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Les mains d'Enzo

Les mains d’Enzo se posent légères, sur les épaules d’abord, et demeurent. Il y a dans ses paumes la chaleur qui a manqué. De chaque côté pareillement s’installe le poids du soin. Alors les pouces ; les pouces préhensiles d’homme, qui savent prendre pour faire – les pouces intransigeants retiennent la chair et tout ce qui, dedans, souffre ; viennent à la rencontre de l’autre poids, celui qui cisaille, pour lui faire la guerre, viennent pour, tendrement et sans merci, l’anéantir. Les mains d’Enzo n’ont rien de remarquable vraiment, sinon peut-être ces ongles rongés par périodes : c’est un garçon qui n’a pas de griffes. Il progresse des épaules au cou, au dos, à la colonne ; dans les nœuds sous la peau s’enfoncent ses doigts, qui aveugles lisent des histoires sans mots. Il a de l’or dans les mains disent les voisins qui défilent pour un massage, le dimanche, dans le deux-pièces qu’il partage avec sa mère à la Villeneuve, banlieue Sud de Grenoble. C’est pour elle que ses mains ont appris : après la blessure, la mise en incapacité ; après la fin des soins remboursés – appris, mais c’était comme quelque chose de facile, de déjà su. Enzo ne s’était jamais imaginé kiné avant cette année de ses dix-sept ans et, depuis, il essaie d’oublier, mais sa mère pense tout haut pour deux : Si seulement on était un peu plus pauvres, tu aurais droit à une bourse d’études, dit-elle les mauvais jours – et les bons : Si seulement j’étais reconnue maladie professionnelle, on aurait les moyens. Trois ans plus tard, elle n’en revient toujours pas. Se blesser en passant un chiffon sur un bureau ! Elle raconte souvent le mouvement qui, répété mille fois – et une de trop – a fait craquer d’un coup tout le dos. Après le bac, il a fallu travailler pour deux. La semaine, les mains d’Enzo assemblent des rollers haut de gamme dans un atelier à Fontaine. Habile et minutieux, il est apprécié ; sa mère lui a appris à arriver à l’heure. Il fabrique des chaussures qu’il ne s’achètera jamais, des chaussures qui vont vite et loin. Enfin, c’était jusqu’au mois dernier : l’atelier a été délocalisé en Roumanie.


Aujourd’hui, la main d’Enzo se pose sur la poignée d’un portail de Corenc Montfleury. Un petit chemin pavé mène à la porte de la maison. Autour, le jardin silencieux est jonché d’automne. De longues minutes s’écoulent ; faut-il sonner à nouveau ? Mais la porte s’ouvre. Excusez-moi, je mets toujours du temps. Je ne peux pas me presser, c’est mon cœur. La femme est âgée mais n’a pas l’air vieille : elle a de longs cheveux gris, dans les yeux quelque chose d’enfantin. Bonjour Madame Josserand, je suis Enzo, votre Facteur vigilant. – Ah voilà… Entrez, qu’on fasse connaissance. Son visage est un grand sourire. C’est ma fille qui a souscrit ça. Vous allez tout m’expliquer ! Ce n’est pas le protocole, mais c’est si naturel : Enzo passe le seuil. C’est la première fois qu’il entre dans un de ces pavillons des communes aisées. Une immense bibliothèque s’étale sur le mur du fond ; dans un coin du salon un grand lit, présence incongrue, a été amené des chambres qui doivent être à l’étage. J’ai du café, asseyez-vous. Enfin, du déca ! Mais il est bon. Enzo respecte les lois de l’hospitalité. Allez d’accord, c’est mon premier jour. – Ah, félicitations ! Je sors les biscuits. Assis à la table ronde en bois poli, Enzo ne peut s’empêcher : Vous avez lu tous vos livres ? De la cuisine parvient un Pas tous. J’étais bibliothécaire, sur le campus… Le café arrive, à pas tranquilles. Géraldine s’assied, ses yeux rieurs scrutent Enzo. Donc, vous allez me surveiller. Il dit : Euh, non Madame, je me permettrais pas… Son embarras la fait sourire. Il explique sa mission : poser des questions à Géraldine pour voir si tout va bien, noter sur la tablette, là, ses besoins – courses, médecin, petits travaux – et envoyer un rapport de visite aux proches par sms. La vieille dame secoue la tête en soupirant. Je ne vous en veux pas à vous mais… Avant, le facteur passait dire bonjour, c’était gratuit. Maintenant, vous avez une petite machine et il faut payer pour vous voir. Est-ce que je vous fais payer le café, moi ? Enzo rit. Il aime sa franchise. Encore heureux qu’elle n’ait pris qu’une visite par semaine. Vous m’imaginez au rapport tous les jours ? Et si me prenait l’envie de sortir toute la nuit, faire la folle ; finir en beauté ? – Promis, je dirai rien ! Gorgées complices. Votre fille a sûrement de bonnes intentions… – Oh, vous savez ce qu’on dit.


Enzo reprend la tournée à peine entamée. Quand ses mains saisissent le Smartphone il a la désagréable sensation qu’elles cessent de lui appartenir et il serait plus juste, sans doute, de dire que c’est le Smartphone qui saisit ses mains. Le logiciel en s’allumant prend le contrôle du temps et de l’espace : les mains d’Enzo iront d’abord là, puis là – d’ailleurs, s’étonne en rouge l’alerte sur l’écran, comment se fait-il qu’elles soient encore ici, ces mains distributrices, vingt minutes après le début du parcours ? – les mains d’Enzo feront ceci, mais pas cela ; elles le feront dans cet ordre et pas autrement ; elles iront vite, plus vite ; elles se feront ouvrir les portes en six secondes, remettront les recommandés en une minute trente, attesteront de l’état des vieillards en cinq minutes ; les mains d’Enzo feront ce que la machine sans mains a décidé, ivre de puissance : les gestes seront dégraissés et la réalité répondra à ce qu’on attend légitimement d’elle, les noms seront corrects sur les boîtes aux lettres, les sourds entendront le carillon, les ronces des maisons inhabitées s’écarteront d’elles-mêmes, les concierges seront sur le pas de la porte toujours, et personne n’aura envie de café. Quand Enzo se débarrasse du Smartphone au dépôt avec trois heures de retard, ses poignets sont endoloris.


Les jours passent, les semaines. Enzo s’habitue aux menottes, bouge moins pour moins se blesser : il apprend les digicodes, les noms mal libellés des boîtes ; il reste sur le seuil. Mais même ainsi ses mains palpent, évaluent ; elles comptent bien au-delà de dix. La semaine dernière, il a laissé en blanc un cadre état général sur l’appli. Blâme. Si elle est debout tu dis qu’elle va bien. La dame lui semblait un peu absente. Bien physiquement, mais pas vraiment là. Elle disait qu’elle allait bien, mais était-elle en état de le dire ? La formation avait été vraiment très courte. Des séquences vidéo. Des conseils. Parler lentement, bien en face, ne pas crier. Utiliser des mots concrets. Poser les limites si le client est trop en demande. En trois heures il était certifié. Mais le chef le lui rappelle : T’es pas médecin. C’est bien le problème.


Tu te poses trop de questions, ça te perdra, rigole Franck de Sud PTT. Les mains d’Enzo ont des gestes d’impuissance. Vous les jeunes, vous êtes nos fossoyeurs. Vous arrivez à peu près à suivre le logiciel. Mais profites-en tant que tu peux. Quand t’auras mes genoux, mon dos, on verra si ça t’amuse encore d’aller visiter des vieux entre deux. Enzo hésite : Je me sens utile… – Mais tu te rends compte que vous êtes pas payés pour ça ? – Ça donne du sens à ma journée. – Je dis pas le contraire, accorde le syndicaliste. C’est là-dessus qu’ils jouent pour avoir des volontaires. Avant on le faisait et c’était pas payé non plus, mais on avait le temps. Et on passait voir tout le monde. – Vous aviez jamais d’ennuis ? – On avait un statut.


La main d’Enzo fait signe au serveur que non, la monnaie c’est pour lui. Il devait rejoindre des potes à Voiron mais les trains sont en grève. Au fond du bar, sur écran géant, une infirmière hurle au visage d’un cheminot qu’il devrait avoir honte de ses avantages statutaires eu égard à la situation de l’hôpital public. Il va où l’argent de mes impôts ? Puis plan large : les passagers massés sur le quai de Lyon Part-Dieu. La séquence tourne en boucle selon la méthode LCI. À force de la visionner Enzo remarque, comme hors champ, rendu invisible par sa démarche assurée, un homme en costume sombre qui jette un bref regard à la scène, avant de glisser impalpable vers la sortie taxis.


Cet homme c’est Laurent Boussac, qui revient en TGV du siège de la Poste à Paris. Il vient de finaliser la fermeture du centre de Libourne, l’endroit où échouent les lettres perdues. La mission de service public se limite à acheminer les envois dont l’adresse est exploitable. Le courrier non distribué sera désormais revendu à des filières locales de recyclage papier ; le secrétariat du Père Noël sera conservé mais avec l’introduction d’un timbre payant – Timbre Pôle Nord a proposé l’agence de com. Pas mal, presque festif,pense Boussac. C’est pour ce consultant qu’Enzo, sans le savoir, coche les cases sur l’appli Facteur vigilant. Chaque case cochée peut être comptée, chaque geste, chronométré, et un bon compte vaut mieux qu’un long discours : des graphiques sont produits, des profits affichés là où, avant, il n’y avait rien – que du temps perdu à la porte des vieux. Exit Bienvenue chez les Ch’tis, la Poste entre dans la Silver Economy. C’est presque trop facile à vendre, cette confiance qu’inspire l’uniforme bleu et jaune. Depuis 2017, Facteur vigilant rassure les familles moyennant paiement. Magie des cases cochées : les vieux vont bien, ou alors on sait précisément de quoi ils ont besoin ; élimination de l’incertitude, fin des conversations téléphoniques qui vident le sang des héritiers à force de culpabilité. Évidemment, la méthode suppose de raboter ce qui dépasse, pousser un peu la tête du réel pour qu’il entre dans les cases. Mais une fois ce sacrifice consenti le monde cesse, avec son affreuse complexité, de glisser entre les doigts ; tout devient possible. Le comptage, c’est de l’alchimie de haut niveau : transformer la réalité en signes pour que des signes naisse une autre réalité, un monde sous forme de bilan comptable, où les mains n’ont plus à se salir, à saisir quoi que ce soit de tangible – sauf peut-être pour distinguer l’étoffe d’un costume de celle d’un autre. Boussac avance grisé dans la foule des immobiles. C’est un créateur, le bâtisseur d’un monde bien dégagé derrière les oreilles : les lois de modernisation du service public favorisent depuis quinze ans sa caste et ses méthodes. Après la Poste, on l’enverra raboter une maternité, un Pôle Emploi, une gare. Enzo ne sait rien de tout cela, pas plus qu’il ne sait qui, de l’infirmière ou du cheminot, a raison. Mais il sait ce qu’il voit dans le soupir retenu, dans l’imperceptible mouvement de sourcil de cet homme qui glisse sur l’altercation. Devant son mépris, la main d’Enzo se crispe spontanément sur sa bière.


Ce dimanche, Enzo s’occupe du genou de monsieur Novakova. Pour services rendus, il a amené de petits gâteaux à la pistache. Les mains d’Enzo font guerre à la douleur, mais doucement. Elles entourent le mal sans le toucher ; font circuler le sang pour irriguer, déconstruire la raideur des muscles. L’inflammation, c’est un réflexe de protection, on ne peut l’attaquer de front. Les mains d’Enzo brisent les résistances de l’intérieur, ces mains en action pensent et leur raisonnement peu à peu s’évade et s’étend et rencontre le problème qui, chaque dimanche, flotte informulé dans son esprit à l’idée de reprendre le travail le lendemain. Se crisper sur la cadence ou suivre le courant des conversations ; faire partie du mal ou travailler à le dénouer ; suivre le logiciel ou le duper. Monsieur Novakova dit : Si ça ne guérit pas, au moins, ça soulage.


Les tournées sont plus longues désormais, pourtant le temps passe plus vite. Les mains d’Enzo spontanément font, se tendent, aident. Elles serrent d’autres mains, font de petits signes aux fenêtres, elles ont des gestes de passe. Elles franchissent la ligne invisible des vingt secondes au-delà desquelles le bavardage des doigts n’est plus permis sans accroche commerciale ; elles ramènent des médicaments, récoltent des lettres à poster, relèvent un compteur – et dénombrent hypocrites, sur le logiciel, de supposées tentatives infructueuses pour vendre ces services désormais payants. Mais ça te plaît la Poste, Enzo ? demande parfois Géraldine le lundi, quand les mains d’Enzo se réchauffent à son déca. Oh moi, tu sais… J’ai pas trop le choix, il faut que je travaille. Après, si j’avais pu faire des études, j’aurais aimé être kiné. Il raconte. Tu as la vocation, c’est vraiment dommage.


Les mains d’Enzo sont libérées : son CDD n’est pas renouvelé. Aucun motif n’est donné ; aucun n’est légalement nécessaire. Désormais c’est Léa qui constate le lundi que Géraldine est debout. Ce taf lui rappelle l’époque où elle livrait des pizzas. Tu livres ta commande : check l’appli ; tu visites ton vieux : check l’appli. Tu déposes le courrier, ou les pizzas, jusqu’à la fin du sac, de la semaine, du mois ; avec un peu de chance, pas de découvert, et peut-être même descendre à la mer, l’été, avant que ça recommence. Pour finir à l’heure, Léa évite tout contact visuel. Ne pas lire dans les yeux la solitude. Ne pas lire sur les traits la demande. Ne pas se laisser embarquer dans cette histoire pour retrouver l’ancien facteur. Ne pas voir le côté gauche de la bouche de Géraldine qui dévie quand elle répond aux questions.


Il ne s’agit pas d’une offre médicale, a répondu le médiateur, la Poste ne peut être tenue pour responsable. Caroline est venue relire le contrat qu’elle avait fait signer à sa mère – mais d’être ici, sa colère s’évanouit. Combien de temps sans passer la voir ? Sur la table, une dizaine d’enveloppes timbrées attendent. Elle se laisse tomber sur une chaise, fixe les cartes de vœux que chaque année sa mère envoyait ; de ses yeux débordent deux grosses larmes. Et comme de la mort on ne peut fuir elle a l’idée contre son impuissance d’un geste. Ces lettres, elle va les envoyer, les envoyer tout de suite. Oh c’est idiot, à la place il faudrait penser au faire-part – mais être utile, encore une fois, trop tard, mais une dernière fois… À la sortie du village, elle baisse la vitre et fourre le courrier dans la boîte jaune, inconsciente de la présence, dans le tas, d’une enveloppe distincte, non timbrée, qui sur la table attendait sans adresse Enzo, une enveloppe contenant dix mille euros en billets de cinq cents et les coordonnées d’une assistante sociale à la fac de médecine. Les mains vides, Caroline s’effondre sur le volant ; derrière elle, ça klaxonne.


Dans la cité brumeuse, les mains d’Enzo tendent une dernière pizza. Perfectionnée, la pince préhensile est tachée de gras. Ici, les clients ne l’invitent jamais à entrer et les pourboires sont rares. À n’en pas douter, le logiciel de la Poste a trahi ses retards. Mais il ne regrette rien. Ça a duré ce que ça a duré, il a fait les choses à sa façon. Et un de ces soirs – pas ce soir mais, un soir où il ne finira pas trop tard, un soir où sa mère ne demandera pas de massage, un de ces soirs, oui, il attrapera une pizza, il ira chez madame Géraldine et ils prendront le temps, ils discuteront. Ils feront comme du temps où il était postier.

Les mains d'Enzo

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