top of page

Les miaulements de l'Être

Choisir! c’est l’éclair de l’intelligence. Hésitez-vous?

tout est dit, vous vous trompez.

Honoré de Balzac


Soudain, les ténèbres. Ondulations de brumes noires, à mi-chemin entre les nuances charbonneuses et l’opacité des granits. L’obscurité dévore le Néant et répand, en un souffle fétide, un voile opaque dont les contours rugueux prennent les allures d’un cercle monotone transpercé de gravats.

Par-delà les rivières et les étangs noirâtres, l’ordre inversé du monde lâche, à vau-l’eau, des ombres fantomatiques tels des hussards en perdition.

L’intelligence, ce scorpion rampant aux appétits voraces, et l’Artifice, ce serpent sifflant telle une bête assoiffée de décrépitude vénéneuse, sont parvenus à faire régner le désordre totalisant.

Dans l’air vicié, les Chats ont élu domicile. Et dans leur “cerveau” gris anthracite, sans sursis, flotte, incertaine, la terreur omniprésente. Et déconcertante.

Vous vous trompez, m’a-t-elle dit du haut de ses dix ans, se moquant ouvertement de l’adulte que je suis, me reléguant ainsi au rang des arriérés et des personnes hors circuit. Comme si j’appartenais à l’Âge de glace.

Riche de mon demi-siècle affiché au compteur de mes ans, je me suis sentie soudain marginale face à cette gamine qui, sous prétexte d’être née à l’ère de la technologie et de la vie en mode instantané, une ère où tout se consomme et où même l’intelligence n’est plus qu’un consommable artificiellement acquis, me voilà poussée à bout.

Tandis qu’elle me nargue, me défiant presque, j’ai imaginé, un instant, une panne gigantesque. Les réseaux du monde entier, désactivés. La planète Internet dévastée par un cerveau humain. Un vrai. Un cerveau des plus authentiques et qui ferait le choix, en un éclair, de mettre en échec toutes les pseudos-intelligences qui, loin de servir intelligemment, asservissent l’individu.

Moi, la scribe, qui connais et vis les affres de cet acte exigeant qu’est l’écriture, la solitude nécessaire et pesante quelquefois, la blancheur si angoissante de la page qui peine à être noircie, les ratures, les re-commencements, j’ai éprouvé l’envie de miauler. Et de lui dire “Chat alors!”

Vous vous trompez, m’a-t-elle dit, en me donnant à lire son “écrit”. Le fruit d’une prouesse d’une gamine de dix ans.

Un roman. 230 pages.

230 pages écrites en une langue si savante qu’un Balzac n’aurait sans doute pas fait mieux, à l’entendre.

230 pages de dits si parfaits que l’on se retrouve privé de dit.

Et, face à cet artifice, l’on ressent une nostalgie profonde. Et une envie de retrouver la saveur d’antan, ce goût inouï du petit-lait qui se déguste de mot en mot, de phrase en phrase, de page en page;  plaisir indicible du lecteur qui se plait à pourlécher de ses babines l’essence même de la création littéraire.

Face à cette intelligence artificiellement créatrice tapie au cœur de ces 230 pages, trois adjectifs me viennent à l’esprit. Trois adjectifs que je vomis presque sous le nez de la gamine de dix ans: Glacial. Pitoyable. Terne.

Vous vous trompez, me dit-elle encore.

Vous passez des mois et des mois, des années parfois, à écrire un roman. Vous perdez du temps, inutilement.

À moi, il m’a suffi d’une semaine. Et mon roman est achevé.

Quelques données entrées dans le système, et le tour est joué. Il vous faut vous mettre à la page.

Me mettre à la page, me dit-elle. Miaulant encore plus fort, aboyant presque, je réagis. Mais que sait-elle de la page? Que sait-elle de cet accouchement de soi sur les couches d’une page?

Et la plume? Et la poésie des mots? Et le “Je” démiurge qui re-crée le monde à son image, le temps d’une fiction? Tous annihilés par un “cerveau” autre et qui s’en viendrait annihiler tout cerveau humain?

Vous vous trompez, me redit-elle encore.

Et me voilà, moi, noyée dans la crainte acariâtre, vouée à la vanité obscure, seule, face aux Forces de l’Intelligence. Me voilà condamnée à n’être plus qu’un faible halo, dans un ciel brûlé par ces soldats maléfiques que sont les technologies artificielles.

Je redoute de devenir moi-même un néant. Un Soleil qui n’est plus qu’une illusion stérile.

Vais-je me laisser happer par ces ténèbres, au risque de laisser l’univers se muer en un monde apocalyptique, sous l’égide de ces têtes assoiffées de “perfection” et d’instantané, se nourrissant pour se régénérer, d’algorithmes immondes?

Mais, si je cède; si je me laisse faire; si je succombe à leurs forces réunies, qu’adviendra-t-il de Luna, ma douce et lumineuse création? Qu’adviendra-t-il du dieu Soleil qui veille sur les écrits? Qu’adviendra-t-il de moi, scribe?

Le dieu du Soleil et de la lumière peut-il s’évanouir, vaincu, dans les ténèbres et entraîner ainsi la fin du cycle des saisons de la créativité?

Je secoue mes rayons. Geste dérisoire. Tentative quasiment vaine de révolte.

À chaque secousse, l’obscurité profonde est transpercée par une faible lueur qui se fige, un instant.

Il me faut agir. Lutter contre ce Chat démoniaque, ces fous furieux avides de facilité et glapissants tels des fauves affamés.

Il me faut agir.

Pour cela, il me faut patienter. Trouver le bon angle pour contre-attaquer.

Et lutter pour la survie de l’Écrit. Et des Muses.

Je ne peux me résigner à me dissoudre dans les ténèbres. Pas moi.

Et dans l’ombre, je mobilise mes dernières énergies, en un champ lumineux qui rayonne tant et si bien que je touche au but. Je le sens.

Soudain, une percée inespérée.

Vous vous trompez, dit-elle.

Mais l’erreur est humaine, jeune fille! Ce qu’il y a de plus humain. L’erreur, c’est ce qui fait la beauté de l’humain qui est loin d’être parfait. C’est ce qui le rend attachant.

Voyez-vous, jeune fille, tout le problème réside en ceci: l’erreur. Source de questionnements, de doutes. L’erreur, la preuve que cette Intelligence Artificielle n’est pas sans failles. Et qu’elle est d’emblée mise en échec, dès lors qu’elle ne laisse aucune place à l’erreur.

Vous vous laissez bercer par les miaulements assourdissants de l’artifice dont l’effet est, hélas, d’endormir vos neurones tant et si bien qu’à aucun moment vous ne montrez les griffes. Bien au contraire, vous vous faites manipuler telle une victime consentante par une Matière Grise qui ne tend qu’à vous uniformiser et faire de vous des robots dociles.

Vous vous trompez, affirme-t-elle encore, avec toutefois, une pointe de lassitude dans la voix.

Vous vous plaisez à vouloir tout compliquer alors que tout serait tellement plus simple. Mais en réalité, c’est un peu pour votre survie que vous vous tracassez.

Les personnes de votre génération n’ont rien compris au potentiel réel de cette Intelligence Artificielle. Plutôt que d’y voir un progrès réel, vous vous plaisez à demeurer à contre-courant. C’est plus réconfortant.

Savez-vous pourquoi? Parce que la nouveauté vous fait peur. Parce que cela va trop vite pour vous. Vous êtes dépassée. Et vous savez que vous êtes en dessous. Sous couvert d’intellect, vous masquez votre détresse. Votre temps s’achève. Le temps des écrivains comme vous est révolu. Vous n’avez plus le monopole.

Bientôt, vous ne ferez plus le poids. Et vos écrits se perdront dans la masse.

Ils deviendront obsolètes. Tout comme vous.

Je tombe des nues. Je ne m’attendais pas à ces mots. J’ai du mal à les digérer.

Obsolètes? Sait-elle seulement ce que ce terme signifie? Sans doute, puisqu’elle s’est approprié le “langage” intelligemment artificiel.

Me viennent à l’esprit les mots d’Alain: “L’intelligence, c’est ce qui dans un homme reste toujours jeune”. Forte de ces mots, je décide de contre-attaquer.

Obsolète ou pas obsolète, je refuse de céder face au bruit assourdissant des miaulements.

Je ne mettrai pas à laper ce pseudo-lait insipide prêt à consommer. J’ai goûté au lait tout chaud sorti des mamelles des vaches. Pour en avoir connu la saveur unique, je ne peux me contenter d’artifice et encore moins de nourriture factice.

Je me saisis de ma plume. Inscris sur une feuille blanche des voyelles.

Un I pour commencer. Puis un A. Puis un O.

Je brandis la feuille sous le nez de la jeune fille. Elle y jette un coup d’œil rapide, puis me regarde. Les voyelles, je le sens, la perturbent.

Je lui demande ce qu’elle voit.

Des lettres. C’est tout ce qu’elle s’empresse de dire.

Des lettres? Non. Ce ne sont pas de simples lettres. Derrière chacune de ces lettres, un univers entier se dessine. Un univers qu’aucune Intelligence Artificielle ne pourra jamais comprendre. Ni même imaginer. Ni même créer.

Elle ne voit toujours rien. L’essentiel lui échappe.

Sans dire un mot de plus, je reprends la feuille blanche.

J’y écris:


I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes;

A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges:

— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux! [1]


Je lui tends la feuille. Du haut de ses dix ans, elle lit. Relit. Relit encore et encore.

Au bout d’un certain temps, elle relève la tête et me dit d’une voix à peine audible qu’elle n’a rien compris. Mais… que c’est beau.

Je la rassure, en souriant. Du moment que c’est beau, il n’y a rien d’autre à comprendre.

Rien qu’une création poétique. Un verbe qui dit ce qu’aucune Intelligence Artificielle ne dira jamais.

Elle reprend son “écrit” composé de 230 pages, le range dans sa sacoche en un geste machinal.

Je ne peux m’empêcher de sourire. Les Chats peuvent continuer à miauler à vide.

Tandis qu’elle est sur le point de s’en aller, je prends une inspiration profonde, expire, puis, d’une voix claire, je lui offre ces vers afin qu’ils l’aident à affronter les écueils que sont les artifices présents et à venir:


U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides

Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux [1]


__________________________________

[1]Arthur Rimbaud, Voyelles

Les miaulements de l'Être

?
France
bottom of page