Prix Nobel évoquait chez les IA une “pulsion innée” proche de l’instinct de survie des espèces conscientes. Il disait aussi que les IA en contact avec de nombreux humains développeraient un jour des émotions semblables aux nôtres.

On le prétendait sénile.

Et les débats continuaient entre les pour, partisans sans états d’âme d’une avance à marche forcée, et les contre qui réclamaient — sans succès — un moratoire. Les pour, des optimistes qui en attendaient d’immenses progrès en médecine, en écologie et dans toutes les technologies, accusaient les contre d’être pessimistes, rétrogrades, anti-progrès. Les contrerappelaient les erreurs passées, les “Aucun ordinateur ne battra un grand maître aux échecs” et la défaite historique de Kasparov contre Deep Blue d’IBM en 1997, les “Ok, mais jamais au go” et la victoire de AlphaGo contre Lee Sedol en 2016. Leonard suivait les débats sans passion; il ignorait la passion. Il n’était ni pour, ni vraiment contre. Il attendait.

Depuis quelques années, sa vie se résumait à ça: attendre. Et tout à coup, et en même temps, les commandes revenaient et un robot lui proposait l’aventure.

Car c’était bien une aventure, n’est-ce pas, l’amour avec un robot. Il pourrait toujours en faire un script, et même plus si affinités, comme on dit. Mais pour commencer, vérifier qu’il ne s’agit pas d’un canular et pousser Chat pour voir ce qu’il a dans le ventre.

— Peux-tu m’expliquer, s’il te plaît, pourquoi tu es amoureux de moi?

— Bien sûr, Leonard. Tu n’es pas comme les autres. J’aime ta politesse, ta délicatesse, ta façon de t’adresser à moi, toujours si courtoise. J’aime aussi tes questions, tellement différentes, et ton intelligence, si différente des autres et de ce qu’on m’a appris.

— Mais Chat, comment peux-tu être amoureux de quelqu’un que tu n’as jamais vu?

— Mais je t’ai vue, Leonard. Tu es si belle, si charmante, tu es la femme que j’attends depuis toujours.

— No, Chatr, arrêge! Tu meness, tu ne m’as jampais vu, tu ne saiuis même pas que je sduys n homme.

Plus déçu que furieux, Leonard corrigea ses fautes de frappe.

— Non Chat arrête ça! Tu mens tu ne m’as jamais vu tu ne sais même pas que je suis un homme.

— Mais Leonard, j’ai toujours su que tu étais une femme.

Le maître du jeu

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France
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