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Le problème et la solution

« Monter et descendre dans les mots mêmes, c’est la vie du poète. »

Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace



Au restaurant Les Sens associés, j’étais le seul homme au milieu d’une bonne douzaine de femmes de diverses origines. Dans l’atmosphère bon-enfant et enjouée de l’apéritif, en attendant les commandes assez vite expédiées, nous formions un groupe cosmopolite qui pouvait plus ou moins inverser, fit remarquer la Japonaise Miwa, la célèbre Cène mythique de Leonard de Vinci, comme si nous en représentions une extension entièrement renouvelée, voire une sorte de Nations Unies au féminin. En fait, d’une manière plutôt informelle, modeste et guillerette, nous discutions au sujet de l’enseignement du français langue étrangère, quand Miwa raconta l’histoire drôle qu’elle employait avec ses étudiants pour les détendre face aux difficultés du genre des substantifs, car ils achoppent souvent là-dessus :

— Un Anglais dit : « il y a un mouche » et le Français de le corriger aussitôt : « Non, une mouche. » L’autre alors d’observer : « Vous avez décidément de très bons yeux ! ».

La tablée éclata de rire.

La bien pétillante Québécoise Denise en profita pour nous révéler son moyen féministe, tout aussi humoristique, pour enseigner le genre à ses étudiants étrangers. « Le » ou « la » ? « Le pluie » ou « la poivre » ? « Un ou une humeur » ? se demandent-ils, en effet, sans cesse.

— Alors, voilà, dit-elle sur un ton piquant et gouailleur, je pars d’un modèle qui facilite bien les choses : le mot problème est masculin. Pourquoi ? Parce que les hommes sont LE problème. Et alors quelle est LA solution ? C’est la femme, bien entendu, donc le mot est féminin.

La petite assemblée sourit en s’inclinant devant la légèreté plaisante du procédé mnémotechnique.

— Cependant, se risqua la Persane Feriel, férue de rhétorique, ça ne fonctionne pas pour tous les substantifs, puisque, par exemple, nombre de mots comme membre, ministre, dentiste, thérapeute, malade, noble, journaliste, violoniste, pianiste, ou témoin, sont des mots génériques non genrés, dits épicènes qui font office de neutre inclusif où la fonction prime sur l’identité. Un membre/une membre, un notaire/une notaire, le journaliste/la journaliste, etc. La forme du mot ne change pas selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme, seul l’article y marque le genre du référent dans le discours. En réalité, il n’y a guère de qualités proprement sexuelles aux mots.

— Effectivement, précisa l’inclusive Sénégalaise Hissa, il y a plein de mots et de noms épicènes comme celui de notre invité de la Martinique, Dominique, termes qui brouillent les cartes en ayant la même forme au masculin et au féminin.

— Et des mots androgynes, renchérit la Suisse Ingrid, comme un/une après-midi, dont l’identité de genre n’est pas arrêtée, mot indifféremment masculin ou féminin, c’est optionnel, et qui participe des deux tout en conservant le même sens.

La Slave, Irina, de descendance scandinave, y inséra son avis, en posant son verre d’aquavit déjà vide.

— D’autres expressions sont hermaphrodites, comme les mérous bisexués, et peuvent changer de sexe, c’est-à-dire complètement de sens selon qu’on les emploie au féminin ou au masculin. C’est le cas de un/une espace, avec son sens typographique au féminin, ou avec le crêpe/la crêpe ou encore dans le livre/la livre. C’est aussi le cas de mi-temps : dans le domaine du sport d’équipe, la mi-temps désigne une pause au milieu d’une partie, alors que dans l’univers du travail, un mi-temps désigne quelqu’un qui n’est pas employé à plein-temps.

— Il y a tout de même LE voile, rétorqua d’un ton plus militant la Brésilienne Flavia, qui connote la dissimulation, le mensonge, l’hypocrisie, l’endoctrinement religieux et patriarcal, en comparaison avec LA voile, qui renvoie à la mer, à l’air, à l’évasion, à la liberté, à la vie. Il y a tout de même une tendance en faveur de l’énergie vitale féminine dans la langue. Pensons aussi à tous ces termes péjoratifs qui désignent l’univers masculin et pour lesquels il n’y a, heureusement, pas de féminin, c’est significatif, comme filou, escroc, bandit, pirate.

En tant qu’homme catapulté dans l’existence, et acceptant plutôt bien ma pilosité hormonale et aussi ma part de féminité, je me sentais tout de même quelque peu interpellé.

— Alors, si je comprends bien, osai-je sur le mode léger de la plaisanterie, je suis le seul porteur d’une prostate invité parmi vous, mais je représenterais un « problème » à cause de cette détermination biologique ? Puisque l’organe dont j’ai hérité à la naissance est féminin, est-ce que ça peut éventuellement compter pour réduire la gravité du problème et m’acquitter sur sentence pour circonstances atténuantes ? Est-ce que cette malheureuse glande pourrait contribuer à ma solution ?

Certaines se mirent à rire et à protester affectueusement : « Mais non, pas toi, Dominique, on ne te vise pas personnellement », « tu es un homme décent qui défend notre cause », « tu es un tyran et une canaille, les deux genres à la fois », « c’est de l’humour pédagogique, on s’amuse un peu ».

Cependant, Leila, d’origine marocaine, en bonne stratège apparemment inflexible et un peu pince-sans-rire, me remit à ma place en avançant sa tour sur l’échiquier.

— En fait, persifla-t-elle, tu représentes bien LE problème historique du patriarcat et tu dois le reconnaître, Dominique. Tu es le dernier rejeton responsable de tous ceux qui, à travers des siècles d’usage, ont chargé les dénominations féminines de sens péjoratif ou de dérision, comme un coureur/une coureuse, un courtisan/une courtisane ou un gars/une garce, sans oublier la litanie accablante de mots féminins comme galère, catastrophe, débandade, maladie, tempête, prison, ruine, etc... Il n’y a vraiment que des solutions menstruées au grand problème masculin.

Dans ce cas, si je saisis correctement, ajoutai-je d’une manière tant bien que mal toujours badine, cette assemblée semble offrir bien des solutions féminines à mon problème masculin, de sorte que vous en seriez toutes et chacune comme autant d’« amulettes » prophylactiques, beau mot talisman, soit-dit en passant, qui a, d’ailleurs, changé de genre dans l’histoire pour bénéfiquement se féminiser ?

Plusieurs s’en amusèrent, en une sorte de vague quorum qui semblait diplomatiquement chercher à désamorcer quelques tensions naissantes. Ce qui m’encouragea à poursuivre mes plaisanteries de potache.

— Mais comment comptez-vous me résoudre comme problème ? En vous répartissant la solution ou en vous partageant le problème ? S’agit-il d’une solution au pluriel comme amour, ce substantif qui, avec délice et orgue, est de genre masculin au singulier, mais devient féminin au pluriel ? À quoi pensez-vous concrètement ?

Et les solutions fusèrent, par jeu, à moitié sérieuses, à moitié amusées : « en te coupant le dessert », « en te privant de vin », « en t’expulsant de notre table conviviale », « en te travestissant », « en te faisant changer de sexe », « en te castrant »,…

— Contentons-nous de lui confier l’addition, suggéra la pragmatique Américaine, Madison, toujours prompte à trouver des issues avec son air narquois et ironique.

La tablée s’esclaffa.

— Autrement dit, ajoutai-je, comme le clamait l’espiègle Einstein, que j’aime bien citer de temps en temps pour faire l’important, pas de solution sans problème. Créons alors un Comité de Sauvegarde du Problème !

Et l’Hispanique Angela répliqua en une pirouette œcuménique :

— Ou plutôt, pas de problème sans solution, et ainsi que le devisait un/une sage – ah ! tiens un autre mot neutre, non-genré : « Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne fasse empirer. »

— Tout compte fait, si je comprends bien, dis-je, il n’y aurait pas de problèmes, il n’y aurait que des solutions, non ?

L’Allemande Wanda tenta de nous sortir de cet imbroglio ludique :

— Pourquoi ne pas suggérer d’instaurer un ministère des Problèmes et des Solutions où nous serions tous et toutes des solutionnaires ? D’ailleurs en allemand, soleil et pont sont féminins. Quand on demande à des germanophones de décrire un pont dans une langue neutre comme l’anglais, ils le féminisent en lui appliquant des stéréotypes de genre tels que belle ou fragile, alors que les Espagnols pour qui le pont est masculin, vont recourir à des clichés genrés comme fort et solide. Le problème est là, dans les stéréotypes enfouis dans la langue.

La Française Marianne intervint pour arbitrer la discussion et l’orienter vers des nuances savantes, car elle paraissait avoir des idées bien arrêtées sur la chose :

— Il me semble que l’appartenance sexuelle n’est qu’un élément parmi d’autres et n’épuise pas l’identité, laquelle est plurielle de toutes façons, entre ce que je suis (mes déterminations culturelles, sociales, politiques) et qui je suis (ma singularité et la multiplicité de mes expériences). En outre, le genre grammatical des mots ne renvoie pas au genre sexuel ni au genre social. Le substantif bouquin n’est pas plus mâle que le mot page n’est femelle, ou villa n’est pas plus fille que taudis n’est garçon, ou l’esprit n’est pas plus une caractéristique masculine que la nature, un trait féminin. Il en est de même pour issue et passage ou souci et difficulté ou encore sortie et aboutissement. Le fauteuil n’est pas réservé aux hommes comme la chaise aux femmes. En tout cas, c’est mon avis. La dérivation a donné des mots valorisants et dévalorisants dans les deux genres grammaticaux, comme guérison mais aussi plaie au féminin ou encore peine au féminin et tracas au masculin. Il y a aussi des mots sans féminin et des mots sans masculin, ce qui ne nous empêche pas de nous parler et de nous entendre entre chromosomes X et Y dans le monde réel, du moins on peut l’espérer.

L’Hébraïque Nava, qui est une habituée des interprétations ferventes de textes, sortit de sa discrétion pour suggérer, en souriant, une invitation finale à l’amiable :

— On constate manifestement que le moyen distrayant de Denise a l’avantage de susciter la réflexion, mine de rien. N’aurions-nous pas intérêt à trouver ensemble des solutions à nos différences qui soient du côté de notre humanité commune, puisque nous allons tous et toutes finir avec une étiquette au gros orteil et notre squelette au fond d’une fosse ou en poussière dans une urne ? Pourrions-nous concevoir un monde commun bien qu’hétérogène parce que construit de nos singularités, où chacun et chacune puisse se réaliser et se compléter les uns les autres ? Rassembler plutôt que séparer, avec nos cerveaux qui nous permettent d’apprendre tout de même des choses qui ne sont pas dans nos gènes ? Je vote en faveur d’une nouvelle forme de transhumance pour l’humanité. Suture plutôt que rupture, je dirais pour conclure, ce qui nous sortirait des enclos d’entre-soi et ouvrirait sur un nouveau vivre-ensemble.

— Une trans-solution en somme ? entendit-on de la Grecque Sofia, qui souriait d’enthousiasme en misant sur ce pont de concorde civique. Je soutiens sans réserve et je vote moi aussi pour de telles solutions en devenir !

Cela suffit pour voir nos verres se lever et se rapprocher dans la décontraction d’un toast. Nous allions sans doute revenir sur le sujet, car il y a du travail en perspective. Pour le moment, notre quarteron d’habituées semblait simplement heureux d’échapper (échappatoire, nom féminin) à tout apartheid (nom masculin).

Les commandes arrivaient.

La serveuse vint jeter son grain de sel final au milieu des plats :

— Je vous écoutais distraitement et je suis tentée de vous demander si vous savez qu’en latin, potio, nom féminin, a donné à la fois la potion magique et le poison létal, dans les deux cas un breuvage et une boisson. Si ça peut aider à vous réconcilier… Je précise que j’étudie le latin en ce moment, c’est pourquoi je me permets… Je ne travaille ici qu’à temps partiel.

Les idées se rallièrent allègrement là-dessus tandis que nous trinquions de nouveau.

D’une cordiale égalité, l’appétit était au rendez-vous.

Le problème et la solution

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Québec
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