top of page

Le voleur enchanté, épisode 2

Le voleur enchanté, épisode 2


(© Vanessa Popovitch)


Résumé de l’épisode précédent

Michel Van Loo, détective privé, refuse la mission que veut lui confier le frère maudit de son amie Anne, un rexiste en fuite condamné à mort par contumace, restituer les tableaux volés pendant l’occupation à un Juif qu’il a dénoncé aux nazis. Or, la victime, revenue des camps de la mort, le charge de retrouver sa collection de tableaux…

 

— Tu tires une drôle de tête, me fit remarquer Federico qui prenait le soleil sur le pas de la porte tandis que M. Blum s’éloignait en direction de la place des Bienfaiteurs.

Federico tenait le salon de coiffure (où travaillait Anne) juste en dessous de mes modestes bureaux.

— Un problème de digestion difficile, dis-je lâchement avant de regagner ma tanière.

Je pris une feuille de papier, traçai deux colonnes. Dans la première, l’auteur du vol. Beni. Prêt à restituer son larcin. Dans la seconde, la victime, Blum, qui veut récupérer ses biens. Présentée ainsi, l’enquête semblait bouclée avant même d’avoir démarré. Pourtant, je me sentais incapable de tracer une ligne joignant les deux personnages. Fallait-il renoncer à cette mission, comme je m’y étais engagé devant Anne ? Je fixai le chèque que venait de me remettre Blum avec un air désolé. Seul un élixir magique pouvait me sortir de ce dilemme.

Je me laissai tomber sur la banquette en moleskine de mon bistrot favori, vidai en trois gorgées la gueuze grenadine que le serveur avait déposée sur la table dès qu’il m’a vu entrer et en réclamai une autre. À ce moment, Hubert vint me rejoindre.

— Vous ajouterez un thé ! dis-je au garçon qui revenait déjà avec ma consommation.

— Non ! Un café filtre ! corrigea Hubert. J’ai besoin de quelque chose de fort.

— Que se passe-t-il, Hubert ? Ton fils, Alain, vient de perdre sa première dent de lait ?

— Rebecca a reçu une visite qui l’a bouleversée.

— Je sais, Marc Blum. Il sort de mon bureau.

— Non : Anne. Ton Anne !

J’empoignai mon verre mais ne parvins pas à y tremper mes lèvres ; j’avais soudain l’impression qu’elle goûterait le carton.

— La réapparition de son frère l’a complètement bousculée. Elle se sent incapable de réagir. Rebecca lui a conseillé d’exiger de lui qu’il disparaisse à jamais de sa vie, sans laisser la moindre trace de son passage.

— Une minute, s’il te plaît.

Je mis la main sur son bras. Hubert leva les yeux au ciel. Il savait par Rebecca que j’avais refusé de façon véhémente de m’occuper des tableaux que son frère avait volés.

Il prit un deuxième café filtre, signe d’une grande agitation, et me fit remarquer que mon comportement n’était guère dans l’air du temps.

— Sept ans que la guerre est finie. La page est tournée. Personne ne souhaite se souvenir des privations, des angoisses, même des exactions de l’occupation. Ni de la brutalité de la Gestapo ou de la bêtise repoussante des collabos belges wallons comme flamands. Même les rescapés des camps refusent d’évoquer leur calvaire.

— C’est ce que m’a avoué ton ami Blum.

— Tout le monde, les rescapés les premiers, désirent reconstruire leur vie sans être plombés par les horreurs de la mémoire. Mieux vaut l’amnésie que la paralysie qui frappe ceux qui s’enfoncent dans le souvenir ou la vengeance. Il faut aussi que la ribambelle des enfants nés dans la joie de la libération ne porte pas sur leurs épaules la ronde macabre que leurs parents ont dansée et qu’ils grandissent dans un monde nouveau, propre, plein de promesses !

— C’est ainsi que tu éduques ton fils ?

Hubert hocha la tête.

— Mais ne te trompe pas… (Il se frappa le front) Mon cerveau n’a rien oublié mais il est fermé à double tour. Conséquence de cet état d’esprit, la vengeance est rangée au placard. Les collabos qui ont échappé aux lourdes condamnations prononcées dans les mois qui ont suivi l’arrivée des Alliés survivent désormais l’esprit tranquille. Ils n’intéressent plus personne. La justice n’a plus envie de remuer le couteau dans la plaie qui risque de réveiller des douleurs entretemps cicatrisées. Même le chef des rexistes, Léon Degrelle, coule des jours heureux en Espagne d’où personne n’entend plus le faire extrader. Pour refaire le procès de cette époque ? Remuer toute la boue ? Non, merci. Trop de politiciens revenus aux affaires veulent éviter de voir rappeler leurs lâchetés, voire leurs compromissions avec l’Ordre Nouveau, au début de la guerre.

— Donc, Benedicte Van Soest, devenu Ricky Janssens peut dormir sur ses deux oreilles et sur l’énorme butin qu’il a mis de côté après avoir envoyé en déportation leurs propriétaires juifs ? Tout ça ne te révolte pas, bon Dieu ? Garçon, une bière ! Et vite ! Et toi, Hubert ?

Il commanda un thé, mit un sucre entre ses dents et commença à laper la boisson encore bouillante. Où voulait-il me mener avec cet exposé ? À accepter la mission de l’ex-frère d’Anne ? À me comporter comme mes compatriotes, yeux fermés et narines bouchées ?

— Oui et non, répliqua Hubert.

Avec ce genre de réponse agaçante, je retrouvais l’esprit tortueux de mon pharmacien favori – néanmoins mon meilleur ami.

— Inutile de te confronter à ce faux Janssens. Tu ne le supporterais pas et tu le ferais payer à Anne. Ce qui te met hors de toi plus que ses crimes, c’est qu’il soit son frère, qu’il partage le même sang.

Je le corrigeai immédiatement. Je ne croyais pas à la rédemption des collabos des nazis.

— Personne n’a le droit de leur pardonner. Passer l’éponge parce qu’ils avouent leurs péchés et qu’ils prétendent s’en repentir ? Je laisse ça aux curés !

S’il ne partageait pas mon opinion, Hubert ne la discuta pas. Il se contenta de continuer son petit manège thé-sucre. Après un long silence, il reprit la parole.

— Quelle forme géométrique, vois-tu ? Un triangle avec Anne-Benedicte-Michel ? Ou un carré ? Avec un quatrième protagoniste, mon ami Marc Blum.

Je poussai un soupir. Comment pouvais-je faire semblant de l’ignorer alors que j’avais accepté son chèque ?

Hubert me regarda les yeux brillants de malice, un petit sourire aux lèvres. Tel que je le connaissais, il avait évidemment une solution pour me sortir de l’impasse.

Une solution qui s’appelait Federico.

Ah oui ! Je devinai son plan. Mon cher propriétaire, qui avait ouvert un salon de coiffure lorsqu’il a immigré d’Italie à la fin des hostilités avait fait le coup de feu avec les partisans communistes pendant la guerre d’abord contre les milices fascistes de Mussolini puis contre les troupes allemandes. Il lui arrivait de temps d’évoquer avec ses deux amis, venus en Belgique avec lui, les frères Motta, la « belle époque » où ils passaient « à la question » (mais avec retenue, hein, Michel !) les fascistes dont ils s’étaient emparés pour connaître les dépôts d’armes ou glaner des informations sur la stratégie de leurs chefs. Ils se vantaient de l’efficacité de leurs « méthodes » qui leur avaient permis des prises de guerre et des renseignements très précieux. A entendre leurs éclats de voix et leurs rires, ils avaient pris beaucoup de plaisir à accomplir « leur boulot ». Et nous entraînaient à boire à la santé de leurs exploits, de leurs victimes et de leurs « meilleures années ». Salute!

— Pourquoi ne pas laisser Federico et les deux Motta faire le sale boulot ? Ils adoreront tourner ton beau-frère à la broche pendant que tu en récolteras les meilleurs morceaux.

— Je t’interdis de qualifier ce type de beau-frère !

Je criai si fort que le serveur accourut, suivi du patron, craignant qu’on ne m’égorge dans leur établissement.

Ainsi que l’a deviné Hubert, Federico accueillit le projet avec ravissement.

— Oun fasciste ? (Il claqua des mains) Il y a trop longtemps que jé né mé souis pas farci un facho. Tou me rajeunis de dix ans ! Je préviens immédiatement les Motta. Ils vont accourir ventre à terre.

Restait à organiser la rencontre entre les trois ex-partisans italiens et l’ex-chemise noire carolo. Je répugnais de mêler Anne à ce guet-apens. Mais je ne pouvais pas lui cacher la proposition d’Hubert et l’accord de son patron. Elle accueillit la nouvelle mieux que je ne le craignais.

— Ne crois pas que je souffre du moindre état d’âme. Mon frère n’existe plus. Il a bien cherché ce qui va lui arriver. Federico nous tire une grosse épine du pied, à toi comme à moi. En remerciement, je suis prête à faire des heures supplémentaires pour colorer en mauve ses vieilles clientes. Et même à supporter leurs affreux clebs qui me mordillent les mollets pendant que je torture leurs maîtresses.

Federico partageait ma réticence à mêler Anne au traquenard. Elle porterait cette trahison sur sa conscience, quoi qu’elle dise.

— Où loge ce stronzo ?

Anne lui avait déniché une chambre dans un misérable hôtel près de la gare du midi. Je renonçai à lui demander si c’était elle qui payait la note. Federico se frotta les mains.

— Andiamo ! dit-il aux Motta en faisant de grands gestes du bras.

Je leur avais résumé les détails de l’histoire en mêlant la confession de Beni à sa sœur et le récit de Marc Blum.

Une demi-heure plus tard, Federico revint dans mon bureau en tirant une drôle de tête. Notre plan semblait si simple. Ben/Ricky lui remettait sa part du plan du trésor, le nom de ses complices, l’endroit approximatif de la cachette. Ensuite, on allait chercher les quatre autres morceaux du plan auprès de ses camarades et on déterrait le trésor qu’on restituait en grande pompe. Qu’est-ce qui avait grippé le mécanisme ?

— On est monté à sa chambre, commença Federico à bout de souffle comme s’il avait couru. Mais dès qu’on a passé la porte, ton Ricky il a cochonné le travail.

— Il a refusé de parler ? Il n’a pas eu peur des Motta ?

— Ce stronzo ne parlera plous à personne, Mickèlè. Il est mort. (Comme j’avais du mal à avaler la nouvelle, il précisa, en mettant son index tendu contre sa tempe). Ce voyou s’est toué. Finita ! Basta ! Il ne sert plous à rien ni à personne.

Beni suicidé ? En était-il sûr ? N’a-t-il pas été supprimé par un de ses complices qui se doutait de sa trahison ? Qui avait compris que Beni était prêt à se mettre à table ?

Federico agita une enveloppe sous mon nom.

– Il a laissé oune lettre pour Anne. Je suppose qu’elle reconnaîtra son écriture. Lis-la. Tu saisiras immédiatement la raison de son geste.

J’appelai Anne et lui demandai de nous rejoindre. Federico lui répéta ce qui venait de se passer. Elle ouvrit l’enveloppe, lut la lettre avant de me le passer.

« Très chère sœur adorée,

D’un geste désespéré à un autre. Au moins, cette fois, je me montre cohérent.

Moi qui t’aimais tant (et toi aussi tu m’aimais, je m’en souviens, c’est même le seul souvenir heureux que j’emporte avec moi), j’ai souffert que tu m’aies haï dès le jour où j’ai changé de peau, enfilé une chemise noire pour rejoindre mes amis d’enfance, Polo, René, Luc, Bebert et Jean-Jean dit P’tit Robinet. Je me suis dit que tu finirais par comprendre, peut-être même à partager mes idées, à admettre que la patrie était en danger, son âme sur le point de sombrer si des jeunes gens courageux et idéalistes ne reprenaient pas le pays en main. Deux camps allaient se disputer notre Europe chrétienne. Eux et nous. Il n’y avait pas de milieu, de place pour des demi-mesures, ce prêchi-prêcha de tous ces politiciens pourris qui ont failli faire disparaître notre royaume dans les années trente. J’étais fier d’avoir choisi le bon camp. De porter l’uniforme, présent au premier rang, quand les Allemands ont parcouru les boulevards de notre bonne ville de Charleroi. J’étais là quand on a hissé le drapeau à croix gammée sur l’hôtel de ville. Et encore quand Degrelle a défilé avec la Légion wallonne place Charles II devant l’église Saint-Christophe. Nous allions réveiller notre vieux pays engourdi, empêcher ses principales richesses de filer aux mains des étrangers venus s’installer chez nous pour nous piller et transformer sournoisement notre esprit séculaire. Notamment les Juifs. On m’a appris à crier “Mort aux Juifs !” Je criais comme on me l’ordonnait sans en comprendre la signification. Je n’avais jamais rencontré de Juif, on ne m’en avait jamais parlé, ni à l’école, ni à la maison. Je suis sûr que tu n’en savais pas plus que moi. Mais on m’a expliqué que ce sont eux qui siphonnaient les industries et les banques de notre pays, de notre région, qui volaient nos concitoyens. Quand je l’ai compris, il m’était plus simple de les haïr, de les dénoncer, d’en faire la chasse jusqu’à ce qu’ils débarrassent le plancher.

Peu à peu, le sort de la guerre a tourné. Comment ? Je ne l’ai pas très bien compris. Les Allemands semblaient imbattables, triomphants, tout puissants. Ils avaient réussi à bousculer tous ces vieux pays malades en quelques mois. Or, voilà que tout partait en vrille. Au lieu de se révolter contre leurs maîtres, les esclaves de Staline l’aidaient à repousser les troupes allemandes venues pourtant les libérer. Et les Américains, des pragmatiques qui n’étaient pas censés se mêler des affaires européennes, se dépensaient sans compter pour écraser Hitler et l’ordre nouveau. Bombardements aveugles, populations civiles écrasées sous les bombes. Leur violence a entraîné notre violence. Plus notre cause devenait désespérée, plus nous nous accrochions à l’idée que nous pouvions encore contribuer à inverser le cours de la guerre, à réveiller nos concitoyens pour qu’ils nous rejoignent, qu’ils combattent avec nous, qu’ils résistent aux envahisseurs. Mais les gens sont tellement lâches, opportunistes. Prêts à se jeter dans les bras des vainqueurs, quels qu’ils soient. Indifférents à leur idéologie. Alors que nous nous battions pour une utopie.

Vaincu, écrasé, pourchassé, que me restait-il lorsque les Alliés ont repris le pays ? Assister au sacre des résistants qui avaient terrorisé le pays pendant les derniers mois de la guerre ? Nous étions couverts des cendres, débris d’un rêve tellement plus grand que nous, qui s’était refermé sur nous comme un suaire. Notre château de cartes effondré, piétiné par des armées étrangères. Peu à peu, j’ai remis en question mon engagement, analysé mon aveuglement, réfléchi aux actes que j’avais commis et qui à l’époque me paraissaient si glorieux. Comme beaucoup de mes camarades, je me suis réfugié à la Légion étrangère pour lécher mes plaies, continuer le combat tant que faire se pouvait. Là, on m’a ordonné de tuer des Viêts. Puis en Algérie, des Arabes. Pourquoi pas ? Mais le cœur n’y était plus. Les combats n’avaient plus le même sens. Protéger, conforter l’empire colonial français ? Ça ne signifiait rien pour moi.

Dès que j’ai débarqué dans les jungles d’Indochine, j’ai senti la débâcle annoncée. Aucun idéalisme n’animait mes camarades. Dont certains avaient adopté les méthodes des nazis (beaucoup d’anciens de la Wehrmacht et de la Gestapo nous avaient rejoints).

Un ami m’a rendu conscient du bourbier dans lequel je m’étais enfoncé. Il combattait avec moi. Un Italien, Matteo. Qui a combattu jadis en Afrique orientale avant de s’opposer à Mussolini. Pourquoi s’est-il engagé à la Légion ? Il me l’a expliqué mais je ne l’ai pas bien compris. Il parlait du sens de l’honneur, évoquait l’honneur du combat, ce genre de mots un peu pompeux qui l’empêchait de revivre comme un simple civil. Il avait besoin de se mettre au service d’une cause et d’un drapeau pour donner un sens à son existence. C’est lui qui m’a appris la réalité des camps d’extermination. Je n’en avais jamais entendu parler. Certes, des rumeurs circulaient sur le sort des Juifs que les Allemands chassaient des territoires qu’ils avaient conquis. Il se disait que certains étaient éliminés. Mais les camps de la mort, c’était autre chose, un projet industriel d’extermination. La destruction d’une race entière. Non, je te jure que jamais je n’aurais imaginé ça. Tellement en contradiction avec nos idéaux. Il a fallu que Matteo m’ouvre les yeux. Tu dois savoir que j’ai aimé Matteo. Presqu’autant que toi. Il a été ma bouée de sauvetage, il a permis à ma pauvre cervelle de survivre après avoir implosé. Je l’ai convaincu de quitter la Légion ensemble. Plein les bottes ! J’en étais si heureux. Jusqu’à ce jour où il a sauté sur une mine. A cause d’un geste idiot. Nous avancions à quelques mètres l’un de l’autre dans une zone apparemment sûre. J’ai lancé une plaisanterie. Matteo n’a pas bien entendu. Il m’a demandé de répéter tout en s’approchant de moi. Et boum !

J’ai accompagné le rapatriement de son corps en Italie, fait la connaissance de sa sœur et de son père dans un village des Abruzzes. Avant de revenir en Belgique malgré le risque d’être arrêté. J’en avais assez de courir comme une poule sans tête. Je ne savais plus où aller. Plus de futur sans Matteo. Je voulais te revoir, ma sœur adorée, t’expliquer tout ce que je viens de t’écrire. Mais, dès que tu as aperçu le bout de mon nez, j’ai lu dans tes yeux un tel dégoût, un tel rejet que j’ai saisi que cette perspective était une fois de plus une illusion. Quand on s’aventure dans un sens, faire marche arrière est impossible, interdit. Reste à assumer la route qu’on a prise à contre-sens même si on est conscient d’avoir commis une monumentale erreur.

Ne te crois surtout pas responsable le moins du monde de la décision que j’ai prise de tirer le rideau. Comme tu me l’as dit, je suis mort dès que j’ai revêtu l’uniforme des rexistes. Je m’en vais. C’est mieux pour tout le monde et égoïstement surtout pour moi. Basta ! comme disait Matteo. Ciao et buona fortuna ! »

L’enveloppe contenait aussi un bout de carton, le morceau de la carte du trésor que détenait Beni.

J’attendis la réaction d’Anne. Elle ne tarda pas. Dès que je terminai ma lecture, elle s’écria.

— Si ce petit salopard croit m’avoir cette fois à l’émotion, il se trompe.

Je n’osai pas ajouter que, dès que le scalpel du médecin-légiste allait le découper en rondelles, il rabattrait son caquet ! Je me tournai vers Federico.

— As-tu prévenu la police ?

— Un appel anonyme d’une cabine téléphonique de la gare.

— Et le réceptionniste de l’hôtel ?

Il me fit un clin d’œil.

— Tu nous connais. Nous avons attendu qu’il s’absente pour monter et on s’est défilé par la porte arrière.

Et maintenant ? La piste du trésor était aussi froide que les pieds de Benedicte.

— Cette lettre nous donne quelques noms, observa Anne. Polo, René, Jean dit P’tit Robinet.

Des surnoms et pas de noms de famille…

Anne parut sur le point de s’endormir.

— Tu te sens bien ?

— Ne t’en fais pas, Michel. Ni chagrin, ni colère. Juste une immense lassitude.

Elle reprit la lettre de son frère et la découpa en petits morceaux avant que je n’intervienne.

— De toute façon, à quoi bon la conserver ? Comme tu le dis, elle ne contient pas la moindre indication utile.

Je me grattai la tête. Comment diable tirer le fil rouge qui menait de Beni au reste de la bande ? On possédait un cinquième du plan mais bien malin qui nous mènera aux quatre autres pièces du puzzle. C’est d’Hubert, qui nous avait rejoints, que vint l’illumination.

— Pourquoi ne pas consulter le dossier de Benedicte au greffe du conseil de guerre de Charleroi ? Il contient peut-être quelques clés, et si ça se trouve le nom de ses complices condamnés en même temps que lui.

Brillante suggestion mais comment accéder à ces dossiers qui ne sont ouverts qu’aux avocats…

— … ou à la famille des condamnés, intervint Anne.

Je hochai la tête. Bien sûr mais était-elle prête à découvrir le détail des turpitudes de son frère, la description minutieuse, clinique, de chacun de ses actes de violence, les brutalités, peut-être les meurtres ainsi que la preuve qu’il avait dénoncé aux autorités d’occupation plusieurs citoyens de la région, notamment des Juifs qu’il a ensuite dépouillés ?

Sans la moindre hésitation, elle s’empara d’une feuille blanche et commença à écrire une lettre à l’auditeur militaire. De sa belle écriture calligraphique, elle annonça la mort de son frère, condamné à mort par contumace, et sollicita, en sa qualité de seule survivante de la famille, l’autorisation de consulter son dossier.

Quelques jours plus tard, elle reçut une réponse positive. Sans perdre de temps, elle se rendit avec moi le jour même au conseil de guerre de Charleroi. La vigilance s’étant relâchée autour des dossiers de la collaboration qui commençaient à se perdre sous la poussière, personne ne fit obstacle à ce que je m’assois avec elle à la table où un greffier apporta le dossier Van Soest et consorts. Un dossier épais dont quelques feuillets commençaient à jaunir.

— Ton frère n’a eu droit qu’à du papier de mauvaise qualité…

— Il ne méritait pas un suaire en soie…

La lecture des pièces s’avéra aussi pénible que je le craignais. A un certain moment, Anne se leva et m’abandonna pour aller fumer une cigarette dans le couloir, me dit-elle. Elle resta absente près d’une demi-heure, ce qui permit de lui épargner la description des agressions sanglantes de sa bande de rexistes, le nom de ses victimes et l’inventaire des biens abîmés, volés ou détruits. Je m’attardai plus spécialement sur le nom de ses co-accusés. Une vingtaine dont la moitié avait été condamnée par contumace. Morts ou en fuite, disait laconiquement le parquet. Manifestement, l’enrôlement de Beni à la Légion étrangère sous une fausse identité n’avait pas été repérée par les services de l’auditorat militaire.

La peine des onze prévenus qui avaient comparu allait de cinq à vingt ans d’emprisonnement. Au cours des années, la plupart d’entre eux avait bénéficié de libération anticipée.

Inutile de me lancer sur la piste des disparus. Si les autorités judiciaires ne leur avaient pas mis la main au collet, ce n’était pas moi qui allais les retrouver. Il est vrai que la traque s’était considérablement ralentie. Restaient les condamnés dont je notai soigneusement l’identité et l’adresse complètes. Tous vivaient à l’époque dans la région de Charleroi. Mais ils avaient dû se perdre dans une grande ville ou à l’étranger après leur séjour en prison.

En sortant du palais de justice, j’entraînai Anne dans un bistrot qui affichait fièrement brasser sa propre bière, ce qui nous remit un peu les idées en place. Je lus à haute voix les notes prises au greffe. Il y avait trois Paul, quatre René, deux Luc (l’un d’eux était-il les Polo, René et Luc cités par Beni dans sa dernière missive ?), un seul Albert (dont il n’était pas précisé le surnom) et, miracle, un Jean Pauchet, dit Jean-Jean, dit P’tit Robinet. Béni soit le flic consciencieux qui avait mené l’enquête.

?
Belgique
bottom of page