Loin d’ici
Les fontaines de la place de la Sorbonne étaient muettes, engourdies par la fraîcheur de ce matin dans l’air duquel pénétrait déjà le printemps.
Chaque vendredi, le professeur Duloup dispensait son cours d’histoire contemporaine.
Très attaché aux rituels, il s’arrêtait à la brasserie “l’écritoire” pour son petit déjeuner. En attendant son omelette jambon-fromage, il parcourait les pages du “Monde”.
À la “Une”, on y trouvait, “Assurance-chômage, Attal assume, la fronde enfle”. Une photo de Gaza avait pour légende “Une guerre dévastatrice pour les enfants”. Un reportage la côtoyait: “Où pourra-t-on se baigner en Seine et Marne?”.
Dans deux petites colonnes: “Les pistes pour pacifier les abords des écoles”. “Rwanda: la France aurait pu arrêter le génocide”.
Son café avalé, il se dirigea vers l’entrée du 17 rue de la Sorbonne, traversa la vaste cour en diagonale, prit les escaliers menant au grand amphithéâtre.
Il avait tenu à ce que ses cours s’y déroulent plutôt que dans une petite classe plus adaptée à la vingtaine d’élèves qui les suivaient, motivé par son ravissement pour l’immense tableau de Puvis de Chavannes qui courait sur 25 mètres de long et presque 5 mètres de haut. “Le bois sacré” représentait une allégorie du “savoir”. La “Sorbonne” assise sur un siège en marbre, drapée dans sa toge, était entourée de l’“Éloquence”, la “Poésie”.
La “Philosophie” se dédoublait en deux personnages. L’un, matérialiste, étudiait une fleur, image de la transformation et de la dégradation de toute chose. L’autre, spirituel, confessait sa foi dans un élan inspiré. Tous deux faisaient face à la mort.
L’“Histoire” interrogeait d’antiques débris. La “Science” contemplait “Terre et Mer”. D’un rocher, coulait une source où jeunes et vieux s’abreuvaient.
Duloup aimait le faste, la grandeur, le symbole. D’où lui venait cette inclination? Il pouvait répondre à cette question avec sincérité à travers un souvenir prégnant.
Il était dans la foule derrière François Mitterrand marchant, seul, devant tous, rose à la main, vers le Panthéon, le 21 mai 1981. Le sentiment de coller à un grand moment de l’histoire de France l’avait ému au point de se faire le serment de rester fidèle à cette gauche du progrès et à l’étude approfondie des faits qui taillent l’image que l’avenir se fera du présent.
2.
En ce 6 avril 2024, les cours du deuxième semestre touchaient à leur fin. Il y avait exactement six élèves dans l’amphithéâtre de huit-cent-quarante places.
Les trois filles bûcheuses, côte à côte au premier rang, tapotaient sur leur portable à un rythme de sprinteuses jamais essoufflées. Elles ne regardaient jamais Duloup. Comme si seules les oreilles étaient fiables. Comme si les yeux trahissaient la vie.
Deux garçons somnolaient, quelque part, dans les hauts gradins.
Enfin, un étudiant ou une étudiante prenait, au crayon, des notes rapides et saccadées. Sa position à l’extrémité d’une rangée assombrie par le balcon n’offrait à Duloup qu’une vue sur ses mains électriques.
Il en était à analyser les années 80 de la Ve république.
Difficile de ne pas remarquer son empathie à l’égard du premier Président de gauche qui avait tenu certaines de ses généreuses promesses de campagne:
Abolition de la peine de mort,
Nationalisation de secteurs entiers de l’économie.
Au cours de ses deux mandats, on pouvait ajouter à son crédit:
Alliance avec Reagan pour contrer l’Union Soviétique,
Main tendue à Helmut Kohl alors que lui-même avait enduré la captivité en Allemagne,
Promotion de l’Union Européenne et mise en place de l’Euro.
Bien sûr, tout n’avait pas marché comme prévu. Impossible d’éliminer l’enseignement privé. Les mesures économiques et fiscales furent revues à la baisse dès 1983 puis au cours de la période de cohabitation.
Les trois jeunes femmes à l’avant prenaient note frénétiquement. Les deux dormeurs sciaient du bois avec vigueur. Les mains de l’inconnu(e) se crispaient à certains moments, laissaient tomber le crayon pour le reprendre et jouer nerveusement avec lui, puis l’écrasaient sur le papier plus fort qu’il ne l’eût fallu.
Au moment de sa conclusion, il remarqua que les mains de l’étudiant(e) avaient disparu, ce qui l’énerva intérieurement. Il pouvait supporter de ne pas être écouté. Beaucoup moins d’être snobé.
3.
Avec le mois de juin, le temps des contrôles était revenu.
Au matin du 22 juin 2024, Duloup terminait son omelette fromage-jambon. Le “Monde” titrait “Législatives: la campagne du ‘quoi qu’il en coûte’.”.
En entrefilet, “L’ONU souhaite une nouvelle ère avec les Talibans”.
Dans l’amphithéâtre, seules quatre étudiantes attendaient. Les trois filles et l’étudiante mystère. Il s’agissait bien d’une étudiante. Une grande jeune femme mince aux doigts effilés, à l’allure altière, africaine à la peau cuivrée. Elle le toisait presque. Il en fut un peu impressionné.
Les trois filles réussirent. Avec mention évidemment. Mais il trouva ces perroquets ennuyeuses.
Melle Rumunyesenge déjoua tous les pièges qu’il s’ingénia à lui poser. Elle zigzaguait comme une gazelle imposant des changements de direction au guépard qui la pourchassait. Avec souplesse. Avec finesse. Il insista sur des points de détail. Elle s’en sortit avec brio à chaque fois.
Il s’apprêtait à lui délivrer la meilleure note, non sans un regret vengeur, lorsqu’elle largua une bombe atomique.
— Mitterrand. “Votre” Mitterrand. Il a été le complice des plus grands criminels de la fin du XXe siècle.
Duloup fut secoué d’une décharge. Cette fille était en train de risquer de torpiller sa brillante prestation pour s’offrir une provocation trop évidente à ses yeux. Ce genre d’éclat arrivait rarement. Il était préparé, surtout sur un tel sujet, à la réplique.
Il se lança d’abord dans des justifications précises sur la collaboration vichyste du Président. Il expliqua le contexte, la situation de l’administration, le double jeu de Mitterrand, résistant. Elle l’arrêta.
— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Il rebondit alors sur ses postes ministériels sous la IVe république, sur les condamnations à mort durant la guerre d’Algérie. Juger les comportements d’hier avec la morale d’aujourd’hui était l’attitude d’un historien manquant de rigueur. Et… Elle l’interrompit encore.
— Vous le faites exprès ou quoi? C’est le Rwanda!
Duloup fut désarçonné. Le Rwanda échappait de peu à son cours qui se terminait avec l’année 1990. Il n’en savait pas plus sur le Rwanda que ce qu’il en avait lu dans le “Monde” chaque matin au petit déjeuner. Il subsistait une trace dans sa mémoire de l’article sur une petite colonne du 6 avril attribuant à la “France” la responsabilité de la survenance du génocide rwandais en 1994. Il avait parcouru le sous-titre et la conclusion, ce qu’il faisait habituellement quand un sujet ne “l’accrochait” pas. Il était le “bec dans l’eau” tel un cancre en quatrième session.
— Ne me dites pas que vous ignorez que “votre” (elle insista sur le possessif) Mitterrand a soutenu un régime dictatorial qui massacrait ses concitoyens. Vous appelez ça comment? Et bien tout le monde, l’ONU, la Belgique, les États-Unis et finalement la France ont appelé “ça” un génocide. Une fois qu’il s’est produit. Vous qui êtes si calé en seconde guerre mondiale, imaginez un pays dont les dirigeants, après avoir lu “Mein Kampf”, braveraient les traités, financeraient les camps de la mort, livreraient les bombonnes de gaz, les trains et les camions à Hitler et diraient en 1945: “Excusez-moi! Je ne savais pas.”. Eh bien “votre” Mitterrand. Il a fait “ça” avec le Rwanda. Et “ça”, ça annule tout ce que vous avez raconté. Si un type fait le “bien” toute sa vie et devient un assassin à son dernier jour, quels qu’en soient les motifs, on ne retiendra de lui que cette barbarie.
Elle monta, debout, sur le bureau, lui tourna le dos, étendit les bras en croix à la fois dans un geste victimaire et démonstratif et s’adressa au tableau de Puvis de Chavannes davantage qu’à Duloup.
– Ça vaut bien la peine de se gausser du “savoir”, de prétendre répandre la connaissance quand on se bande les yeux et qu’on prétend “toujours après”: “je ne savais pas”. Ceux qui ne savent pas sont coupables. Ils auraient dû savoir. Surtout quand ils ont les faits sous les yeux. Non! Allez vous faire foutre avec votre science de merde.
Duloup était écrasé. Il finit par tenter d’élever la voix.
– Mademoiselle. Calmez-vous. Dites-moi juste comment vous savez tout “ça”. Quelles sont vos sources? Toujours revenir aux sources.
La fille baissa la voix mais ne descendit pas du bureau.
– Mes sources? Elles sont directes. Mon père était un jeune homme. Tutsi. Réfugié sur la colline de Bisesero. Avec quelques milliers d’autres. Un ghetto de Varsovie local qui s’était soulevé. Du haut de leurs fortifications de caféiers, ils ont entendu les milices “Hutu Power” génocidaires acclamer l’arrivée du contingent français de l’opération “Turquoise”. Ils étaient ceux qui allaient les sauver, les aider à combattre les “Inkotanyi” (invincibles) et à écraser les “Inyenzis” (cafards). Ma mère hutue — pour moi ça ne signifie rien, il n’y a pas d’ethnie pour ceux qui parlent la même langue, ont la même culture — a vu au village la perplexité de ces jeunes soldats qui se croyaient là en “humanitaires”, “protecteurs”. Une estafette est montée jusqu’au sommet, a vu les milliers de cadavres sur chaque ligne de crête, est revenue supplier ses supérieurs d’intervenir, de faire quelque chose. Ceux-ci, bien ennuyés, ont laissé faire. “Une guerre de sauvages”. Ils ont attendu trois jours avant de bouger. Pour les tueurs, c’était plus que suffisant. Trois jours pour finir le boulot. Car c’était un “boulot”. Une “Umuganda”. On récoltait les vies comme on fauchait le blé. Tous ensemble. Un travail avec ses pauses et ses pots. Ses rituels d’ouvriers agricoles. Le matin, ils partaient “bosser”. Le midi, ils cassaient la croûte. À cinq heures, c’était la bière de manioc. Et entre les “coups”, les “coups” de machette. Le rituel… Ça rassure… Le rituel… Trois jours. Plus qu’assez pour “finir” la colline de Bisesero. Dans tout massacre, il y en a toujours au moins un qui en réchappe. C’était mon père. Il a émigré. Avec ma mère. Rien n’aurait dû les faire se rencontrer, s’épouser, sauf l’amour. Ils se sont tus longtemps. Puis, un jour, il a parlé. Parlé, parlé et parlé. Voilà mes sources! Le reste? Tout est sur internet. Pour qui veut savoir. Et ne me dites pas que ce sont des histoires lointaines d’un petit pays. Un million de morts en trois mois. Le troisième génocide du XXe siècle. Après les Arméniens et les Juifs. Et si vous voulez connaître la définition juridique d’un génocide, allez voir vos collègues de la Faculté de droit. Savoir n’est pas trop compliqué.
Elle s’effondra en larmes, redescendit sur terre. Il hésita à lui tapoter l’épaule en signe de réconfort. Les consignes des autorités étaient claires “On ne touche jamais un(e) étudiant(e)”.
— Calmez-vous. Vous avez très bien réussi votre examen. Tout ceci ne porte pas sur la matière. Je vous comprends très bien.
— NON. Vous ne me comprenez pas. Et je me fous d’avoir réussi votre “p…” d’examen.
Elle sortit alors que ses derniers mots résonnaient encore dans le grand amphithéâtre vide comme un pays entier après un génocide.
4.
L’été venu, Duloup abandonna les montagnes de travaux en cours à terminer en urgence. Il n’avait plus qu’une idée en tête: “sauver Mitterrand”. Il allait utiliser ses armes favorites. Archives. Journaux. Documents déclassés ou même classifiés (il y arrivait parfois). Tout livre, article, articulet, papier, photo, vidéo, reportage. Tout. Exhaustivement. Dans l’unique but de “rétablir” les faits.
Sa tâche lui paraissait immense. Il devrait fouiller, gratter, se glisser, se contorsionner. Jusqu’à l’épuisement.
Rien de tout cela n’advint. Il fut dérouté d’emblée par la facilité d’accès à toutes les informations. Le rapport de la “Commission de recherche sur les archives françaises relative au Rwanda et au génocide des Tutsis” du 26 mars 2021 avait tout défriché. Publié sur internet avec toutes ses annexes, toute la bibliographie. Le rapport “Muse” d’un avocat américain s’y ajoutait.
Dans son appartement du dernier étage de l’impasse Royer-Collard, volets fermés, dans la moiteur de juillet, son visage blanchi par l’écran de son ordinateur brûlait sous le feu de ce qu’il lisait.
Trois questions dominaient. Mitterrand était-il au courant? Qu’avait-il décidé? Et pour quelles raisons?
Pour la première, il crût sortir du cercle maudit à plusieurs reprises. Toutes les notes du terrain ne remontaient pas jusqu’à Mitterrand. Il en ignorait les plus alarmistes. Mais pas toutes. La DGSE (direction générale des services extérieurs) fut bannie dès qu’elle indiqua la nature du régime soutenu par la Présidence. Les notes de service du Colonel Galinié qui avait gardé les yeux ouverts sur les tueries de civils dès 1990 furent occultées.
Mitterrand dédaigna le refus de son fidèle serviteur, Pierre Joxe, ministre de la défense, d’entrer dans ce théâtre d’ombres sanglantes.
Le général Varret démissionna avec fracas en 1993. Épouvanté par les propos sans ambiguïté du Colonel Rwagafilita: “Je lui explique que la gendarmerie n’est pas faite pour avoir des mitrailleuses. Devant mon refus catégorique, le chef de la gendarmerie lance à ses collaborateurs: ‘Messieurs vous pouvez partir, je reste avec le général’. Et il me dit: ‘Nous sommes en tête à tête, entre militaires, on va parler clairement. Je vous demande ces armes car je vais participer avec l’armée à la liquidation du problème. Le problème, il est très simple. Les Tutsis ne sont pas très nombreux, on va les liquider.’ Il me dit ça très clairement. Je suis horrifié. ”
Le pire est le témoignage de Jean Carbonare au journal d’Antenne 2 du 28 janvier 1993. Tout est dit en quelques minutes. C’est la seule et unique fois qu’il aura la possibilité de s’exprimer dans les médias.
Un coopérant français marié à une Tutsie craint pour la vie de sa famille. Il écrit personnellement à l’Élysée en conjurant le Président de faire quelque chose. Il recevra pour toute réponse que son cas est “pris en considération”.
La liste s’allongeait de militaires, politiques, chercheurs, témoins, organisations non gouvernementales qui, unanimement, décrivaient le risque majeur d’un génocide total.
Le Président savait. Duloup ne pouvait plus avoir le moindre doute là-dessus.
Qu’avait-il vraiment décidé?
Dès le 2 octobre 1990 et le début de la guerre au Nord, il envoya troupes et matériel lourd au régime. L’offensive FPR fut stoppée net. Son chef fut tué au combat. Ça ne suffit pas. Le FPR se replia, se réorganisa. Le Président maintint sa “coopération” alors que les tueurs du régime étaient en action.
Les militaires présents sur place parlèrent d’intervention “semi-directe”. Bel euphémisme. Le soldat français pointait le canon, fixait l’objectif et le soldat rwandais n’avait plus qu’à actionner la gâchette?
On livra des armes. Encore des armes. La dictature d’Habyarimana en demanda tant qu’on finit par devoir refuser. Puis vint l’aube de l’apocalypse. L’avion d’Habyarimana fut abattu. Les barrages filtrants furent mis en place pendant la nuit. La Première ministre fut assassinée. Les Casques bleus belges aussi. Que fit Mitterrand? Il exfiltra du pays la veuve extrémiste du Président alors qu’opposants Hutus modérés ou Tutsis étaient devenus des pièces de boucherie. Il soutint le gouvernement provisoire dont les ficelles étaient tirées par le Colonel Bagosora, concepteur du génocide si prévisible.
Enfin, vint l’opération “Turquoise” pendant laquelle tous les responsables génocidaires furent à portée de menottes des juridictions internationales. Il les protégea, les laissa fuir avec bienveillance au Congo où ils prirent en otage leur propre peuple, détournant l’aide internationale et fomentant la revanche.
Pendant ce temps, Alain Juppé, ministre de cohabitation, dénonça l’existence formelle et juridique d’un génocide avant de se taire, en prenant conscience de l’implication étroite de la France dans les événements.
Reste l’ultime question. Pourquoi?
Octobre 1990. Le mur est tombé moins d’un an auparavant. L’aire d’influence francophone est à l’Ouest de la frontière tracée par la conférence de Berlin de 1885.
Les descendants des Tutsis persécutés sont réfugiés chez les anglophones en Ouganda. Soutenus par les Américains.
La France tente d’attirer dans sa sphère le Rwanda, pauvre, mais au carrefour des deux mondes, d’autant que la Belgique, ancienne colonisatrice, l’a laissé filer. Les richesses de l’Est du Congo sont juste de l’autre côté du lac Kivu où un autre dictateur ami règne, Mobutu Seseko.
Le plus important a-t-il été le géostratégique ou le rayonnement de la francophonie? Les deux, mon colonel.
Pour pimenter ce plat indigeste, il y aussi l’histoire personnelle de François Mitterrand. Traître en politique. Ami fidèle en relations souterraines. Vichy. Financiers,… avec un “Président” rwandais curieusement adopté. Séducteur séduit? Mitterrand ne “lâchera” jamais Habyarimana. Avant tout fidèle à lui-même, y compris au crépuscule de sa vie.
L’expérimentation a participé à la catastrophe. L’établissement d’une chaîne de commandement parallèle sous l’égide de Mitterrand. Avec son propre chef d’état-major. La gestion militaire sur le terrain africain avec des réseaux neufs.
Et enfin, la rage. La rage de voir ces guérilleros Tutsis cherchant à sauver d’abord leurs compatriotes avant même de vouloir prendre le pouvoir et résistant aux bataillons bleu, blanc, rouge. Elle fait monter la sauce de la cécité intellectuelle. Plus l’horreur s’ouvre sous les pas de Mitterrand, plus il marche dedans.
Il savait. Il a fait. Il a continué. Jusqu’au bout.
Et après lui? Lorsqu’on enlève le bandeau des yeux, trente ans plus tard, il n’y a plus que des cérémonies d’hommage et de regrets, des visites officielles de mausolées, de musées et de charniers, parfois conservés dans les églises où les victimes croyant trouver refuge ont été piégées et ont laissé leurs os comme seul témoignage de leur martyr.
Après avoir tout lu, tourné la dernière page, égrené les points d’interrogation, il ne restait rien dans les mains de Duloup. Pas la moindre poussière d’estime pour Mitterrand. Il n’y avait plus d’autre chemin que le reniement. En somnambule.
5.
Duloup arriva hagard à son premier cours. C’était toujours celui où il y avait le plus d’étudiants.
Il posa sa mallette sur le bureau, l’ouvrit suivant son rituel puis, d’un coup, réalisant que ses actes si mécaniques pouvaient s’assimiler à ceux des tueurs, il fit choir livres et papiers.
Il tourna le dos à l’assistance et fixa la déesse du “Savoir” de Puvis de Chavannes. Elle était raide, hiératique, incapable d’empathie et regardait au loin. Comme si regarder le monde à ses pieds était négligeable pour pénétrer au plus profond de la connaissance.
Il abandonna ses affaires devant son public ébahi, sortit de l’amphithéâtre et n’y revint plus jamais.
Il sollicita son éméritat anticipé sans que personne ne comprît son attitude.
6.
Si vous voulez savoir ce qu’il est advenu de Duloup, je vous conseille de vous poster un jour vers quinze heures à l’entrée de la rue Soufflot.
Vous verrez le spectre du professeur remonter la rue comme s’il tenait un bras invisible. Est-ce celui de sa jeunesse ou de ses illusions? Ou alors un rituel d’exorcisme? Venu de fond de l’Afrique. Venu d’un gouffre qui hurle sa douleur dans le trafic parisien et se répand en rumeur jusque dans les caves du Panthéon où les gloires nationales reposent, muettes, dans leurs tombes.