Les Vestiges de l’Empire
L’historien est dans la position d’un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le compte-rendu d’un garçon de laboratoire ignorant et peut-être menteur.
Charles Seignobos,
La Méthode historique appliquée aux sciences morales, 1890.
Le jeune Charles, assis aux côtés de son père, ne pouvait s’empêcher de dévisager leur hôte, intrigué par ce nom évocateur d’aventures: Montgolfier. Le repas touchait à sa fin et l’on devisait en allumant les cigares. Si les deux hommes avaient jadis combattu ensemble en Italie sous la bannière impériale, c’était dorénavant d’autres batailles qu’ils menaient, celles des idées. Monsieur Seignobos était conseiller en Ardèche et Montgolfier député en Côte d’Or, à Montbard.
On parlait des dernières élections à Paris et de la montée d’un certain Thiers, orateur redoutable de l’opposition libérale, disait-on à la Cour. Charles, peu intéressé, écoutait distraitement jusqu’à ce que Montgolfier mentionne que Thiers avait été journaliste et historien avant de se mêler des affaires de l’État.
— À ce propos, mon cher Seignobos, as-tu entendu parler des fouilles à Alise-Sainte-Reine? Napoléon veut retrouver les vestiges d’Alésia, là où César a vaincu Vercingétorix. Il espère prouver que la France est la descendante des Gaulois.
— J’ai entendu quelques rumeurs, mais je ne savais pas que c’était si avancé. C’est donc toi qui supervises cela?
— Oui, tout se passe dans ma circonscription. Tu te souviens d’Eugène Stoffel? Il avait gagné ses galons à Magenta et est maintenant colonel, l’un des hommes de confiance de l’Empereur. C’est lui qui dirige les fouilles. Les découvertes sont prometteuses: fortifications, armes, traces de campements militaires. Tu vois, c’est dans mon canton que Vercingétorix a déposé les armes, et on va même ériger une statue.
Charles écoutait en silence. Les récits de batailles et les mystères du passé le captivaient. Il passait des heures à dévorer des écrits de jadis, il était également fasciné par la vision d’Hérodote et captivé par les méthodes de Ranke, même s’il avait du mal avec le germanique.
Seignobos et Montgolfier échangèrent un regard entendu. Le père de Charles prit la parole avec un sourire calculé.
— Montgolfier, j’ai une idée soudaine. Charles adore l’histoire, mais il manque de discipline. Et si on l’envoyait auprès de Stoffel? Il apprendrait la rigueur militaire tout en satisfaisant sa passion pour l’Antiquité.
Montgolfier, visiblement dans la confidence, acquiesça.
— Quelle meilleure occasion pour un jeune garçon que de participer à un tel projet? Et puis, Charles, tu pourrais même rencontrer Napoléon III quand Sa Majesté viendra inspecter le chantier, qui sait?
Le père de Charles approuva, satisfait.
— Alors, c’est entendu. Tu pars pour Alésia.
***
Le site des fouilles, niché au cœur des collines de la Côte d’Or, semblait calme à première vue. Mais quand on arrivait par le sentier, le paysage révélait des tentes blanches s’étendant sur les pentes, des équipes d’ouvriers et des soldats creusant et travaillant selon des plans précis, sous la vigilance du colonel Stoffel. Lorsque Charles lui fut présenté, il l’évalua rapidement.
— Le fils Seignobos? Montgolfier m’a prévenu de ton arrivée. Député ou pas, ici, on ne traîne pas. Tu intégreras une brigade, va voir le contremaître.
Chaque matin, Charles se levait avec le soleil, s’occupant de tâches simples: trier des fragments, consigner les trouvailles dans les registres. Stoffel exigeait une discipline sans failles. D’abord, ce travail l’ennuya, loin des récits historiques qu’il aimait tant. Mais peu à peu, il comprit que chaque objet déterré racontait une histoire. Quand il nettoyait un morceau de métal, il se demandait de quelle arme il provenait, quel soldat l’avait tenue, à quelles batailles il avait participé. Il observait le colonel parcourant le site avec une carte, comparant les lieux aux descriptions de César. Stoffel pouvait pointer du doigt une colline et affirmer que trois centuries y avaient été positionnées et qu’il fallait y creuser de nouvelles tranchées.
Charles percevait cependant que l’officier cherchait surtout à confirmer ce qu’il avait déjà décidé. Chaque découverte était interprétée pour correspondre aux récits de César, écartant toute autre possibilité. Comme si l’objectif n’était pas de déterrer des vestiges, mais de conforter une vision imposée par Napoléon III: une France héritière des Gaulois. Pour la première fois, Charles prenait conscience que l’Histoire pouvait être manipulée, non pas seulement par les récits des vainqueurs, mais aussi par un biais, somme toute humain, qui pousse à ne voir que ce qui confirme nos attentes, à ignorer ce qui pourrait les contredire. Et cette découverte le mettait mal à l’aise.
***
Le temps passait lentement sur le chantier d’Alise-Sainte-Reine. Les ouvriers et archéologues triaient, creusaient, grattaient, fouillaient… de plus en plus profondément. Un matin, la nouvelle se répandit: l’Empereur allait visiter le site. Fasciné par les fouilles, il voulait juger par lui-même de l’authenticité des découvertes.
Le jour tant attendu, une agitation fébrile régnait. Les travailleurs nettoyaient chaque recoin, les officiers vérifiaient que tout fût en ordre, et Stoffel inspectait les équipes et parcourait le chantier d’un pas rapide. Charles oscillait entre nervosité et détermination. Pour lui, la vérité valait plus que la flatterie.
Lorsque Napoléon III fit enfin son apparition, entouré de son cortège de conseillers et d’officiers, le silence s’installa comme par magie. L’Empereur, dans son uniforme bleu et or, avançait avec la gravité de celui venu sanctionner la marche de l’Histoire. Stoffel l’accueillit et lui exposa le rapport détaillé des dernières découvertes. Les deux hommes échangèrent des sourires satisfaits: tout semblait correspondre aux ambitions impériales.
Mais tandis qu’on admirait glaives et boucliers, Charles, en retrait, observait, critique. Chaque parole de Stoffel semblait destinée à soutenir une version prédéfinie de l’Histoire. Tout ce qui n’entrait pas dans ce cadre était ignoré. Pour Charles, cette manipulation était insupportable.
Une impulsion le saisit. Face à l’autorité écrasante de l’Empereur, il se sentait petit, mais porteur d’une vérité ignorée. Son père, assis parmi les notables un peu plus loin, lui lançait des regards appuyés, lui enjoignant de rester à sa place. Mais Charles ne pouvait plus se taire. Il s’approcha lentement et profitant d’une pause dans la conversation, il prit la parole.
— Sire, commença-t-il, la voix légèrement tremblante.
L’Empereur baissa les yeux vers lui, surpris, mais amusé.
— Qu’y a-t-il, jeune homme? Auriez-vous quelque chose à dire sur nos travaux?
Charles inspira profondément. C’était le moment.
— Oui, Sire, précisément. Je me demande… si ce que nous vous exposons ici est bien la preuve de la présence sur ce site des vestiges de la bataille d’Alésia, nous n’avons en fait aucun élément tangible quant à l’existence même de Vercingétorix.
— Et pourquoi douter de ce que nous avons découvert?
Il demanda cela de ce ton doucereux qu’ont les souverains lorsqu’ils exigent une réponse. C’est une inflexion de voix qui se veut bienveillante, mais où perce une légère ironie due à l’autorité incarnée. Le garçon hésita un instant, puis se lança.
— Ce que nous trouvons ici correspond peut-être aux descriptions de César, mais… peut-on réellement se fier à une seule source? L’Histoire ne peut pas se reposer uniquement sur le récit du vainqueur. César a peut-être exagéré ou embelli les faits pour glorifier ses conquêtes…
— Tu veux dire que César aurait menti?
— Non, Sire. Je ne dis pas qu’il a menti. Mais peut-être que nous nous trompons en voulant absolument faire correspondre ce site à Alésia. Peut-être que la bataille s’est déroulée ailleurs, ou autrement, ou que nous n’avons pas encore toutes les informations.
Stoffel, resté silencieux jusqu’ici, intervint alors, visiblement irrité.
— Sire, cet enfant ne comprend pas la rigueur des fouilles archéologiques. Nous avons suivi les écrits et les commentaires de César à la lettre, et tout concorde parfaitement.
Mais Charles ne se laissa pas décontenancer. Il poursuivit, sachant que c’était peut-être sa seule chance de faire entendre sa voix.
— Vous avez suivi de Bello Gallico à la lettre, et c’est bien cela le problème. César écrivait avant tout pour Rome, pour justifier ses campagnes et consolider son prestige. Peut-être que Vercingétorix n’est pas le héros que l’on croit, que son existence même doit être remise en question.
Cette remarque provoqua un murmure d’inquiétude parmi l’assemblée. Le père de Charles se leva à demi, visiblement furieux, mais le garçon continua, résolu à défendre son idée.
— Si Vercingétorix a vraiment existé, pourquoi n’en trouvons-nous aucune mention en dehors des récits de César? Pas de source indépendante, ni portrait, sculpture, monument ou monnaie à son effigie, aucun tombeau, nul hommage, rien. Peut-être n’était-il qu’une figure symbolique, inventée par le général en chef romain pour simplifier le récit et le glorifier. La bataille d’Alésia peut avoir été embellie pareillement pour servir ses ambitions impériales.
Napoléon sembla un instant déstabilisé par cette réfutation inattendue et par cet affront quant à ses desseins. Pourtant, il reprit contenance.
— Mon enfant, vous êtes encore jeune, il est vrai. Nos ancêtres les Gaulois étaient braves et fiers, mais aussi indisciplinés, comme vous. Ils aimaient la liberté et se battaient courageusement contre les envahisseurs, ils sont le socle de notre identité. Vercingétorix, qu’il soit homme ou légende, est le symbole de notre propre résistance, de notre nation. La France puise sa force dans la terre de ses héros.
— Mais Sire, si Vercingétorix est une invention, que reste-t-il de cette identité gauloise? Si nous fondons notre récit sur des légendes, sur des approximations, nous risquons de construire un édifice bien fragile.
— Ce qui importe, jeune Seignobos, ce ne sont pas les doutes; c’est de bâtir le futur sur des certitudes. Et ici, notre très estimé Colonel Stoffel nous a apporté la preuve que la France est bien l’héritière de nos ancêtres les Gaulois, et nous l’allons acter de ce pas.
Dans un mouvement sec, il tourna les talons et s’éloigna, signifiant ainsi la fin de l’échange qu’il avait daigné accorder à l’enfant.
***
Consigné dans ses quartiers, Charles savait qu’une tempête, bien plus terrible que les foudres impériales, allait s’abattre sur lui.
Son père entra dans la pièce, les traits durcis par une colère froide qui, comme une lame de glace, traversait l’air.
— Sais-tu ce que tu as fait? Tu m’as humilié, Charles. Tu as sali notre nom. Devant mes collègues, devant des députés, et, au-delà de tout, devant Sa Majesté l’Empereur. Ton arrogance, ton impertinence… C’était une honte.
Le garçon voulut ouvrir la bouche pour protester, pour tenter une dernière fois d’expliquer ses doutes, mais le geste impérieux de son père le réduisit instantanément au silence.
— Tu es trop jeune pour comprendre le poids des responsabilités. Il y a des moments où le silence vaut mieux que les mots, surtout face au pouvoir. Stoffel est un homme respecté, qui sert l’Histoire et l’Empereur. Toi… tu n’es qu’un enfant avec des livres pour tout jouets. Face à l’Empereur, au lieu de courber l’échine, tu te mets à japper.
Chaque mot frappait Charles comme un coup de marteau. Pourtant, ce furent les paroles suivantes qui l’abattirent définitivement.
— À partir de maintenant, tu n’iras plus sur les chantiers. Ton éducation sera confiée à des hommes capables de te remettre sur le droit chemin. Tu partiras à la pension de Tournon. Tu apprendras à obéir et à comprendre ta place dans ce monde.
Charles sentit son cœur se serrer. Il connaissait Tournon, de réputation. Un pensionnat sévère, isolé dans une province morne. Le visage de son père n’offrait aucune ouverture, aucune pitié. Le garçon baissa la tête, résigné.
Le départ fut immédiat, le voyage long. Les cahots de la route résonnaient en Charles comme les tambours du galérien en exil. Il observait le paysage qui défilait: des champs dénudés, des collines désolées. Une tristesse infinie l’envahit.
***
Chaque journée s’écoulait sous le joug des leçons rigides et des punitions. Les livres n’étaient plus des refuges, mais des instruments de contrainte. Les cours rigoureux ne laissaient aucune place à la créativité ou à la réflexion critique. Toute question était vue comme une insubordination. Semaine après semaine, son esprit s’engourdissait; il finit par abandonner et se laissa porter par l’instruction nationale.
Quand un nouveau professeur fut affecté à sa classe, Charles, tout comme ses camarades, n’attendait rien de ce changement. Après tout, à Tournon, les maîtres se suivaient et se ressemblaient tous: sévères, rigides, implacables. Les étudiants s’installèrent en silence, la tête baissée, résignés à suivre le programme sans poser de questions. L’homme ouvrit lentement un manuel d’histoire, comme lors d’une cérémonie orchestrée.
— Nos ancêtres les Gaulois…, commença-t-il d’une voix douce mais étrangement ironique.
Charles, au fond de la salle, redressa la tête. Il sentit un frisson le traverser. Il revoyait soudain Stoffel, à Alise-Sainte-Reine, vantant les vertus héroïques des Gaulois, cherchant à prouver à tout prix que ce sol, sous leurs pieds, portait l’empreinte de Vercingétorix. Le professeur s’interrompit, fermant doucement le manuel. Puis, d’une voix calme mais profonde, il s’adressa à la classe, ses yeux scrutant chaque élève, comme pour sonder les âmes.
— Les Gaulois sont-ils réellement nos ancêtres? L’histoire, mes chers élèves, n’est pas forcément conforme à ce que l’on vous raconte dans les manuels. L’historien est comme un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le compte-rendu d’un garçon de laboratoire ignorant et peut-être menteur. Les sciences humaines sont faites de mille récits, souvent contradictoires. L’Histoire n’appartient ni aux rois, ni aux livres scolaires, mais à ceux qui ont le courage de la chercher et de la questionner.
Ce n’était pas simplement un cours. C’était un appel. Un écho de ce qu’il avait toujours ressenti au plus profond de lui, mais qu’on avait tenté d’étouffer. Charles sentait son esprit se réveiller, après des mois d’hibernation forcée.
— L’homme instruit par l’histoire, poursuivit le maître, sait que la société peut être transformée par l’opinion, que l’opinion ne se modifiera pas toute seule et qu’un seul individu est impuissant à la changer. Le procédé le plus efficace est de s’entendre avec d’autres hommes animés des mêmes intentions pour travailler de concert à transformer l’opinion.
Le professeur s’arrêta, et son regard se posa sur Charles. Certains étudiants avaient saisi qu’il s’était passé quelque chose, d’autres s’endormaient ou n’écoutaient pas vraiment. Charles, lui, avait compris.
À la fin du cours, alors que les élèves quittaient la salle, il resta assis, le regard fixé sur le professeur. Il avait enfin trouvé un allié, quelqu’un qui embrassait son esprit critique, sa révolte intérieure. Le maître s’approcha de lui.
— Charles, n’est-ce pas? demanda-t-il doucement. Tu sembles avoir une histoire à raconter. Je t’écoute.
***
Ce fut ainsi que Charles Seignobos rencontra Stéphane Mallarmé, professeur à Tournon de 1863 à 1871, un homme dont le nom, à l’époque, n’éveillait pour personne, ou presque, aucune résonance particulière. Mallarmé, bien plus qu’un simple maître d’anglais et d’histoire, devint une figure centrale pour Charles. Il incarna la liberté de penser, l’art de questionner et la beauté de la contradiction. Chaque récit, chaque fait, pouvait être lu sous un angle différent, et c’était dans cette pluralité, avait-il coutume de dire, que résidait la richesse du passé, il fallait y trouver les symboles, les images, les couleurs des odeurs de jadis. Charles comprit que le monde est fait pour aboutir à un beau livre, et que l’Histoire en est le plus subtil des chapitres.
Les années se succédèrent et les régimes et les gouvernements. Du second Empire à la Troisième République, chaque étape façonna et affina l’esprit de Charles, qui devint un historien respecté. Il consacra sa carrière à la méthode critique, refusant de se soumettre aux récits fixes des pouvoirs en place. Reconnu pour ses travaux, il fut fait chevalier de la Légion d’honneur. Pourtant, Charles savait que les vieilles illusions persistaient. Le roman national s’était durablement imprimé dans les esprits, et la statue érigée à Alise-Sainte-Reine en était l’incarnation.
***
Un jour, son fils entra dans son bureau, tenant un manuel scolaire intitulé Le Petit Lavisse, écrit par l’historien du moment, Ernest Lavisse, devenu la référence sous la République d’Adolphe Thiers, puis de Mac Mahon.
— Père, puis-je vous réciter ma leçon d’histoire? Je l’ai apprise par cœur.
Charles sourit, observant son fils avec une tendresse mêlée de curiosité.
— Bien sûr, je t’écoute.
Le garçon, redressant la tête, commença d’une voix claire:
— Nos ancêtres les Gaulois étaient braves et fiers, mais aussi indisciplinés. Ils aimaient la liberté et se battaient courageusement contre les envahisseurs…
Les mots résonnaient dans l’esprit de Charles comme un écho du passé qu’il avait cru pouvoir effacer.
— C’est bien, dit-il simplement, caressant la tête de l’enfant, tu as bien appris ta leçon.
FIN (de l’histoire)