Mission intégration
LÀ-BAS
C’est chaud comme un four et la lumière fait mal aux yeux. C’est à cause du soleil qui frappe sur le blanc des maisons. Mais les lunettes de soleil, c’est pour les touristes. C’est ce qu’elle dit ma mère. Et moi, j’écoute ma mère parce que je suis petite et je crois tout ce qu’elle dit parce que c’est toujours vrai. Elle dit par exemple que mon père reviendra comme chaque année. Et c’est vrai. Mon père, il vient l’été avec plein de cadeaux et du chocolat qui a fondu dans la valise.
Je sais où il habite. En France. C’est là-bas. Tu vois Sidi Bou Saïd? C’est de l’autre côté. Il faut traverser toute la mer.
Non, Sidi Bou Saïd, j’y suis jamais allée. C’est trop loin.
On a une photo de là où il habite mon père. Ma mère l’a épinglée sur le mur. C’est comme un château plein de lumières. Il brille dans la nuit. C’est magique. Je voudrais bien savoir où il dort parce qu’elle a une forme bizarre sa maison.
Ma mère dit que sa maison s’appelle la Tour Eiffel.
Ma mère répète tout le temps qu’un jour, nous aussi, on ira en France, Inch Allah. Si Dieu le veut.
Longtemps après, Dieu a voulu.
LE VOYAGE
Il a voulu qu’on arrive dans un endroit qui s’appelle Marseille et qu’on rate pas le train pour aller à Paris. On a tous couru avec les valises et les sacs. Mon père a disputé ma mère, ma sœur a trébuché, je suis tombée et mon frère a pris une claque. On l’a pas raté le train.
On y est. On a deux banquettes en bois que pour nous cinq et on peut fermer la porte du couloir et comme ça, on dirait une petite cabane. Les banquettes sont dures et ça fait mal au dos. Ma mère dit qu’elle va pas tenir comme ça assise toute la nuit. Il fait froid. Moi, j’ai du courage parce que je vais aller vivre dans la tour qui brille. Le train roule et ça secoue. C’est difficile de dormir parce qu’il s’arrête tout le temps. Il freine avec un bruit de fer qui crie et crie encore. Ça dure longtemps et des fois, quand on croit qu’il s’est arrêté, c’est comme s’il avait le hoquet et on se cogne les uns sur les autres. Je me bouche les oreilles et ma sœur pleure. Mais je crois que c’est à cause de son chignon qui s’écroule. Elle pleure pour les épingles perdues. On est bête quand on a douze ans.
On est dans la voiture d’un monsieur qui s’appelle Hamadi. Mon père dit que c’est son frère. Je savais pas qu’il avait un frère. Il est en France depuis longtemps.
On est tassé comme les sardines dans leur boîte. Je suis sur les genoux de ma mère et comme ça je vois mieux au-dehors.
J’ai mal au cœur.
Le ciel est gris et les rues sont grises et les immeubles sont vieux et les trottoirs sont sales. J’ai demandé trois fois si c’était ça Paris. On m’a dit de la fermer. Et tout le monde s’est tu.
C’est pourtant pas normal une ville qui a pas de couleurs et qui sent mauvais. J’ai envie de vomir.
Je ferme les yeux. Je les ouvrirai quand on sera arrivé devant notre nouvelle maison, la Tour Eiffel.
RUE DU RUISSEAU
Mon père dit: “C’est là. Au deuxième étage”. On descend de la voiture. On lève nos têtes vers le bâtiment tout moche tout sale. J’en crois pas mes yeux. C’est pas la maison de la carte postale. Mon cœur fait un hoquet comme le train.
On zigzague entre les crottes sur le trottoir, on ouvre une grille, on traverse une petite cour pleine de pavés qui tordent les pieds. L’escalier est tellement petit qu’on a du mal à passer avec une valise.
Mon père ouvre la porte. En face de l’entrée, y a un coin cuisine riquiqui. On se suit à la queue leu leu dans le petit couloir. On arrive dans une pièce avec un poêle à charbon, un canapé, un buffet, une table et des chaises. La fenêtre donne sur la cour. Il fait sombre. Au sol, y a des faux carreaux en plastique rouge comme du vin. Il est plein de taches noires. Beurk.
La deuxième pièce, c’est une chambre avec un grand lit, un petit lit et une grande armoise. Tout est marron tout moche. La fenêtre donne sur la rue. On entend les voitures passer.
Ma mère demande où sont les toilettes.
On se penche à la fenêtre, c’est de l’autre côté de la cour, en bas, dans l’immeuble d’en face, première porte à gauche. Mon père explique; on a une clef pour y aller. Des toilettes à la turque. Nous, on a l’habitude.
Je tire la jupe de ma mère. C’est quoi les crottes dans la rue?
Elle m’entend pas.
Mon père dit que pour se laver, on ira aux bains-douches. C’est comme le hammam.
Alors, Paris, c’est un peu comme la Tunisie?
Ma mère ne répond pas.
Paris, c’est comme la Tunisie?
Elle fait que regarder autour d’elle et puis s’assoit sur une chaise et puis croise les bras et puis c’est tout.
Je dis plus rien. Elle me répondra plus. On sent les choses comme ça quand on a sept ans.
BENDIDON
Quatre jours d’ennui. J’ai pas le droit de jouer dehors. Je regarde par la fenêtre. Il a plu beaucoup d’un seul coup. Ça a bien nettoyé les trottoirs. Je sais ce que c’est les crottes. C’est des crottes de chien. Les français ont tous un chien. Surtout les vieux. Mon père dit qu’ici, ils les traitent comme des enfants. Ils leur parlent et ils leur font des caresses et ils dépensent beaucoup d’argent pour eux et ils les font dormir dans leurs lits. Bendidon! C’est pas comme ça en Tunisie. Bendidon, c’est le premier mot que j’ai appris en français. C’est ce qu’il dit mon père quand il est étonné.
En tous cas, en Tunisie, quand on voit un chien, on fait attention. Les chiens, ils vivent en bande et ils mordent et tu peux mourir avec la rage. Ils sont très méchants parce qu’ils veulent voler notre nourriture. Alors on leur jette des pierres pour qu’ils s’en aillent. En Tunisie, Personne n’a de chien à la maison. Tout le monde a des enfants.
Oh, y a une dame qui a mis un gilet sur le dos de son chien! Bendidon!
Ici, ils les promènent tout le temps leurs chiens. Leurs chiens font des grosses crottes sur les trottoirs et après tu marches dessus et ça se colle sous ta chaussure et quand tu rentres chez toi, tout le monde trouve que tu sens la crotte de bique.
L’ÉCOLE
La maîtresse me parle mais je comprends rien. Je le dis. En arabe. Ça fait rire toute la classe. La maîtresse secoue la tête et me fait signe d’aller m’asseoir. J’obéis.
J’ai honte mais je sais pas pourquoi.
Les bras croisés, je suis assise depuis longtemps et je fais rien. Les autres me regardent plus, ils m’ont oubliée. La maîtresse aussi.
Le rien dure deux jours. Mon père m’a dit que c’est parce qu’on est en avril, à la fin de l’année scolaire et qu’ils m’ont mise dans n’importe quelle classe mais qu’après l’été je commencerai l’école pour de vrai.
Je m’ennuie à l’école pour de faux.
Troisième jour. La maîtresse se souvient de moi. Elle pose une feuille sur mon pupitre. Je regarde la feuille; c’est pas croyable! La maîtresse écrit en arabe!
Je lève les yeux vers elle et je lui parle très vite parce que toutes les phrases se bousculent dans ma tête; je dis d’un coup que je suis tellement contente, qu’elle peut me donner du travail tous les jours comme ça, parce que ça, moi, je sais le faire. Oui, tous les jours si elle veut, parce que sinon je m’ennuie et moi, j’ai envie de travailler. Et je voudrais bien savoir, puisqu’elle sait écrire l’arabe, alors elle me comprend quand je parle? Hein, elle me comprend là?
Les autres rigolent. Moi j’attends la réponse.
La maîtresse les fait taire et son visage est encore sévère quand elle se tourne vers moi. Son doigt pointé sur ma feuille est plus clair que ses mots; je dois me taire aussi. Alors je me tais, je baisse la tête et je fais les opérations.
Mais je le dirai. Je le dirai à ma mère que la maîtresse parle l’arabe mais qu’elle veut pas devant les autres. La preuve, les chiffres sont en arabe!
LA CUISINE FRANÇAISE
La cantine, c’est grand comme une gare. Une dame passe avec un plateau et sert des boules vertes. J’ai jamais vu des légumes comme ça! Ça sent vraiment mauvais et tout le monde fait la grimace. Une autre dame sert une tranche de viande rôtie à chacun. Sauf à moi. Je lève timidement la main pour réclamer ma tranche. Elle fait non de la tête et continue sa distribution. Un garçon se met à imiter le bruit du cochon en rigolant la bouche ouverte. Il est dégoutant. Il s’étrangle. C’est bien fait pour lui.
Je suis pas contente. Mon père m’a fait goûter du saucisson et c’est très bon et il m’a bien dit que j’avais le droit de manger du porc! Comme les Français!
La maîtresse a parlé à mon père à la sortie de l’école. Elle lui a dit que si je voulais manger du porc, faudrait qu’il m’écrive un mot pour qu’elle le donne aux dames de la cantine. C’est la règle.
Mon père se gratte la tête longtemps et puis il décide que je mangerai plus à l’école. C’est plus simple. Tant pis, j’aurai du jambon à la maison. Parce qu’il sait pas écrire.
J’ai tout essayé; la mortadelle et le salami. Le pâté de foie, le pâté de campagne, le saucisson à l’ail, celui de Lyon et d’Auvergne, la saucisse de Strasbourg et les rillettes du Mans. On se régale avec mon père. Il dit que chaque ville de France a ses spécialités. Et c’est plein de villes la France. Et c’est plein de fromages aussi. Moi, j’aime bien le camembert. Mon père dit que ça va très bien avec un p’tit coup de rouge. C’est fait avec du raisin, c’est bon pour la santé, ça débouche le cœur. Il me laisse goûter.
Ma mère hurle.
Ça sert à rien. De toute façon, je l’ai recraché. Le raisin était pourri.
N’empêche, pendant longtemps, j’ai eu peur que mon cœur soit bouché.
MAI 68
Le soir à la télé, y a des vitres cassées et des fumées qui montent jusqu’au ciel. Y a des policiers avec des casques et plein de jeunes qui crient et qui jettent des pierres. Après les policiers leur foncent dessus et les jeunes courent et les policiers leur courent après. Quand ils les attrapent, ils leur tapent sur la tête avec des bâtons. Ça fait trop peur.
Je demande ce qu’on leur a fait aux jeunes pour qu’ils soient en colère comme ça.
Pour mon père, c’est rien que des voyous! C’est à cause d’eux que l’autre soir il est rentré tard parce que les policiers l’ont confondu et emmené au commissariat. Et même qu’il a été obligé de montrer sa gamelle pour expliquer que lui, il travaille. Que des voyous!
LES VACANCES D’ÉTÉ
Les Français vont tous à la mer. On les voit à la télévision. Parait qu’on les paye pour y aller. La chance! Pour ça qu’il y a plein de monde sur les plages. Ils sont tous collés et quand y en a un qui jette un ballon, y en a un autre qui le reçoit sur la tête. Mais les enfants ont l’air de s’amuser dans l’eau. Moi aussi, je voudrais bien qu’on paye mon père pour y aller!
Il dit qu’on peut pas.
Il pleut, il fait gris. On regarde la télé.
LE VOILE DE MA MÈRE
Ça s’appelle un sefseri. C’est comme un grand drap en coton blanc. Ma mère est très fortiche pour s’envelopper dedans. Ça lui tombe jusqu’aux chevilles. Elle fait un peu fantôme mais moi je suis habituée. Elle aussi elle est habituée. Pour ça qu’elle continue à le mettre à Paris. Mais les gens d’ici ont pas l’habitude. Quand on passe dans la rue, ils la regardent d’une drôle de façon. Une fois, une dame lui a jeté des mots comme des crachats.
Mon père dit qu’il faut s’adapter. Ça veut dire qu’il faut faire comme les Françaises et qu’il faut pas le porter. Ma mère dit qu’elle se sent nue sans son sefseri. Elle veut pas qu’on la regarde. Elle a honte. Mon père lui fait remarquer qu’on la regarde parce qu’elle le porte.
C’est bien vrai. Je suis d’accord avec mon père et en plus, moi aussi j’ai honte. L’histoire dure et puis un jour, ma mère l’abandonne et sort “nue”. Et plus personne l’embête!
LA RENTRÉE
A, b, c…
On les compte. Avec x, y, z, ça fait vingt-six lettres. Pour qu’on les retienne, la maîtresse nous les fait chanter. En CP, les autres non plus ils savent pas écrire. On est presque à égalité. Mais moi je m’applique deux fois plus. Le plus dur, c’est de bien caser la lettre entre deux lignes. Avec moi, tout déborde. Comme si j’avais la rage. Ça bave de l’encre noire. Faut que je me calme. Je veux y arriver. Je sais pas comment je le sais, mais je le sais: J’ai besoin des mots. Je pense à tout ce que j’arrive pas à expliquer et aux boules vertes de la cantine. Parait que ça s’appelle des choux de Bruxelles. Quand mon père saura écrire, je lui ferai mettre sur la liste des interdits.
Maintenant, j’arrive à lire.
Chaque mot est fait de plusieurs petits bouts. Des syllabes. Il faut les assembler. Je m’entraîne aussi à la maison, en cachette. Je m’assois dans un coin près de la fenêtre j’écarte les rideaux. Comme ça, le matin, je profite de la lumière du dehors et le soir, j’ai la lumière des lampadaires de la rue. L’électricité, ça coûte cher.
Exercice en classe. Dans le livre, y a des images qui racontent quelque chose. Par exemple, on voit des gens qui font la queue dans la rue pour voir un film. Il faut faire une phrase pour expliquer ce qu’ils font. Après, on doit l’écrire au tableau. C’est mon tour. Moi, je dis: “Ils vont au cilima”. La maîtresse fait “HEIN?” Elle me demande d’ar-ti-cu-ler. J’articule: “Ils vont au ci-li-ma!” Toute la classe rigole. Je sais pas pourquoi. La maîtresse me demande de l’écrire au tableau. Je l’écris. Elle dit que c’est faux. Elle dit que c’est: ci-né-ma! Moi, je dis que, en Tunisie, tout le monde dit cilima. Et la maîtresse, elle rigole aussi. Sont vraiment bêtes des fois les Français…
LES EXPRESSIONS
Toute ma rue est blanche. C’est la première fois que je vois de la neige. C’est joli. Et ça fait plus propre. On voit plus les crottes de chien. Ma maîtresse dit qu’il a neigé tellement tôt cette année que c’est un jour à marquer d’une pierre blanche. Ça veut dire qu’il faut se rappeler de la date. Je m’en rappelle; dimanche 17 novembre 1968.
Les phrases bizarres qui veulent dire autre chose que ce qu’elles racontent, ça s’appelle des “expressions”. Les Français ont beaucoup d’expressions. J’en connais des tonnes!
Faire la gueule: c’est quand on est pas content.
Avoir un coup dans le pif: c’est quand on a bu trop de jus de raisin pourri.
Tiens, voilà du boudin: c’est quand les garçons voient une fille moche passer.
Nous aussi on a des expressions. Quand le ventre est plein, la tête chante. Y a aussi Une guenon sera toujours une gazelle dans les yeux de sa mère.
Même pas besoin d’explication.
Je suis au coin. Je suis punie. À cause des expressions françaises. J’ai expliqué à la maîtresse; j’ai seulement dit à Thibault que moi, quand je serai grande, je serai riche! Enfin, je lui ai dit que je me ferai des couilles en or et comme il me croyait pas, je lui ai dit d’aller se faire voir chez les Grecs.
C’est comme ça qu’il parle notre voisin et personne le gronde!
La maîtresse a dit qu’il faut pas répéter les gros mots, que mon voisin est mal élevé et que c’est “Monsieur Bôf”.
Elle se trompe la maîtresse. Il s’appelle Monsieur Baudoin.
Maintenant, je suis debout depuis longtemps et j’ai les jambes en coton. Je veux pas le dire à la maîtresse. Je me méfie des expressions françaises.